Chapitre I
Une erreur judiciaire ?
I
Une histoire d’hommes
Une banale affaire d’espionnage
Comment une banale histoire d’espionnage devint-elle l’événement que nous savons ? Car elle était d’une terrible banalité cette petite affaire de trahison. Banale, déjà, parce qu’elle n’était pas la première. Au cours des années précédentes, plusieurs traîtres avaient été démasqués : Chatelain, Bonnet, Boutonnet, Greiner, Guillot, Blondeau, Wanauld, Theysen… Aucun n’avait eu droit au traitement exemplaire qui sera réservé à Dreyfus et les condamnations avaient été pour le moins légères… L’adjudant Chatelain, le capitaine Guillot fut condamné au minimum ; le lieutenant Bonnet, Boutonnet, employé civil aux archives de la section technique de l’artillerie, Blondeau, Wanauld, Theysen furent condamnés à cinq ans de prison ; Greiner fut lui condamné à vingt ans. Des crimes patents, avoués par leurs auteurs, et qui ne firent l’objet d’aucune affaire. Les ministres n’en parlèrent pas, aucun député n’interpella sur les questions que soulevaient ces fuites incessantes et aucun de ces traîtres ne subit l’acharnement d’une presse assoiffée de sang. Bien au contraire, quand elle daignait s’y intéresser, elle ne leur consacrait que quelques lignes dans la page des faits divers… Ainsi, par exemple, la condamnation d’un nouveau traître, Boillot, en 1897, après des années de trahison, ne fut enregistrée que par quelques brèves ! Alors comment expliquer l’acharnement contre Dreyfus ? Comment expliquer que l’affaire du capitaine Dreyfus devint l’Affaire Dreyfus et bientôt l’Affaire ? Les trahisons de Chatelain, Bonnet, Boutonnet, Greiner, Guillot, Boillot, Blondeau, Wanauld et Theysen étaient-elles moins graves ? Chatelain avait livré des armes nouvelles ; Bonnet pourvoyait régulièrement l’étranger de documents et recevait pour cela une pension mensuelle ; Boutonnet avait informé l’Allemagne sur tout ou presque relativement au canon de 120 ; Greiner avait fourni à Borup, attaché militaire des États-Unis qui renseignait les Allemands, une masse impressionnante de documents concernant ce même canon de 120 et un nouvel obus, l’obus Robin ; Blondeau avait vendu le plan du fort de Lionville, etc. Armes nouvelles, canon, nouvel obus. On se doute, même en ignorant tout des questions d’artillerie et de pyrotechnie, que les renseignements étaient d’importance. Alors que ceux promis par le bordereau attribué à Dreyfus, et pour lequel il fut condamné à la dégradation et à la déportation perpétuelle dans une enceinte fortifiée, ne constituaient en rien une quelconque nouveauté : tout était déjà possession de l’Allemagne ou pouvait être connu sans avoir à chercher bien loin. Et c’est là que réside la terrible banalité d’une affaire qui elle aussi, et sans doute plus qu’une autre, aurait dû se perdre dans la prose lapidaire et informative de la troisième page des journaux. Rappelons le contenu du fameux bordereau sur lequel repose toute l’affaire :
Sans nouvelles m’indiquant que vous désirez me voir, je vous adresse cependant, Monsieur, quelques renseignements intéressants
1° Une note sur le frein hydraulique du 120 et la manière dont s’est conduite cette pièce ;
2° Une note sur les troupes de couverture (quelques modifications seront apportées par le nouveau plan) ;
3° Une note sur une modification aux formations de l’artillerie ;
4° Une note relative à Madagascar ;
5° Le projet de manuel de tir de l’artillerie de campagne (14 mars 1894) ;
Ce dernier document est extrêmement difficile à se procurer et je ne puis l’avoir à ma disposition que peu de jours. Le ministère de la Guerre en a envoyé un nombre fixe dans les corps, et ces corps en sont responsables. Chaque officier détenteur doit remettre le sien après les manœuvres. Si donc vous voulez y prendre ce qui vous intéresse et le tenir à ma disposition après. Je le prendrai. À moins que vous ne vouliez que je le fasse copier in extenso et ne vous en adresse la copie.
Je vais partir en manœuvres.
Cinq documents, donc, ou plus exactement la promesse de cinq documents. Au sujet du premier, le frein hydraulique du 120, canon et frein anciens adoptés depuis plusieurs années, l’Allemagne savait tout depuis 1889 grâce aux aimables Boutonnet et Greiner. Tout et même bien plus que la simple question du frein : elle savait tout du 120 court et tout du 120 léger. Canon en service, il avait même été présenté aux attachés militaires étrangers en 1891, présentation dont avait rendu compte la presse allemande… De plus, de nombreuses publications avaient été faites à son sujet et une description complète était à la disposition de tous depuis le 7 avril 18948. Les deuxième et quatrième documents, relatifs aux troupes de couverture et à Madagascar, étaient si peu secrets que plusieurs journaux en avaient largement parlé : le Journal des sciences militaires avait consacré en mai 1894 un article au premier sujet et le Mémorial de l’artillerie de la marine, La France militaire et Le Yacht quelques séries au second, en juin, août et septembre 1894. Le troisième document était lui aussi peu secret, qui avait fait l’objet d’articles dans La France militaire et, mieux même, d’une publication annuelle émanant du ministère de la Guerre. Sujet d’actualité, il avait été aussi au centre de nombreux débats à la Chambre, débats publiés au Journal officiel. Quant au cinquième document, le manuel de tir, si « difficile à se procurer » selon l’auteur du bordereau, il était à la disposition des officiers dans tous les régiments et avait fait l’objet d’une édition autographiée par une société d’officiers de réserve, la Société de tir au canon9. À Rennes, le sous-lieutenant Bruyerre racontera même se l’être procuré contre vingt centimes à la presse régimentaire10. Ces documents étaient si peu importants que le général Auguste Mercier lui-même, ministre de la Guerre, principal accusateur de Dreyfus, en conviendra, tout comme le commandant Joseph Henry, plus tard auteur de faux documents pour donner un peu de matière à un dossier désespérément vide11.