PROLOGUE
Il faut brûler sa vie
La trajectoire d'un homme se mesure au risque qu'il affronte. Ainsi se choisit-on. La nature, la taille de l'obstacle ne comptent guère, il s'agit d'une disposition de l'âme. Je rentrais du Rwanda, l'effroi au ventre. Je buvais un café chez deux vieux amis paysans de la Loire. Nous parlions de leur fils, un grand garçon de cinquante-cinq ans qui marchait sûrement vers la retraite de l'Education nationale. Je demandais :
- Et pourquoi Abel ne veut-il pas se faire réélire au conseil municipal?
- Ah non, vous comprenez, pour venir aux réunions la distance est trop grande depuis sa maison. Pensez, trente kilomètres...
— Vingt minutes en voiture! Il y a des réunions tous les soirs?
- Ah non.
- Toutes les semaines?
- Non, une fois par mois.
- Ce n'est rien.
— Mais si, vous ne vous rendez pas compte.
- Compte de quoi?
- De l'hiver, dit la mère.
- On met le chauffage.
- La neige, dit le père.
— Et le verglas... Et la pluie...
- Et les essuie-glaces?
Le verglas était rare dans cette région, la neige encore plus et les routes droites sur la plaine. Affaire de routine ou d'exception, la trajectoire d'un homme se mesure au risque qu'il affronte, qui n'est pas nécessairement exceptionnel ou guerrier. Tout se résume dans la volonté d'agir.
Français, vieux bougon mon ami, tu ne cherches même plus à jouer au jeune homme. Chez toi, tu as écarté les plus pauvres et tu ne vois plus le reste de l'univers. Ils te réclament. As-tu encore quelque chose à dire et à donner? Nous avons offert les french doctors au monde qui les admire et construit le devoir d'ingérence: impose-le jusque dans ton quartier. Il ne suffit pas d'exclure les jeunes filles qui portent un foulard pour fournir un exemple à la terre. Avant de décider qu'elles sont nos ennemies et de fourbir nos armes, proposons autre chose et d'abord une nouvelle manière de vivre et de travailler dans nos villes. Trop de protection nuit, on perd ses résistances. La vie ne peut se ramener à un parcours de santé où l'on tenterait, comme on le fait en cardiologie, de supprimer les < facteurs de risques >. On s'indigne des pluies trop abondantes qui ravinent et ravagent, on se plaint de l'insuffisance des secours. Luttons contre le hasard, ne le supprimons pas. Rétablissons en Occident l'aventure obligatoire. Et d'abord celle de lutter contre le retour du racisme et cette gangrène de l'exclusion. Nazisme, fascismes, nationalismes, intégrismes de toute sorte, charniers et pendaisons: il n'y a rien de plus sale que la pureté.
Français bougon, mon ami, tu dois construire les dimanches qui viennent et préparer tes matinées de printemps. Si toutes les aventures capturent de la vie, certaines contiennent une petite dose de mort: une part du talent des hommes tient à l'équilibre de cette alchimie. Pas besoin de charger sabre au clair, de plonger sans bouteilles au fond des calanques ni même d'affronter la mort, la plus belle aventure jaillit du quotidien qui fait battre le cœur. < L'aventure minute, la minuscule aventure de la minute prochaine », disait Jankélévitch. Il faut réenchanter le monde.


Un jour, Malraux dit à d'Astier :
- Vous avez commencé la Résistance seul.
- Pas seul, répond d'Astier, avec un boucher, un employé du gaz et un maquereau, dans un bordel de Collioure. Nous étions des enfants, nous nous sentions trahis par le monde des adultes.
- Représenté par Pétain?
- Oui, et par tous les notables, ajoute d'Astier. Vous savez: nul n'est plus digne qu'un enfant. Nul n'est plus aventureux.
— Je ne parlerais pas d'aventure, reprend Malraux, je parlerais de risque et de morale. Et de la rencontre du mal: zone d'ombre et de fraternité.
En 1967, j'écoutais rire d'Astier, sortant d'un grand bureau doré, celui de Malraux au Palais-Royal. Beaucoup plus tard, je comprendrai mieux la pensée d'André Malraux, grâce à Jorge Semprun et même à d'Astier qui avait assisté avec Ilya Ehrenbourg à la déroute des armées républicaines. Dans l'imaginaire de notre anti-fascisme l'Espagne et la France sont mêlées.
Semprun était à Buchenwald, un dimanche de 1945 dans la salle des contagieux, à l'infirmerie du camp. Les microbes et l'infection faisaient peur aux SS; les déportés organisés pouvaient se réunir là dans ce demi-sous-sol. Semprun raconte dans l'Ecriture ou la vie que les prisonniers écoutaient, muets, le rescapé du Sonderkommando d'Auschwitz. L'homme parlait bas, redoutant de n'être pas cru. Dans tous les massacres de l'Histoire, au sein des plus effroyables tueries, il y avait eu des survivants: dans les pogromes, chez les Arméniens, à Oradour-sur-Glane. Plus tard, chez les Khmers rouges et les Kurdes, et les Tutsis. Pas dans les chambres à gaz. Les volontés de génocide se ressemblent, des exterminations programmées existent: rien n'égale les chambres à gaz puisque nul n'en est revenu. Il n'y aura jamais de survivants des crématoires. Le Sonderkommando de Jorge Semprun n'était qu'à côté, devant la chambre à gaz.