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Title

Titre original :
THE THIRD VICTIM
publié par Orion

© Lisa Baumgartner, 2001.

© L’Archipel, 2003, pour la traduction française.

Couverture : © Roald Sundal / Millennium Images, UK.

ISBN: 978-2-253-17886-6

1

Mardi 15 mai

Assise sur une banquette de skaï rouge au Martha’s Diner, Lorraine Conner déjeunait d’une salade au thon en écoutant distraitement Frank et Doug colporter les derniers potins lorsque le premier appel tomba. Elle avait commandé une salade parce qu’à trente et un ans les kilos ne s’évaporent plus par magie comme à vingt. Ou même vingt-sept. Elle courait encore le kilomètre en quatre minutes et entrait sans peine dans un 38, mais ça n’empêche qu’il y a un monde entre trente et trente et un ans. Elle devait passer plus de temps à se coiffer le matin si elle voulait qu’on continue à la regarder, et elle avait dû renoncer aux cheese-burgers pour de la salade au thon, cinq jours par semaine.

Ce jour-là, le coéquipier de Rainie était Chuckie Cunningham, un flic volontaire de vingt-deux ans. Dans le bureau du shérif de Bakersville, Oregon, faute d’avoir effectué ses neuf mois à l’École de police, on l’appelait le « bleu ». En clair, il avait le droit de regarder, mais pas de toucher. Pour ça, il faudrait qu’il ait suivi l’entraînement et obtenu son diplôme. En attendant, il avait le droit de porter l’uniforme et une arme de service, et il apprenait le métier en effectuant des patrouilles et en rédigeant des rapports. Chuckie était plutôt du genre sans problème.

Lorsque l’appel était tombé, il comptait fleurette à la serveuse, une blonde à longues jambes dénommée Cindy. La pose avantageuse, Chuckie était accoudé au comptoir et Cindy faisait de son mieux pour servir des parts de tarte à la myrtille maison à une demi-douzaine de clients, des agriculteurs du coin. Un vieux type finit par demander au bleu de se faire oublier une minute, ce qui fit sourire le jeune flic.

Dans le box derrière celui de Rainie, deux éleveurs à la retraite, Doug Atkens et Frank Winslow, comptaient les points.

— Dix dollars qu’il arrive à la lever, annonça Doug en jetant un billet froissé sur la table de formica rose.

— Vingt dollars qu’elle jette un verre d’eau froide à la tête de son Roméo, rétorqua Frank, cherchant d’une main son portefeuille. Si tu veux mon avis, Cindy s’intéresse plus aux pourboires qu’au sourire de Clark Gable.

C’était un jour calme et, comme elle n’avait rien de mieux à faire, Rainie se tourna vers les deux hommes :

— Pari tenu.

— Salut, Rainie.

Les deux amis de cinquante ans sourirent de concert. Si Frank avait des yeux d’un bleu plus profond dans son visage buriné, Doug avait gardé davantage de cheveux. Ils portaient des chemises western rouges à carreaux avec des boutons de nacre, la tenue réglementaire pour un après-midi en ville. Comme on n’était plus en hiver, ils avaient fait l’impasse sur le blouson en daim et le chapeau de cow-boy couleur crème. Rainie les avait un jour accusés de vouloir ressembler au type de la pub Marlboro ; à leur âge, ils avaient pris ça pour un compliment.

— Rien de neuf, aujourd’hui ? demanda Doug.

— Rien de neuf ce mois-ci, tu veux dire. C’est le printemps, il fait beau, les gens oublient de se bagarrer.

— Aucune scène de ménage à te mettre sous la dent ?

— Rien. Aucune demande d’enquête. Même pas un souvenir anonyme de chien dans le jardin du voisin. Si ça continue, je vais me retrouver au chômage.

— Une belle fille comme toi n’a pas besoin de travailler, commenta Frank. Ce qu’il te faut, c’est un mec.

— Ah ouais ? Et trente secondes après, je fais quoi ?

Frank et Doug gloussèrent, et Rainie leur fit un clin d’œil. Elle aimait bien Frank et Doug. Elle les avait toujours vus dans le même box chez Martha le mardi, à 13 heures précises. Frank et Doug n’auraient pas manqué le plat du jour du mardi pour un empire.

Rainie posa un billet de dix dollars sur la table. Elle pariait sur Chuckie. Pour avoir déjà vu Don Juan à l’œuvre, elle savait que les filles de Bakersville résistaient difficilement à son sourire à fossettes.

— Qu’est-ce que tu penses de ta nouvelle recrue ? demanda Doug, désignant le comptoir de la tête.

— Tu veux que j’en pense quoi ? Pas besoin de faire médecine pour rédiger des contraventions !

— On m’a dit que vous étiez tombés tous les deux sur un berger allemand la semaine dernière, dit Frank.

Rainie fit la grimace.

— Il avait la rage. Une belle bête, en plus.

— C’est vrai qu’il a voulu attaquer Roméo ?

— Il s’est jeté sur lui, tu veux dire.

— On m’a dit que Chuckie avait failli pisser dans son froc.

— Chuckie n’aime pas les chiens.

— Walt m’a raconté que c’était toi qui t’étais occupée du chien. Une balle en pleine tête.

— C’est pour ça qu’on me paye grassement. Pour m’occuper des alcooliques et descendre les animaux domestiques.

— Allez, Rainie ! Walt m’a dit que tu t’en étais drôlement bien tirée. Ça saute carrément vite, ces bêtes-là. Chuckie t’a dit merci, au moins ?

Rainie jeta un œil en direction du bleu gonflé comme un coq à son comptoir, avant d’ajouter :

— Si tu veux mon avis, Chuckie a sacrément peur de moi, maintenant.

Frank et Doug s’esclaffèrent. Frank se pencha en avant, une lueur dans ses yeux bleus.

— Ça doit faire plaisir à Shep de voir son service s’agrandir, déclara-t-il d’un air entendu.

L’appât était trop gros pour que Rainie morde à l’hameçon. Elle botta en touche :

— N’importe quel shérif serait content d’avoir des bénévoles, dit-elle d’un ton neutre.

Avec le budget dont disposait Bakersville, il y avait tout juste place pour un shérif et deux agents à temps plein : Rainie et Luke Hayes. Les six autres étaient bénévoles, allant jusqu’à payer de leurs propres deniers la formation, l’uniforme, le gilet pare-balles et l’arme de service. La plupart des petites communes faisaient de même, ce qui suffisait largement pour régler les querelles domestiques et les délits mineurs.

— J’ai entendu dire que Shep faisait moins d’heures, suggéra Doug.

— Ah bon ?

— Allez, Rainie ! Tout le monde sait que Shep et Sandy traversent une mauvaise passe. Est-ce qu’il essaye au moins d’arranger les choses ? Il a fini par s’habituer à ce que sa femme travaille ?

— Écoute, Frank. Mon boulot, c’est de rédiger un rapport en cas de pépin, pas de m’occuper des affaires des contribuables honnêtes.

— Tu peux bien nous dire un peu ce qui se passe. On va chez le coiffeur en sortant d’ici et tu sais bien que Walt ne fait jamais payer ceux qui ont des nouvelles fraîches.

Rainie leva les yeux au ciel.

— Walt en sait dix fois plus que moi. À qui crois-tu que je m’adresse quand j’ai besoin de tuyaux ?

— C’est vrai que Walt est au courant de tout, maugréa Frank. Peut-être qu’on devrait ouvrir un salon de coiffure ? Ça doit pas être sorcier de couper des cheveux…

Le regard de Rainie se porta machinalement sur les mains des deux hommes, déformées par la terre et bouffies par dix ans d’arthrite.

— Le jour où vous vous y mettrez, je serai votre première cliente, dit-elle, téméraire.

— Tu vois, Doug, je te l’avais bien dit. On aura même des filles !

Doug était à l’évidence impressionné. Rainie en profita pour se retourner discrètement vers son assiette avant de jeter un coup d’œil à sa montre. 13 h 30. Aucun appel, pas de rapport à rédiger. Un matin calme dans une ville calme. Elle leva les yeux sur Chuckie, qui devait avoir des crampes dans les joues à force de sourire.

— Allez, le bleu ! Emballé, c’est pesé, murmura-t-elle en tambourinant des doigts sur la table.

Contrairement à son jeune adjoint, Rainie n’avait jamais eu l’intention d’être flic. À la fin de ses études secondaires au lycée de Bakersville, elle n’avait qu’une envie : quitter au plus vite l’atmosphère confinée de cette terre de vaches laitières. Avec dix-huit années de claustrophobie derrière elle et plus aucune famille, rien ne la retenait. Elle ressentait un énorme besoin de liberté, à l’abri des fantômes de son passé. Comme si c’était aussi simple…

Rainie avait pris le premier bus pour Portland et s’était inscrite à la fac pour faire des études de psycho. Les cours lui plaisaient. La ville aussi, avec ses écoles hôtelières, ses musées et sa « culture alternative ». Elle avait même eu une belle histoire avec un procureur adjoint de trente-quatre ans propriétaire d’une Porsche.

Des nuits entières au volant de la bête, les vitres baissées. Le pied au plancher, les virages de Skyline Boulevard sur les chapeaux de roues, le vent dans les cheveux. Toujours plus haut, toujours plus loin, toujours plus fort, à la recherche de… quelque chose.

Quand ils parvenaient enfin tout en haut de la colline pour découvrir la ville étendue sous leurs yeux comme une mer d’étoiles, ils se déshabillaient et faisaient l’amour avec fièvre, coincés entre les sièges-baquets et le levier de changement de vitesse.

L’excitation retombée, Howie raccompagnait Rainie chez elle et la jeune femme s’empressait d’entamer un pack de bière, parfaitement consciente que c’était la dernière chose à faire.

Rainie regarda sa montre une nouvelle fois. Allez, Chuckie ! Accouche !

La radio accrochée à sa ceinture crépita. Enfin un peu d’action, pensa-t-elle, soulagée.

— 1-5, 1-5, j’appelle 1-5.

Rainie s’extirpait déjà du box quand elle répondit à l’appel :

— 1-5, j’écoute…

— On nous signale un incident à la cité scolaire. Attends… Ne quitte pas…

Rainie fronça les sourcils. Elle entendait des bruits de fond sur le récepteur, comme si le central avait sa propre radio à fond, ou bien un téléphone. Des parasites et des cris. Et tout d’un coup, quatre claquements secs et distincts. Des coups de feu !

Rainie se précipita vers le comptoir, saisissant Chuckie par le bras au moment où la voix reprenait dans l’émetteur. Pour la première fois en huit ans, Linda Ames semblait affolée :

— À toutes les unités. À toutes les unités. On nous signale une fusillade à la cité scolaire de Bakersville. On nous signale… du sang… il y a du sang dans les couloirs. J’appelle 6-0, j’appelle 6-0… Walt, grouille-toi avec l’ambulance ! Je libère le canal 3. Il y a une fusillade à la cité scolaire. Mon Dieu ! Une fusillade chez nous !

Rainie entraîna Chuck vers la voiture de police garée devant chez Martha. Le jeune flic était tout pâle. Elle aurait voulu avoir peur elle aussi, ressentir un pincement, n’importe quoi, mais sa tête était vide. Tout juste un léger bourdonnement d’oreilles. Elle s’installa au volant, attacha sa ceinture et, machinalement, mit la sirène en route.

— Je ne comprends pas, murmura Chuck. Une fusillade à l’école ? Ils ont dû se tromper…

— Branche la radio sur le canal 3. C’est le canal d’urgence.

Rainie enclencha une vitesse et démarra. Ils se trouvaient sur Main Street, à un bon quart d’heure de la cité scolaire. Rainie savait d’expérience qu’il pouvait se passer beaucoup de choses en un quart d’heure.

— C’est pas possible ! répéta Chuckie pour dire quelque chose. Putain, on n’a même pas de gangs ici, ou de drogue ou… ou de rien ! Le central a dû se planter.

— Ouais, répondit Rainie calmement, ses oreilles bourdonnant de plus belle.

Elle n’avait pas eu ça depuis des années – depuis qu’elle rentrait de l’école, petite fille, et que ses tympans lui faisaient comprendre, avant même de passer la porte, que sa mère était encore soûle et que ça n’allait pas être drôle.

Aucune raison de t’inquiéter, Rainie. Tu es flic, maintenant. Tu as les choses en main.

Elle éprouva brusquement le besoin de poser une bouteille de bière glacée contre son front.

La radio crépita de nouveau. Cette fois, c’était la voix du shérif, Shep O’Grady, alors que Rainie passait le premier feu sur Main Street.

— 1-5, 1-5, quelle est ta position ?

— Nous sommes à douze minutes, répondit Rainie, contournant une voiture garée en double file et en évitant une autre de justesse.

— 1-5, passe sur le canal 4.

Rainie lança un regard en direction de Chuckie. Le bleu se brancha aussitôt sur le canal direct et la voix de Shep se fit encore entendre, haletante :

— Rainie, grouille-toi, Bon Dieu !

— On était chez Martha. J’arrive aussi vite que possible. Et toi ?

— Je suis encore à six minutes. Bien trop loin. Linda a prévenu les autres, mais il faut encore qu’ils passent chez eux chercher leur gilet pare-balles et leur arme. On a aussi prévenu les types du comté. Le plus proche est à vingt minutes d’ici et la police d’État est à trente ou quarante minutes. Si c’est vraiment grave…

Le shérif laissa planer un silence avant de reprendre brusquement :

— Rainie, tu te chargeras de l’enquête.

— Et pourquoi veux-tu que je sois chargée de l’enquête ? Je n’ai pas assez d’expérience, tu le sais bien.

Rainie jeta un coup d’œil à Chuck. Le bleu avait l’air aussi surpris qu’elle. Le shérif avait toujours pris les choses à bras-le-corps en cas de problème. C’était la procédure normale.

— Tu as plus d’expérience que n’importe qui d’autre dans le service, reprit Shep.

— L’histoire de ma mère n’a rien à voir là-dedans, si c’est ce à quoi tu fais allusion…

— Rainie, je ne sais pas ce qui se passe à la cité scolaire, mais si c’est une fusillade… Mes gamins vont à l’école là-bas, Rainie. C’est à eux que je pense.

Rainie ne dit rien. Depuis huit ans qu’elle travaillait avec Shep, les deux enfants du shérif étaient comme ses propres neveu et nièce. À huit ans, Becky adorait les chevaux. Quant à Danny, treize ans, il passait ses après-midi libres dans les minuscules locaux de la police de Bakersville. Rainie lui avait un jour donné une étoile de shérif en plastique qu’il avait arborée fièrement pendant près de six mois, et il insistait toujours pour être assis à côté de la jeune femme lorsqu’elle dînait chez les O’Grady. Deux bons gamins. Deux gamins prisonniers de la cité scolaire avec deux cent cinquante autres élèves de trois à quatorze ans.

Pas à Bakersville. Chuckie avait raison : ça ne pouvait pas arriver à Bakersville.

— D’accord, je prends l’enquête, se contenta de répondre Rainie.

— Merci, Rainie. Je savais que je pouvais compter sur toi.

La communication s’interrompit. Rainie brûla un autre feu rouge et dut freiner brutalement. Les conducteurs venant en sens inverse s’étaient arrêtés in extremis et Rainie eut le temps de lire l’inquiétude sur leur visage. Des sirènes de police sur Main Street ? Du jamais vu. Encore dix bonnes minutes pour rejoindre la cité scolaire. Rainie avait de plus en plus peur d’arriver trop tard.

Deux cent cinquante gamins…

— Rebranche-toi sur le canal 3, demanda-t-elle à Chuckie. Donne l’ordre aux équipes médicales de ne surtout pas pénétrer dans le bâtiment et de rester à l’extérieur.

— Mais le central nous a signalé du sang…

— Les équipes médicales n’ont pas le droit d’entrer tant que le secteur n’est pas sécurisé. C’est le règlement.

Chuck se plia aux instructions.

— Appelle le standard et fais passer un appel général. Je suis sûre que la police d’État et les types du comté sont au courant, mais je ne veux pas de pagaille. On va avoir besoin de tout le monde.

Elle fit un effort pour se souvenir des cours qu’on lui avait donnés à Salem huit ans plus tôt dans une salle de classe qui sentait le renfermé. Elle était la seule femme au milieu de trente hommes. Mobilisation générale, procédure d’urgence en cas de victimes nombreuses… Des situations qui lui avaient toujours semblé irréelles.

— Fais mettre les hôpitaux locaux en état d’alerte, marmonna-t-elle. Dis-leur de prendre contact avec les centres de transfusion sanguine en cas de besoin. Demande à Linda de mobiliser les unités de l’antigang. Ah oui ! Préviens la Criminelle de se tenir prête. Au cas où.

Avant que Chuckie ait eu le temps de prendre la radio, le central rappelait. Linda était affolée.

— On nous signale des coups de feu. Aucune information sur le tireur. Aucune information sur les victimes éventuelles. On nous signale qu’un homme en noir a été aperçu sur le lieu du drame. Le tireur est peut-être encore là. Avancez avec précaution. Je vous en prie, faites attention…

— Un homme ? demanda Chuckie d’une voix rauque. Je pensais plutôt à un élève. C’est toujours un élève dans ces cas-là.

Rainie atteignait enfin la grand-route. Elle s’élança à cent trente à l’heure. Plus que sept minutes à peine. Chuck saisit l’émetteur pour transmettre ses instructions.

Rainie pensait à toutes ces fusillades en milieu scolaire dont on avait parlé aux informations et qui ne l’avaient touchée que de loin. Même au moment de l’affaire de Springfield, dans son propre État, elle n’avait pas vraiment pris conscience de l’ampleur du drame. Springfield est une ville et tout le monde sait que les villes ont leurs problèmes. C’est d’ailleurs pour ça que les gens s’installaient à Bakersville, pour être sûrs d’échapper à la violence urbaine.

Mais toi, Rainie, tu ne peux pas être dupe. Surtout toi.

Chuckie reposa l’émetteur. Ses lèvres remuaient au rythme de sa prière intérieure et Rainie dut détourner les yeux.

— J’arrive, murmura-t-elle en pensant aux enfants. Vite, plus vite.

 

Cet après-midi-là, Sandy O’Grady tentait vainement de se concentrer sur ses études de marché. Assise face à la fenêtre de son bureau – une ancienne chambre à coucher d’une maison victorienne –, son regard vagabondait dehors, loin des dossiers empilés sur son vieux bureau de chêne.

Une journée radieuse, sans un nuage. Un fait suffisamment rare dans un État comme l’Oregon, réputé pour son humidité chronique, pour être signalé. Il faisait particulièrement doux pour un printemps, mais pas assez chaud pour que les touristes viennent gâcher la fête.

Les habitants de Bakersville étaient habitués à toutes les humeurs de la météo locale : les automnes pluvieux, les hivers glacés, les coulées de boue qui fermaient les cols de montagne, les inondations qui menaçaient régulièrement les récoltes au printemps. Ici, il fait beau une fois sur cent, aurait dit le père de Sandy, non sans un brin d’ironie. Comme beaucoup d’autres ici, ça lui suffisait.

Sandra vivait à Bakersville depuis toujours et n’aurait souhaité pour rien au monde élever ses enfants ailleurs. Délimitée par les montagnes d’un côté et par le Pacifique de l’autre, la vallée était une suite de collines douces et vertes, parsemées de Holstein noires et blanches. En moyenne, deux vaches laitières par habitant, ce qui expliquait une longue tradition d’exploitations familiales. Tout le monde se connaissait. Il ne manquait ni de plages pour s’amuser l’été, ni de sentiers de randonnée pour profiter des automnes flamboyants. Et pour terminer la journée en beauté, un dîner de crabe frais suivi de fraises du jardin avec une bonne cuillère à soupe de crème fraîche. Une vie plutôt agréable, en somme.

Finalement, l’unique reproche à faire à la région, c’était son climat. Des hivers interminables et une purée de pois à couper au couteau qui finissait par peser sur le moral de certains. Ce n’était pas le cas de Sandy. Elle aimait les petits matins gris et brumeux, lorsque les montagnes disparaissent sous leur manteau cotonneux et que le silence enveloppe le paysage.

Au début de son mariage avec Shep, ils partaient se balader aux premières lueurs de l’aube avant d’aller travailler. Ils s’emmitouflaient dans d’épais manteaux, enfilaient des bottes de caoutchouc noires et s’enfonçaient dans les champs chargés de rosée. La brume du matin leur était comme une caresse soyeuse sur les joues. Un jour, alors que Sandy était enceinte de quatre mois, ils avaient fait l’amour en plein brouillard sous un vieux chêne et s’étaient retrouvés trempés jusqu’aux os. Shep l’avait regardée d’un air intimidé, elle s’était blottie contre lui en écoutant les battements de son cœur, ses pensées perdues du côté de l’enfant qui poussait dans son ventre. Fille ou garçon ? Des boucles blondes comme elle ou bien une tignasse brune et épaisse comme celle de Shep ?

Un rare moment de bonheur, comme leur couple n’en avait pas connu beaucoup depuis.

On frappa à la porte. Sandy quitta aussitôt la fenêtre des yeux d’un air coupable et se tourna vers son patron, Mitchell Adams, appuyé nonchalamment contre le chambranle, les chevilles croisées et les mains dans les poches de son costume anthracite à trois mille dollars. Ses cheveux noirs frôlaient son col et ses joues minces étaient rasées de près. Mitchell était le genre de type à qui tout va bien, qu’il soit habillé en Armani ou en L. L. Bean. Shep l’avait détesté dès leur première rencontre.

— Alors, ces études de marché ? demanda Mitchell.

Malgré les inquiétudes de Shep, Mitchell avait toujours gardé ses distances. Il n’avait pas engagé Sandy pour sa quarantaine séduisante, mais parce qu’il savait que cette ancienne reine de beauté de son université avait une tête bien faite et l’envie profonde de s’épanouir dans son travail. Quand Sandy avait voulu l’expliquer à Shep, son aversion pour Mitchell s’en était trouvée décuplée.

— On voit les gens de Wal-Mart demain, ajouta Mitch. Si on veut vraiment les convaincre de s’installer ici, il faut qu’on soit au point. Vous en êtes où ?

Sandy hésita.

— Ça vient.

Ce qui voulait dire qu’elle n’avait encore rien fait, qu’elle s’était encore accrochée avec Shep la veille au soir et qu’elle ferait des heures supplémentaires au besoin pour boucler le dossier, ce qui ne manquerait pas de déclencher une nouvelle dispute à la maison. Sandy le savait pertinemment, mais son éducation catholique l’empêchait de se comporter autrement, tout comme Shep.

Ils tournaient en rond et Becky passait le plus clair de son temps enfermée dans sa chambre à parler à ses animaux en peluche ; quant à Danny, il se réfugiait au collège, rivé au clavier d’un ordinateur à surfer sur le web. Il avait eu beau expliquer à ses parents qu’il voulait se faire bien voir de Mlle Avalon, Sandy et Shep soupçonnaient leur fils de tout faire pour passer le moins de temps possible à la maison. Jusqu’au mois dernier, et l’incident du casier…

Sandy se massait machinalement les tempes. Mitchell fit un pas dans sa direction avant de se reprendre.

— Il faudra que le dossier soit prêt demain matin, ajouta-t-il doucement.

— Je sais. Demain à la première heure. Je suis parfaitement consciente de l’importance de cette réunion.

Il finit par acquiescer, mais Sandy avait très bien senti son mécontentement. D’ailleurs, jamais personne dans son entourage n’était content : ni son patron, ni son mari, ni ses enfants. Elle se rassurait en se disant que les choses finiraient par s’arranger. Elle travaillait sur le dossier Wal-Mart depuis neuf mois, multipliant les heures supplémentaires. Si tout allait bien, elle serait récompensée de ses efforts. L’agence immobilière pourrait enfin recruter, Sandy aurait sans doute droit à une prime et Shep finirait par accepter son besoin d’exister, de s’épanouir dans son travail.

13 h 45. Sandy se leva pour baisser le store, se versa un verre d’eau, prit un stylo et décida de se concentrer sur son dossier.

Elle venait tout juste de relire les statistiques sur la situation du marché quand le téléphone sonna. Elle décrocha machinalement, la tête encore dans les chiffres, mais la voix à l’autre bout du fil se chargea de la ramener à la réalité.

Lucy Talbot était hystérique au téléphone :

— Sandy, Sandy ! Dieu merci, tu es là. Je viens d’écouter la radio. Il y a eu une fusillade à l’école. Un type qu’on a vu s’enfuir. Il paraît qu’il y a du sang dans les couloirs. Des élèves blessés, des enseignants, je ne sais pas, il y a des gens qui courent partout. Vas-y tout de suite !

En y repensant par la suite, Sandy n’eut pas le souvenir d’avoir raccroché, attrapé son sac ou même crié à Mitchell qu’elle s’en allait.

Elle s’était précipitée à l’école afin de récupérer Danny et Becky, c’est tout.

Et pour la première fois depuis longtemps, elle s’était dit que c’était une chance d’être mariée à Shep O’Grady. Leurs enfants pouvaient compter sur lui.

2

Mardi 15 mai, 13 h 52

La folie la plus absolue régnait à la cité scolaire de Bakersville. En s’arrêtant dans un crissement de freins à peu de distance du grand bâtiment, Rainie vit des parents courant dans tous les sens sur le parking de l’établissement et des groupes d’enfants hurlant derrière les grilles, le tout sur fond d’alarmes à incendie. Même Walt avait oublié d’éteindre la sirène de son ambulance. Des dizaines de voitures convergeaient vers le lieu du drame, sans doute des parents appelés d’urgence sur leur lieu de travail.

— Putain, maugréa Rainie. Putain de putain de putain !

Les enseignants faisaient leur possible pour regrouper leurs élèves. Un type en costume en qui Rainie crut reconnaître le principal VanderZanden avait pris position au milieu de la cour et tentait de faire régner un semblant d’ordre, sans grand succès. Trop de parents courant d’un groupe à l’autre, à la recherche de leurs enfants. Trop d’élèves tournant en rond, dans l’espoir de retrouver leurs parents. Un jeune garçon, son jean couvert de sang, parvint à s’extirper du tourbillon et s’effondra sur le trottoir sans que personne ne remarque rien.

Rainie sortit de sa voiture et se mit à courir, Cunningham à ses trousses. Traversant la marée humaine en direction des portes en verre de l’établissement, Rainie repéra la voiture de Shep, garée en travers de l’entrée ouest du parking. Le shérif lui-même n’était nulle part en vue.

À travers les portes grandes ouvertes, Rainie aperçut les deux secouristes volontaires, Walt et Emery, accroupis à l’autre bout du hall en train de donner les premiers soins à une victime.

— Putain, répéta-t-elle.

Les deux hommes n’avaient rien à faire là tant que le bâtiment n’avait pas été sécurisé.

Un père de famille fit mine d’entrer dans le bâtiment. Rainie l’attrapa par le bras au moment où il passait les portes et le repoussa avec force.

— Mon fils, balbutia-t-il.

— Retournez sur le parking, ordonna-t-elle. Personne ne pénètre dans le bâtiment ! Hé, vous, avec le costume ! Venez ici.

Rainie bloqua le jeune homme en pleine course. Avec ses chaussures cirées et son costume vert olive bien taillé qui lui donnaient un air d’autorité naturelle, il regardait Rainie d’un air agacé.

— Qui êtes-vous ? demanda Rainie.

— Richard Mann. Je suis conseiller d’éducation et ma place est auprès des élèves. Il y a des blessés et…

— Est-ce que vous pouvez me dire ce qui s’est passé ?

— On a entendu des coups de feu, l’alarme à incendie s’est déclenchée et tout le monde s’est mis à courir. Je remplissais des papiers dans mon bureau quand c’est arrivé, et d’un seul coup ça a été la panique.

— Vous avez vu le tireur ?

— Non, mais j’ai entendu dire qu’on avait vu quelqu’un s’enfuir par les sorties de secours.

— Et les élèves ? A-t-on pu évacuer tout le monde ?

— On a suivi les instructions d’évacuation, répliqua Richard Mann machinalement.

Son visage se voila et il baissa la voix afin que seule Rainie puisse l’entendre :

— Deux des professeurs disent avoir vu des élèves allongés dans les couloirs. Comme ils devaient s’occuper en priorité de leurs propres classes, ils ont préféré ne pas s’arrêter… d’autant qu’ils n’avaient pas envie que leurs élèves voient ça. Sinon, j’ai aperçu quelques élèves blessés. J’ai bien essayé d’attirer les secouristes par ici, mais ils étaient déjà dans le bâtiment.

— Vous avez des notions de secourisme ?

— J’ai suivi des cours de réanimation.

— Bon, c’est déjà ça. Vous allez mettre en place une cellule de premiers soins sur la pelouse de l’école. Vous commencez par réunir tous les élèves blessés. Je viens de voir un gamin s’effondrer sur le trottoir, alors arrangez-vous pour envoyer quelqu’un le chercher. Faites appel aux parents, demandez en priorité à ceux qui ont des notions de réanimation ou de secourisme. Dites-leur de donner les premiers soins aux enfants et de faire ce qu’ils peuvent, Walt a l’air débordé. Il s’agit de tenir dix minutes avant l’arrivée des pompiers du comté.

— Je vais faire de mon mieux, mais ça va être dur de se faire entendre avec tout ce vacarme.

Rainie montra du doigt la voiture du shérif.

— Vous voyez cette voiture ? Vous trouverez un mégaphone sur le siège arrière. Dépêchez-vous. Et dès que vous aurez terminé avec le poste de secours, j’ai une autre mission pour vous. D’accord ?

Le jeune conseiller d’éducation hocha la tête. Il était très pâle, sa lèvre supérieure luisait de sueur, mais il avait l’air attentif.

— Vous voyez tous ces gens qui bloquent le parking ? Il faut vous arranger pour les repousser de l’autre côté de la rue. Demandez aussi aux enseignants de compter leurs élèves avant de les remettre aux parents qui sont là. Tout le monde doit évacuer le parking pour des raisons de sécurité, sauf les blessés, O.K. ? Et personne ne rentre chez soi sans l’autorisation de la police. C’est compris ?

— Je vais essayer.

— Est-ce que vous avez vu le shérif O’Grady ?

— Je l’ai vu entrer en courant dans le bâtiment. Je crois qu’il cherchait ses enfants.

Richard Mann s’éloigna en direction de la voiture du shérif. Rainie lança un coup d’œil au grand bâtiment blanc avant de se tourner vers son jeune adjoint, occupé à caresser son arme d’un air nerveux.

Elle poussa un grand soupir. Elle n’avait été confrontée à ce genre de situation qu’à l’École de police, plusieurs années auparavant, mais au point où on en était… Walt et Emery se trouvaient déjà dans le bâtiment, tout comme Shep, et sa présence avec Chuckie ne changerait plus grand-chose.

Elle se tourna vers lui.

— Tu te tiens juste derrière moi, Chuckie. Les yeux grands ouverts, les mains écartées, loin de ton revolver. Walt n’est pas censé être ici, mais ce n’est pas une raison pour lui tirer dessus.

Chuckie hocha la tête consciencieusement.

— Dans un cas comme celui-ci, trois consignes essentielles : ne toucher à rien, ne toucher à rien du tout, et ne toucher absolument à rien du tout. D’accord ?

Chuckie acquiesça. Rainie jeta un coup d’œil à sa montre. Il était 13 h 57. La pagaille régnait toujours sur le parking de l’école et elle avait le plus grand mal à se concentrer avec le vacarme des alarmes et les cris des enfants. Maintenant qu’elle avait vu les taches rouges sur le trottoir et les traînées de sang qui partaient du bâtiment, elle avait du mal à garder son calme. Tous ces enfants blessés qui tentaient de s’échapper ! Et les autres ? Ceux que les profs avaient vus allongés par terre, à en croire Richard Mann ?

Il était trop tôt pour y penser.

Elle tenait son arme de service à la main et un calibre 22 en réserve dans un étui fixé à la cheville, espérant ne pas avoir à s’en servir. Elle eut un petit signe rassurant pour le pauvre Cunningham et pénétra dans le bâtiment, un talkie-walkie à la main.

Le bruit était plus infernal encore à l’intérieur de l’école, les couloirs amplifiant le son strident de l’alarme à incendie.

— Allô central, cria Rainie dans son talkie-walkie. 1-5 pour central. Rainie pour Linda.

— Central à 1-5.

— Branche-moi avec Hank. J’ai besoin de savoir comment on coupe ces putains d’alarmes à incendie.

— Un instant.

Rainie et Chuckie marquèrent une pause dans le hall, les tympans vrillés par le hurlement des sirènes.

Face à eux, le grand hall était étonnamment propre. Ni sacs de classe abandonnés, ni livres éparpillés sur le sol carrelé de blanc. À droite, on apercevait les bureaux de l’administration avec des fleurs en papier découpé et une grande pancarte « Bienvenue ! » scotchée sur les panneaux vitrés. Aucun signe de violence.

Le talkie-walkie se mit à crépiter. Rainie dut le col1er à son oreille pour entendre les instructions de Linda. Dans le bureau principal, un grand tableau électrique. Rainie vit la porte fermée et se demanda ce qui l’attendait. Dans ce vacarme, comment savoir si quelqu’un se cachait derrière ?

Elle fit signe à Chuckie de se pousser. Elle se baissa, son arme à la main, ouvrit la porte d’un coup de pied et roula à l’intérieur. Le temps de se remettre debout… rien, rien et rien. Bureau principal sous contrôle.

Elle se dirigea vers le tableau électrique et les alarmes se turent brusquement.

Chuckie fit la grimace. Après le hurlement des sirènes, le silence était presque plus angoissant.

— C’est… c’est déjà mieux, finit-il par dire après quelques instants d’un air faussement rassuré, plus pâle que jamais.

— C’est l’un des enseignements du drame de Columbine, marmonna Rainie. Les alarmes à incendie empêchaient d’entendre quoi que ce soit et les équipes de l’anti-gang ne pouvaient pas savoir d’où venaient les coups de feu.

— On t’a donné une formation pour ça à l’École de police ? demanda Chuckie, plein d’espoir.

— Non, mais je lis Newsweek.

Rainie fit un signe de tête.

— Allez, on y va ! Sers-toi de ta tête et de tes oreilles, et tout ira bien.

Ils se retrouvèrent dans le hall d’accueil, leurs armes à la main, avançant avec précaution. Tout de suite après le bureau, des rangées de casiers bleus, tous fermés. Pour Rainie, la fusillade avait été déclenchée après le déjeuner, alors que les élèves étaient déjà retournés en classe. Cela avait-il une signification ?

En avançant, elle aperçut plusieurs balles sur le sol. Probablement des balles perdues, à moins qu’il ne s’agisse de débris entraînés par les gens au moment de leur fuite. Elle veilla à ne pas les déplacer, sans se faire la moindre illusion sur les conséquences de ses actes.

Dans une telle situation, un policier doit en priorité préserver les vies humaines. Ensuite, appréhender le coupable s’il est encore là et reprendre le contrôle de la situation. Enfin, réunir les témoins et sauvegarder tous les éléments de preuve en prévision de l’enquête. Dans les jours à venir, la population de Bakersville exigera des réponses. Il faudra parvenir à reconstituer le déroulement du drame, et déterminer les responsabilités.

Rainie savait qu’il serait difficile de répondre à toutes les interrogations. La cité scolaire était située dans une zone résidentielle et trop de gens étaient arrivés sur les lieux avant la police. Entre les témoins, les secouristes et les élèves, le hall d’accueil avait peu de chances de parler aux enquêteurs, et Rainie était consciente d’accumuler les erreurs en s’aventurant davantage. Mais il n’était pas question de s’arrêter.

Rainie entendait la respiration rauque de Cunningham derrière elle. Quarante mètres plus loin, Walt s’énervait :

— Bon sang, Bradley, ne me lâche pas maintenant. Tu sais bien qu’on doit faire un poker vendredi.

Rainie et Cunningham s’approchèrent du secouriste. Bradley, le concierge, était étendu de tout son long au croisement de deux longs couloirs. De l’endroit où elle se tenait, Rainie apercevait sur sa gauche une dizaine de classes dont les portes étaient fermées et elle en eut la chair de poule.

En se tournant vers Chuckie, elle constata qu’il avait les yeux rivés de l’autre côté, comme fasciné par deux portes en verre tachées d’un liquide sombre, probablement du sang. Ici, les dégâts étaient nettement plus importants, des casiers avaient été défoncés. On approchait du cœur du drame.

Un corps gisait à peu de distance des deux portes. De longs cheveux sombres, une robe d’été à fleurs. Sans doute une enseignante. De plus près, Rainie aperçut deux autres corps immobiles. Des corps d’enfants.

Cunningham eut un haut-le-cœur et Rainie détourna la tête.

— J’ai déjà été voir, déclara Walt d’une voix tendue, sans lever les yeux.

— Tu n’avais rien à faire là.

— Enfin, Rainie, c’étaient des gamins ! Il fallait bien que j’aille voir.

Rainie ne prit pas la peine de répondre. Walt était un ancien auxiliaire médical de l’armée et un secouriste expérimenté. Il connaissait son métier, et ce qui était fait était fait.

Elle reporta son attention sur le concierge. Bradley, un vieil homme aux cheveux gris très drus, portait un pantalon marron et une chemise bleue usée. Au poignet, une montre en or sans prétention, du genre de celles que l’on vous offre en récompense de vingt ans de bons et loyaux services. Il avait reçu une balle en pleine poitrine et son sang coulait lentement à travers ses bandages.

— Les autres ? murmura le concierge.

— Tout le monde va bien, Bradley, répondit Walt. Occupe-toi d’abord de ta propre peau. Tu n’as pas honte, te faire tirer dessus bêtement comme ça ?

Walt lui fit une perfusion pour tenter de compenser tout le sang qu’il perdait.

— Vous allez vous en tirer.

Rainie se voulait rassurante. Elle s’était agenouillée près de la tête du vieil homme et lui souriait.

— Il va falloir me dire ce qui s’est passé.

— On m’a… tiré dessus.

— Pas possible !

Elle se força à rire, comme on plaisante à la cantine entre collègues.

— Vous avez vu le tireur ?

— Il était… coin du couloir…

Elle acquiesça. Le visage de Bradley se cyanosait ; viendrait ensuite le choc lié à la perte de sang, suivi d’une perte de connaissance. À moins de stopper l’hémorragie, il finirait par mourir. Walt et Emery s’activaient du mieux qu’ils pouvaient, mais les bandages se teintaient de rouge l’un après l’autre.

— Entendu… des coups de feu, hoqueta Bradley. Voulais… faire quelque chose.

— Vous êtes un type courageux, Bradley.

Une grimace contracta ses traits.

— Est arrivé… boum. Rien vu… venir.

— Vous avez été touché avec quoi ?

Sa respiration se faisait de plus en plus sifflante.

— C’est drôle. Fait le Viêt-nam, mais c’est… pas là-bas que…

Le regard de Bradley se révulsa brusquement. Walt laissa échapper un juron.

— Putain, il me faut de la gaze. Emery, vite !

Emery lui montra la boîte vide.

— Il faut qu’on l’emmène d’urgence, poursuivit Walt, approchant la civière pendant que Rainie s’écartait précipitamment.

— Ça ne servira à rien, rétorqua Emery. L’hôpital est trop loin.

— Et l’hélico ? demanda Rainie.

— On les a appelés il y a plus de cinq minutes. Ils ne devraient pas tarder.

— Enfin, merde !

Derrière Rainie, Cunningham commençait à s’exciter :

— Arrêtez les saignements, faites quelque chose ! Vous ne voyez pas qu’il est en train de mourir ?

Le bleu les regarda l’un après l’autre, avant de déchirer sa chemise. Une chemise achetée deux mois plus tôt, dont il était particulièrement fier.

— Tenez, prenez ça.

— On a besoin de quelque chose de plus grand, pour maintenir en place les bandages, expliqua Walt.

— Là ! Le placard du concierge, s’exclama Rainie. On va bien trouver quelque chose.

— Des serviettes en papier, répondit Walt. C’est ce qu’il y a de plus efficace.

Chuck attrapa la poignée métallique et tira dessus de toutes ses forces, mais la porte était fermée à clé. Il tenta de taper dessus avec la paume de la main avant de sortir son arme de service.

— Arrête !

Rainie se précipita et fit tomber le Glock des mains de son jeune coéquipier avant qu’il ait pu tirer, puis elle tourna vers lui un regard noir.

— Ne refais jamais ça ! Non seulement tu risques de brouiller les pistes pour les types de l’identité judiciaire, mais en plus tu vas affoler tout le monde. La moitié des parents qui sont là-bas vont débarquer avec leurs flingues et te tirer dessus avant que tu comprennes ce qui t’arrive.

— Il faut pourtant bien qu’on ouvre cette putain de porte, hurla Chuckie.

— Tu n’as qu’à donner un coup d’épaule. Tu n’es quand même pas en verre !

Les yeux de Chuckie s’éclairèrent. Il recula de quelques pas et se rua sur le placard pendant que Rainie se poussait.

Elle était intriguée par toutes ces classes fermées. Qui avait bien pu s’amuser à refermer les portes dans la panique ? Certainement pas les élèves, ni les enseignants. Rainie ne voyait qu’une autre solution.

La porte du placard vola en éclats. Cunningham poussa un cri de joie et se précipita à l’intérieur avant que Rainie ait pu l’arrêter. Le sang de la jeune femme se glaça dans ses veines quand elle entendit Chuckie s’exclamer :

— Oh, mon Dieu ! Une gamine !

Walt et Emery se précipitèrent, mais Rainie les repoussa.

— Laissez-moi y aller, dit-elle d’un air tendu. Walt, tu as déjà pris assez de risques comme ça.

Elle pénétra dans le placard, plissant les yeux pour s’adapter à la pénombre. Dans un coin, Cunningham était penché au-dessus d’une petite fille recroquevillée sur elle-même dont Rainie ne voyait que les cheveux blonds. Ce n’est que lorsque l’enfant leva les yeux que Rainie la reconnut.

— Becky O’Grady ! Oh, ma chérie, qu’est-ce qui t’est arrivé ?

Rainie fit signe à Walt et Emery de s’approcher. Elle rangea son revolver dans son étui et s’agenouilla devant la petite fille du shérif. À première vue, elle n’avait rien. Rainie tâta avec douceur les bras de Becky, s’assurant qu’elle n’était pas blessée. Ni plaie, ni hématome. Aucune trace de brûlure de poudre, de blessure par balle ou autre. C’est alors qu’elle remarqua le regard fixe et vitreux de Becky. Rainie l’attira vers elle et la petite fille se liquéfia littéralement dans ses bras.

Rainie la sortit précipitamment du placard et l’allongea sur le sol froid avant de laisser Emery prendre le relais.

— Pupilles dilatées, déclara-t-il. Absence de réaction. Tu peux me dire comment tu t’appelles ?

Becky ne répondit pas.

— Est-ce que tu m’entends ?

Elle resta silencieuse, mais lorsqu’il fit claquer ses doigts, elle tourna la tête en direction du son.

— Elle est en état de choc, déclara Emery au bout de quelques instants. Il lui faudra un peu de temps.

Pas vraiment convaincue, Rainie s’accroupit face à l’enfant, inquiète. Becky avait du noir sur le visage et des toiles d’araignée dans les cheveux. Sur son T-shirt vert, Winnie l’Ourson dansait avec Porcinet.

Rainie frotta doucement la joue de Becky pour effacer les traces de noir, puis elle prit entre ses mains le visage livide de la petite fille.

— Ma chérie, lui dit-elle d’une voix douce. Comment t’es-tu retrouvée dans ce placard ?

Becky la regarda sans mot dire.

— Tu voulais te cacher ?

L’enfant acquiesça lentement.

— Becky, de qui voulais-tu te cacher ?

La lèvre inférieure de la petite fille se mit à trembler.

— Quelqu’un que tu connaissais ?

Becky baissa les yeux.

— Ne t’inquiète pas. C’est fini, maintenant. Tout va bien.

Rainie jeta un œil en direction des classes fermées.

— Personne ne peut plus te faire de mal. Mais pour mon travail, il faut que je sache qui a fait ça. Tu veux bien m’aider à faire mon travail, Becky ?

Becky O’Grady secoua la tête.

— Réfléchis, ma chérie. Réfléchis encore.

Un long silence s’installa. La petite fille, désespérément muette, finit par se recroqueviller sur elle-même, et Rainie, frustrée, se redressa.

Dans l’intervalle, Walt et Emery avaient allongé Bradley sur la civière, se servant de la chemise de Chuck pour maintenir une pile de serviettes en papier sur sa poitrine. Le visage du vieil homme était toujours cyanosé, mais sa respiration paraissait moins saccadée. Les secouristes avaient apparemment gagné la partie.

Rainie fit un rapide bilan de la situation. La porte du placard avait volé en éclats et Walt avait vidé la moitié du contenu de la petite pièce dans le couloir avant de mettre la main sur les serviettes en papier. Les deux secouristes avaient laissé des traces de sang partout avec leurs chaussures et les portes des classes restaient dangereusement fermées. Quant à Becky O’Grady, elle était roulée en position fœtale à ses pieds.

Un peu plus loin, le corps de l’enseignante et deux silhouettes plus petites…

Quel vent de folie avait donc pu souffler sur la cité scolaire ?

Rainie prit Chuckie à part :

— Il faut sortir Becky d’ici. Je voudrais que tu la prennes et que tu ailles voir dehors si tu ne trouves pas Sandy. Les flics du comté ne vont pas tarder à arriver, s’ils ne sont déjà là. Veille à ce qu’ils établissent un périmètre de sécurité autour du bâtiment. Personne ne doit entrer ici, et c’est valable aussi pour la presse, le maire et les notables. Sinon, tu diras à Luke de procéder aux premières constatations.

— Les journalistes ne vont pas tarder à arriver, grimaça Chuckie.

— On laissera à Shep le soin de s’en occuper.

— O.K.

Il jeta un long regard au couloir calme et silencieux, aux portes de verre brisées.

— Rainie ? Pourquoi les portes des classes sontelles toutes fermées ? D’après le conseiller d’éducation, ils ont évacué le bâtiment à la hâte et je vois mal les gamins fermer les portes et éteindre les lumières derrière eux. Qui a pu faire ça ?

— À mon avis, ni les profs, ni les élèves.

— Alors qui ? Le type en noir ?

— Tu te vois t’enfuir d’un endroit où tu viens de commettre un crime en prenant le soin de fermer les portes les unes après les autres ?

Chuckie plissa le front.

— Sans doute pas, mais alors ?

Rainie eut un petit sourire ironique.

— Je ne sais pas, Cunningham, mais on sera bientôt fixé.

3

Mardi 15 mai, 14 h 05

Sandy O’Grady frôlait le quatre-vingts en abordant les virages du lotissement. Les pneus de l’Oldsmobile eurent beau protester, elle ne ralentit pas, les mains serrées sur le volant, les yeux droit devant.

Tout autour d’elle, les gens sortaient des maisons et couraient le long des trottoirs comme des fourmis affolées, le visage tendu, les bras chargés de trousses de secours, de couvertures, de serviettes éponge, de bouteilles d’eau…

Sandy fit hurler ses pneus en passant le coin de la rue et aborda trop vite un ralentisseur avant de s’arrêter brutalement. À deux rues de la cité scolaire, le passage était bloqué par des voitures garées dans tous les sens. Sandy grimpa à moitié sur le trottoir et serra le frein à main avant de se joindre à la foule des parents hystériques.

Un vacarme indescriptible. La sirène de la vieille ambulance de Walt. Des enfants qui criaient : « Papa, Maman », des parents appelant désespérément leurs enfants. Des moteurs emballés et la complainte lancinante des voitures de police. L’attention de Sandy fut attirée par un long hurlement, celui d’une mère à qui on aurait arraché le cœur, et son sang se glaça dans ses veines.

C’était un cauchemar. Pas à Bakersville. Pas dans l’école de ses enfants. Mon Dieu, quand vais-je me réveiller ?

Elle se fraya un chemin dans l’enchevêtrement des voitures, à travers la marée des parents paniqués. Elle ne savait où aller. Arriver jusqu’à l’école, c’est tout. Où se trouvaient ses enfants. Et son mari ? Qui pourrait lui dire ce qu’elle devait faire ?

Un peu plus loin, elle reconnut à son uniforme un policier du comté. Il tentait de repousser les gens en attendant qu’on lui donne des instructions plus précises. Dans la confusion ambiante, personne ne savait rien. Les gens voulaient juste retrouver leurs enfants.

Sandy parvint péniblement jusqu’à la cour de l’école. Elle s’accrocha au grillage et tenta de distinguer les siens parmi les enfants étendus sur le parking, certains portant des compresses sur le visage, d’autres tendant un coude ou un genou pour qu’on les panse. Cinq adultes avaient pris en charge cette infirmerie improvisée, utilisant les trousses de soin et les serviettes au fur et à mesure qu’elles arrivaient. Sandy reconnut Susan Miller, la maman de Johnny, infirmière au Cabot Hospital. Elle aperçut également Rachel Green, une mère au foyer présidente de l’association des parents d’élèves, en train de bander le poignet d’un petit garçon. Elle vit Dan Jensen, le vétérinaire, penché au-dessus d’un enfant dont le jean était raide de sang. En regardant bien, on distinguait un trou dans le tissu, là où la balle était passée.

Dieu du ciel ! Une blessure par balle ! C’était donc vrai… Quelqu’un avait ouvert le feu dans la cité scolaire de Bakersville !

Un instant, Sandy crut qu’elle allait vomir.

Mary Johnson, la principale adjointe, passa tout près d’elle et Sandy lui agrippa le bras.

— Mary, Mary ! Qu’est-il arrivé ? Vous avez vu Becky et Danny ?

Mary était à bout de forces, ses cheveux tout ébouriffés, le visage en sueur. Il lui fallut un instant pour reconnaître Sandy, à qui elle prit la main.

— Oh, Sandy ! C’est épouvantable ! On fait tout ce qu’on peut.

— Est-il arrivé quelque chose à mes enfants ? Où sont Danny et Becky ? Où sont mes enfants ?

— Allons, allons… Tout ira bien. Je suis sûre que tout ira bien. Il faut vous éloigner. Tous les enfants se trouvent de l’autre côté de la rue avec leurs enseignants, classe par classe. La classe de Becky est la quatrième de ce côté-ci, celle de Danny de ce côté-là.

— Vous les avez vus ? Comment vont-ils ?

Mary Johnson eut une hésitation. Son regard vacilla et Sandy sentit sa respiration se bloquer dans sa gorge.

— Je ne sais pas, déclara Mary. Il y a tellement d’enfants…

— Vous ne les avez pas aperçus ?

— On a évacué la plupart des enfants, mais on n’a pas eu le temps de tous les recenser.

— Mon Dieu, mon Dieu ! Vous n’avez pas vu mes enfants…

— Je vous en prie, Sandy…

— Y a-t-il des victimes ? Répondez-moi ! Y a-t-il des victimes ?

La main de Mary Johnson serra celle de Sandy. Celle-ci comprit tout de suite à son regard ce que la principale adjointe se refusait à dire tout haut ce qu’il leur faudrait finir par admettre d’ici quelques jours, quelques mois, quelques années : des enfants étaient morts ce jour-là.

C’était donc vrai.

Sandy ne respirait plus, ne pensait plus. Elle aurait voulu remonter le temps, se retrouver six heures plus tôt, dans sa cuisine, en train de servir des bols de céréales aux enfants avant de les embrasser sur le front. Elle aurait voulu remonter plus loin encore, la veille au soir lorsqu’elle les avait bordés dans leur lit après leur avoir lu des histoires de fées et de formules magiques. Comment envisager leur vie autrement ? Ce ne sont que des enfants. Des enfants.

Une clameur monta de la foule. Sandy et Mary tournèrent la tête juste à temps pour voir Walt et Emery sortir de l’école avec une civière.

— Laissez passer, laissez passer ! La voix de Walt dominait le brouhaha.

Le policier du comté cria aux gens de dégager la rue. Une voiture gênait et personne n’avait l’air de savoir à qui elle appartenait. L’agent ouvrit la porte côté conducteur et mit le levier de vitesse au point mort pendant que deux jeunes types se précipitaient pour pousser la voiture. Les gens applaudissaient encore lorsque Walt démarra au volant de son ambulance.

C’est à ce moment-là que Sandy aperçut Chuckie Cunningham au milieu du parking, une petite fille blonde serrée dans ses bras.

Becky.

Sandy se précipita avant que Mary Johnson ait pu l’arrêter. Elle traversa le parking au pas de course ; au moment où elle ouvrait les bras, Becky l’aperçut : Maman !

Un instant plus tard, la petite fille était dans ses bras. Sandy la serra de toutes ses forces, le nez dans ses cheveux qui sentaient le shampooing à la pomme. Becky s’accrochait si fort à son cou qu’elle lui faisait mal.

— Mon bébé, mon bébé, mon bébé.

— Maman, maman, maman.

— Mon bébé.

Elle leva un regard chargé de larmes vers Chuckie pour s’apercevoir qu’il était torse nu, marbré de traces de sang.

— Et Danny ? demanda-t-elle d’une voix rauque.

— Je ne sais pas, madame.

— Et Shep ?

— Je suis désolé, je ne sais pas.

Sandy tomba à genoux. Elle avait l’un de ses deux enfants avec elle, sa fille était saine et sauve, mais ça ne suffisait pas. La gorge nouée, elle leva la tête au ciel.

— Où est mon fils ? Mon Dieu, où est Danny ?

 

Seule au milieu du bâtiment désert, Rainie tenait fermement son arme entre ses mains moites. La respiration courte, elle sentait son cœur battre à toute vitesse. Oubliant sa peur, elle se dirigea vers la gauche, du côté opposé aux corps sans vie, résolue à fouiller les classes les unes après les autres.

Elle tenta de se souvenir de ce qu’elle avait appris à l’École de police plusieurs années auparavant. Un acronyme… ACCÈS ?… AGILE ?… ADEPT ? C’est ça ! ADEPT !

 

A : Arrêter le responsable s’il se trouve encore sur les lieux.

(Le responsable était-il encore là ? On avait parlé d’un homme en noir. Et toutes ces portes fermées…)

D : Détenir et identifier témoins et suspects.

(Tous les élèves avaient été évacués du bâtiment. Bradley Brown était entre la vie et la mort. Pour les témoins, on verrait plus tard.)

E : Évaluer la situation.

(Le hall d’entrée propre, les bureaux de l’administration intacts. Les casiers défoncés un peu plus loin, les balles sur le sol. Ne jamais sous-estimer l’évidence, lui avait-on souvent répété tout au long de sa formation. Qu’est-ce qui pouvait être évident dans un cas comme celui-ci ? Les victimes dans le couloir ?)

P : Protéger les lieux.

(Rainie fit la grimace. Les secouristes, le placard, les douilles que Cunningham avait repoussées du pied. Les parents agglutinés sur le parking. Les spécialistes du labo allaient arriver et Rainie pourrait dire adieu à sa carrière.)

T : Tout noter.

(Rainie regarda fixement son arme. Elle avait bien un carnet à spirale dans une poche, mais comment prendre des notes tout en tenant son revolver ?)

Pas le moment de prendre des notes. Le plus important, c’était d’arrêter le coupable si possible. Elle faisait peut-être les choses dans le désordre, mais au moins, elle les faisait, et du mieux qu’elle le pouvait.

Il s’agissait de réfléchir. Les lieux étaient vastes, leur disposition suffisamment complexe pour ralentir ses recherches. Elle se rappelait vaguement qu’un instructeur leur avait expliqué comment quadriller un espace aussi grand. Partir d’un point central, s’éloigner progressivement en spirale pour élargir la surface de recherche. À part la théorie, elle ne se souvenait pas de grand-chose et décida de quadriller le terrain de gauche à droite. Posément, calmement, méthodiquement.

Rainie s’adossa au mur, rentra le menton pour offrir moins de prise à la vue et avança lentement, son arme à la main.

Reste calme, tu es une pro, fais ce que tu as à faire.

La première pièce était la plus difficile. Il y avait bien une imposte au-dessus de la porte, mais elle était recouverte de dessins de lapins et de fleurs, on ne pouvait donc rien voir à travers. Les lumières étaient éteintes, comme dans le reste du bâtiment.

Rainie tourna lentement la poignée de la main gauche, puis elle se pencha en avant et ouvrit la porte. Le soleil éclairait violemment le devant de la pièce, mais le fond était plongé dans la pénombre. Elle pivota sur elle-même pour pénétrer dans la salle, tenant son revolver à deux mains comme on le lui avait enseigné. Rien à droite, rien à gauche, rien devant, rien derrière.

Elle fit rapidement le tour de la pièce, alluma la lumière et laissa la porte grande ouverte avant de s’attaquer à la classe suivante.

Elle fouilla systématiquement toutes les salles de classe et finit par se retrouver au croisement des deux couloirs, là où se trouvaient les traces de sang et les casiers défoncés. L’un d’entre eux avait subi un choc violent, sans doute l’impact d’un corps écrasé brutalement. Des douilles jonchaient le carrelage blanc, comme si quelqu’un s’était amusé à en jeter une poignée par terre.

Rainie commençait à comprendre. Le claquement des coups de feu, les cris des élèves paniqués. Les enfants qui sortent précipitamment des classes au moment où se déclenche l’alarme à incendie, les enseignants qui leur demandent de rester calmes, d’une voix tremblante. La bousculade indescriptible lorsque tout le monde se précipite vers la sortie, les coups de pied, les mains qui poussent, les enfants qui trébuchent. Du sang dans les couloirs.

Elle respira longuement afin de calmer les battements de son cœur.

Tu es une pro, Rainie. Fais ce que tu as à faire.

Elle s’assura que la classe de CM2 était vide, puis la suivante. La bibliothèque, avec ses longues rangées de livres. Rien.

Elle parvint enfin à l’autre extrémité du couloir, là où les portes en verre avaient éclaté en mille morceaux sur le sol, là où gisaient trois corps immobiles.

Rainie n’avait aucune envie de voir les victimes, surtout les deux enfants. Elle savait d’avance qu’un seul regard suffirait à la marquer à jamais, à briser ce refuge de vulnérabilité que l’on trouve au fond des âmes les mieux trempées. Elle savait surtout que la vision de ces corps sans vie lui rappellerait les heures les plus troubles de son existence, des heures qu’elle avait mis des années à tenter d’enfouir dans l’oubli.

Mais avait-elle le choix ? Il en allait du respect des victimes, des exigences légitimes des parents qui l’attendaient au-dehors, tout en sachant que, pour plusieurs d’entre eux, la partie était perdue d’avance.

Le premier corps, celui d’une petite fille d’à peu près huit ans, était couché sur le côté. Rainie chercha malgré tout son pouls, en dépit de ce que lui avait dit Walt et du sang qui tachait la chemise de la fillette. La gorge de Rainie se serra et elle avança, s’efforçant de ne rien toucher.

Le deuxième corps était celui d’une autre fillette du même âge, également touchée de plusieurs balles en pleine poitrine. De ses bras écartés, elle touchait presque la main de l’enfant précédente. Peut-être se tenaient-elles la main au moment de l’évacuation. Deux copines inséparables ? Rainie aurait voulu lui caresser les cheveux, lui dire que tout irait bien.

Sa vue se brouilla, mais elle savait qu’elle n’avait pas le droit de pleurer.

Tu es une pro. Tu dois continuer.

Elle nota la position des corps avant de passer à la troisième victime.

Cette fois, il s’agissait d’une adulte, probablement une enseignante, dont le corps gisait à l’entrée de la salle des ordinateurs. Trois morts, trois victimes de sexe féminin. Simple coïncidence ou choix délibéré ? La jeune femme avait de longs cheveux noirs, des traits exotiques, un teint lisse et un visage serein qui lui donnaient l’air de dormir. En portant le regard sur son front, Rainie aperçut le trou rond et net laissé par la balle.

Un petit calibre, pensa-t-elle aussitôt. Probablement un .22. Cette fille devait avoir le même âge qu’elle, dans les trente ans. Aucune alliance, mais suffisamment belle pour qu’on puisse penser que, ce soir-là, un pauvre type allait se retrouver seul face à lui-même, les pensées définitivement perdues dans un avenir qui ne serait jamais. Mon Dieu !

Rainie prit à nouveau sa respiration. Plus que trois portes à vérifier, au cœur du drame. Trois portes sombres et inquiétantes. Plus moyen de reculer.

Rainie s’adossa au mur, s’accroupit et prit le temps d’attendre que ses mains cessent de trembler.

Elle se fit la remarque que seule la prof avait été touchée à la tête. Une seule balle en pleine tête, tirée avec précision. À l’inverse, les deux fillettes avaient de nombreuses blessures, en haut, en bas, à droite, à gauche, comme si elles avaient été fauchées par une grêle de balles. Mais la jeune femme ? Pour elle, les choses s’étaient déroulées très différemment. Avait-on délibérément voulu l’abattre ? Le tireur l’avait-il tuée en premier, avant de trouver les deux fillettes sur son chemin ?

À moins qu’il n’ait commencé par les fillettes et que le bruit ait attiré la prof d’informatique. Elle se serait retrouvée pile en face de lui. À ce moment-là, plus besoin de courage, les choses deviennent aussi faciles que dans un jeu vidéo. Pourquoi gâcher ses munitions quand une seule balle suffit ?

Aucun de ces deux scénarios ne satisfaisait Rainie. Comment expliquer que les deux fillettes aient été criblées de balles et que la jeune femme n’en ait reçu qu’une seule ? Tout ça n’était pas clair, mais il y avait plus urgent.

Un bruit ! Le crissement d’une chaise de classe sur le carrelage.

Rainie se jeta sur le mur de la dernière classe au moment où quelqu’un tournait la poignée pour ouvrir la porte.

— Ne fais pas ça.

Une voix d’homme.

— Tout peut encore s’arranger. Je te le jure, mon fils, on va trouver une solution.

Shep O’Grady franchit la porte à reculons, sa silhouette massive reconnaissable entre toutes dans son uniforme brun. Ses cheveux courts étaient trempés de sueur, son visage de bouledogue anormalement pâle. De là où elle se tenait, Rainie vit qu’il avait voulu ouvrir son étui de revolver sans trouver le temps de s’emparer de son arme. Les mains en avant, il plaidait désespérément sa cause.

— Je suis sûr que c’est un malentendu. Ça peut arriver à tout le monde, mais il va falloir que tu me laisses t’aider si tu veux qu’on arrange les choses. Tu sais que je ferais n’importe quoi pour toi.

Shep recula d’un pas, les mains levées, le regard fixe. Qui l’obligeait à reculer ? Rainie n’en savait rien. Un simple coup d’œil lui rappela la présence des trois cadavres à quelques mètres de là et elle eut l’intuition qu’on voulait attirer Shep sur les lieux du carnage. Et une fois là…

Elle se sentait étonnamment calme, ses mains ne tremblaient plus. Elle avait toujours su tirer, même si elle n’en avait jamais eu l’occasion en service. Et Shep était non seulement son patron, mais un proche. Une longue histoire les liait, dont personne n’avait jamais soupçonné la nature, et Rainie se sentait parfaitement dans son élément.

Un dernier souvenir de son passage à l’École de police : ne jamais réfléchir au moment de tirer, l’hésitation est la première cause de mortalité chez les flics.

Rainie quitta brutalement son abri le long du mur. Pivotant sur elle-même, elle poussa Shep hors du champ de vision de son adversaire, écarta les jambes pour assurer son tir et ajusta son arme. Elle venait tout juste de trouver la gâchette lorsque le cri de Shep la stoppa net :

— Non !

Et Rainie se trouva face à face avec un gamin de treize ans qu’elle reconnut sans peine : Danny O’Grady, blanc comme un linge, une arme dans chaque main.

4

Mardi 15 mai, 14 h 43

L’inspecteur Abe Sanders de la police judiciaire de l’État d’Oregon venait tout juste de s’asseoir en face de son déjeuner : un énorme sandwich à l’italienne au saucisson et au fromage. Si elle l’avait vu, sa femme lui aurait reproché de prendre des risques inutiles en jouant avec son taux de cholestérol et de vouloir faire d’elle une veuve avant l’heure. S’il acceptait le plus souvent ses remontrances – la preuve en était qu’il était encore mince à quarante-deux ans –, il s’autorisait de temps en temps un écart.

Margaret Collins, la jolie blonde chargée du standard, en profita lâchement pour lui faire une réflexion en passant près de son bureau :

— Eh bien, Abe, tu ne te refuses rien. Et pourquoi pas une bière pendant que tu y es ?

— Ils n’avaient plus de sandwiches au poulet, marmonna Abe, serrant inconsciemment son sandwich entre ses mains, comme si on allait le lui prendre.

— Si je comprends bien, l’affaire Hathaway a mal tourné ?

Margaret connaissait bien les affaires en cours et faisait souvent preuve de plus d’intuition que la majorité des inspecteurs.

— C’est à cause de ce connard de juge, répondit Abe en mâchant goulûment son sandwich.

— Dans un tiroir, on peut difficilement prétendre que c’était en pleine vue.

Il mastiquait consciencieusement, trop bien élevé pour répondre la bouche pleine. Avalant une énorme bouchée, il répondit :

— Le tiroir était déjà ouvert.

— Oui, mais ouvert par un flic de la Criminelle.

— Un con de flic, rétorqua Abe en prenant un morceau de fromage.

Margaret se mit à rire. Elle lui fit un clin d’œil avant de s’éloigner d’un pas nonchalant, le laissant seul face à son festin. Abe avala une nouvelle bouchée, mais il n’avait plus le cœur à son repas. Un peu de moutarde était tombé sur son bureau et il posa son sandwich pour prendre une serviette en papier.

À vrai dire, il ne s’autorisait un écart que lorsqu’une affaire tournait mal, et il était rare qu’il finisse son repas dans ces cas-là. Il salivait d’avance en commandant par téléphone le plus gros sandwich possible, mais au moment de passer à l’acte, il lui suffisait de penser à toutes ces calories, aux mauvaises graisses et au surplus de cholestérol pour perdre l’appétit. Abe était une caricature d’incorruptible, toujours maître de ses réactions, même en face d’un gros sandwich italien ou d’une assiette de brownies. Il lui était même arrivé de refermer un pot de glace aux pépites de chocolat après une seule cuillère.

Dans sa jeunesse, Abe Sanders avait été un boy-scout modèle, un élève irréprochable dans toutes les disciplines, y compris en sport. Il avait lu ses classiques « parce qu’il le fallait bien », et sortait systématiquement avec les filles les plus courtisées. Il avait acheté une maison de six pièces avec une pelouse manucurée dans un quartier chic de Portland et ses proches avaient eu du mal à le croire le jour où il leur avait annoncé son intention de devenir flic.

Ses parents l’avaient charrié gentiment en l’accusant de vouloir nettoyer la planète. Ses deux frères – un aîné et un cadet – lui avaient dit qu’il souffrait d’une forme aiguë de complexe du héros ; quant aux pince-sans-rire du club d’échecs, ils lui avaient annoncé avec le plus grand sérieux que le monde de la comptabilité ne se remettrait jamais d’avoir perdu l’un de ses meilleurs espoirs.

Abe lui-même ne s’appesantissait jamais sur son choix de carrière. Sans doute parce qu’il était persuadé que la société dans laquelle nous vivons a besoin de champions de l’ordre pour espérer survivre. Sa décision, d’ailleurs, ne résultait pas tant d’un choix que d’un concours de circonstances : pour commencer, sa chère petite femme qui s’était rendu compte au bout de cinq années de tentatives infructueuses qu’elle ne pourrait pas avoir d’enfant ; puis leur maison, achetée au début des années 1980, dans un quartier bourgeois devenu depuis un repaire de drogués ; et pour finir, Abe lui-même, pointilleux jusqu’à l’obsession, qui comprenait chaque jour davantage que la route qu’il s’était tracée ne le satisfaisait que médiocrement.

Sanders avait besoin de se sentir utile, et capable de changer le cours des choses. Il entendait remettre de l’ordre dans les affaires du monde comme il le faisait sur son propre bureau.

Bref, l’inspecteur Sanders était un excellent flic.

Ses collègues le raillaient constamment. Ils se moquaient de ses mains manucurées et de ses mocassins impeccables. Ils le mettaient en boîte en lui piquant son agrafeuse noire, achetée avec ses propres deniers, pour la remplacer par un modèle de bureau d’un gris terne qui se bloquait une fois sur deux. Un jour, ils avaient même permuté les roues de sa voiture pour voir s’il s’en apercevrait. Pari gagné, il l’avait tout de suite vu.

Mais la vie d’Abe Sanders était avant tout son travail.

Chaque nouvelle affaire tournait à l’obsession pour Sanders qui se plongeait dans son métier avec passion, parfois même avec rage, sans qu’il sût d’ailleurs pourquoi. Une fureur mal contenue face à l’injustice du monde, face à tous ces débiles mentaux qui s’évertuaient à tuer d’honnêtes gens, paisibles et travailleurs. Une fureur commune à tous les flics, y compris ceux qui ne voient pas l’intérêt d’avoir une bonne agrafeuse.

Abe emballa soigneusement ce qui restait de son sandwich, le disposant bien au centre du papier dont il plia les coins avant de l’enrouler minutieusement. Il nettoya la tache de moutarde sur son bureau avec une serviette en papier humide puis jeta le tout à la poubelle.

L’affaire Hathaway l’avait usé. Ce n’était pas tant la faute du juge. Le mandat de perquisition avait été rempli trop vite et les flics avaient dû improviser – une erreur fatale à une époque où les avocats ont définitivement pris le pouvoir, où les flics doivent anticiper toutes les contestations possibles et imaginables. Ainsi va la vie.

Abe aurait pu compter sur les doigts d’une main les perquisitions et les arrestations à problèmes. Comme quoi la maniaquerie a parfois du bon.

Au moment où il se levait pour se laver les mains, son lieutenant passa une tête.

— Sanders ? Faut que je vous parle un instant.

Abe, intrigué, entra dans le bureau de son supérieur et posa une demi-fesse sur le bord d’une chaise en plastique. C’était la première fois qu’il entendait parler de Bakersville, une petite ville à deux heures au sud-ouest de Portland sans le moindre service de police criminelle. Ébahi, il entendit son lieutenant lui décrire ce qui avait tout l’air d’être une tuerie dans un établissement scolaire de l’Oregon, la deuxième en l’espace de quelques années. On parlait de plusieurs morts. Les services de l’identité judiciaire étaient déjà en route, tout comme la police du comté et celle de l’État. Aucune information sur le tireur et, plus étrange encore, personne n’arrivait à mettre la main sur le shérif local.

— Je viens de recevoir un appel du gouverneur, annonça le lieutenant. C’est une grosse affaire et les huiles ont exigé qu’on confie l’enquête à un type solide et expérimenté, capable d’y mettre de l’ordre et d’assurer la coordination entre la ville, l’État et très probablement les équipes fédérales.

Le lieutenant regarda longuement la silhouette élancée de Sanders et son impeccable costume gris.

— On a besoin de quelqu’un qui passe bien auprès des médias.

Abe sourit d’un air satisfait. Se frotter à la presse n’était pas pour lui déplaire. Il était passé maître dans l’art de distiller les informations, et les journalistes venaient généralement lui manger dans la main.

— Très bien, dit-il avec enthousiasme.

— Ça veut dire que vous risquez de passer là-bas deux ou trois semaines dans un premier temps, sans compter les allers et retours par la suite.

— Pas de problème.

Et c’était vrai. C’est tout juste si Sara faisait attention à lui ces temps derniers. Il avait fini par céder en lui achetant un bébé chien qu’elle passait ses journées à câliner. Il s’attendait à trouver un jour le chien en grenouillère, comme un bébé. Qui sait si ça ne plairait pas au chiot, un berger écossais doté d’une nature particulièrement obligeante.

Abe n’avait pas un amour particulier pour ces créatures du Bon Dieu qui maîtrisent mal leur vessie, mais il lui était arrivé de caresser le poil doux et duveteux du chien de sa femme. Comme quoi tout arrive.

— Je vous confie cette affaire, reprit le lieutenant. Je compte sur vous pour rattraper le temps perdu. Mais surtout, Sanders…

Abe s’arrêta sur le pas de la porte.

— Les premiers secours parlent de deux enfants tués. Il vous faudra faire preuve de beaucoup de doigté.

— Juste une question. Sait-on si c’est un élève qui a tiré ?

— On n’est encore sûr de rien, mais tout laisse à penser que c’est le cas ici aussi. Faites bien attention et ne perdez pas une minute. Ce sera mieux pour tout le monde.

Abe acquiesça, mais il n’en pensait pas moins. Dès qu’il s’agit d’enfants, les gens perdent la boule. Les lieutenants de police comme les autres.

Sanders demanda une voiture. Il prit le temps de téléphoner pour réserver une chambre d’hôtel, comme à son habitude, tout en réunissant les informations dont le service disposait sur le drame avant de prendre la route.

— Un petit shérif et deux assistants, grommela-t-il en passant chez lui faire sa valise. Des gamins qui se tuent entre eux et personne pour s’en occuper ! Je comprends que ces bouseux fassent dans leur froc.

 

Rainie retira son doigt de la gâchette au dernier moment.

— Danny ! souffla-t-elle.

Le gamin se tenait debout, hébété, le bras droit à moitié tendu, la main cramponnée à un 22 mm qu’il pointait en direction des genoux de Rainie. Comme un .38 pendait au bout de son bras gauche, la jeune femme ne savait plus très bien de quel côté regarder.

Son arme restait pointée sur le jeune garçon et Shep fit un pas vers elle.

— Stop ! hurla-t-elle à personne en particulier.

Shep était armé et elle avait beau le connaître, comment prévoir sa réaction s’il sentait Danny en danger, ou bien si Danny lui-même se sentait en danger ?

Rainie, consciente que la situation pouvait mal tourner, faisait tout pour maîtriser sa peur.

— Toi, dit-elle à Shep sans quitter Danny des yeux, est-ce que ça va ?

— C’est un malentendu, tenta Shep. Un terrible malentendu.

— Très bien, mais tant que ce malentendu n’est pas dissipé, arrange-toi pour que je puisse voir tes mains.

— Rainie…

— Danny, tu vas m’écouter. Je veux que tu poses tes deux armes. D’accord ? Tu vas te baisser très lentement pour les poser sur le sol.

Danny ne bougeait pas. Son regard roulait nerveusement de droite à gauche, il suait la peur par tous les pores de sa peau. Il portait un jean et un T-shirt noirs et des baskets blanches. A priori, il n’avait pas d’autre arme sur lui, mais comment en être sûre ? Ce n’étaient pas les armes à feu qui manquaient chez lui, et Rainie savait que Shep l’emmenait régulièrement à la chasse depuis qu’il était en âge de marcher.

— Danny, reprit-elle d’une voix plus autoritaire, je vais compter jusqu’à trois et tu vas déposer tes armes par terre.

— Rainie…

— Shep, tais-toi ! Danny, tu m’entends ?

— Il n’a rien fait !

— Ta gueule, bordel, ou je te fais mettre à plat ventre, toi aussi !

Shep se tut, mais il était déjà trop tard. Danny, de plus en plus affolé, se mit à trembler. Rainie bougea légèrement pour trouver un meilleur équilibre et remit le doigt sur la gâchette, au cas où.

— Danny ! Danny, est-ce que tu m’entends ?

Le garçon tourna légèrement la tête vers elle.

— Tu ne penses pas que ce cinéma a assez duré, Danny ?

Il hocha rapidement la tête ; ses deux mains tremblaient.

— Je sais que tu voudrais que ça s’arrête, Danny. Moi, en tout cas, je voudrais que ça s’arrête. Voilà ce qu’on va faire. Je vais compter jusqu’à trois. Tu vas te baisser lentement, très lentement, pour poser tes armes par terre. Et quand je te le dirai, tu les pousseras du pied dans ma direction. Ensuite, tu t’allongeras en écartant les bras et les jambes. Et tout sera fini, Danny. Tu verras, tout ira bien.

Danny ne disait mot. Son regard croisa furtivement celui de Rainie pour s’arrêter à l’endroit où gisaient les deux petites filles, les mains tendues l’une vers l’autre. Ses yeux se posèrent sur le corps de l’enseignante et un grand frisson le parcourut de la tête aux pieds.

Mon Dieu, il va faire une connerie. Se tuer ou bien la pousser à tirer sur lui. Un suicide par flic interposé. Dans un cas comme dans l’autre, le résultat sera le même. D’autres cadavres. D’autres corps d’enfants. Mon Dieu, par pitié…

— Danny ! s’écria Rainie.

Il était trop tard, son bras se levait déjà.

— Non ! hurla Shep.

— Danny, ne fais pas ça !

S’il ne lui laissait pas le choix, elle serait obligée d’appuyer sur la gâchette.

Danny retourna brusquement son arme contre lui.

— Bon Dieu !

Shep se jeta sur son fils. Rainie leva son arme et tira en direction du plafond au moment précis où Shep et son fils roulaient à terre. Les deux armes de Danny disparurent entre leurs corps emmêlés. Soudain, le .38 glissa sous eux et Rainie se précipita pour le repousser du pied au moment où Shep arrachait le 22 mm de la main droite de Danny. Celui-ci hurla de douleur. Shep s’empara de l’arme qu’il jeta à l’autre bout du couloir.

Tout était allé très vite. Danny s’effondra sur le sol, sans force, tandis que son père se laissait tomber. Le shérif respirait fort et des larmes lui coulaient le long des joues.

— Nom de Dieu ! souffla Shep. Nom de Dieu de nom de Dieu. Ah, Danny…

Il tenta d’attirer son fils contre lui, mais il était trop tard et Danny le repoussa.

Shep baissa la tête, ses larges épaules secouées par des sanglots.

Rainie reprit les choses en main. Elle roula Danny sur le ventre, à quelques mètres des trois corps inanimés qui ne se relèveraient jamais. Elle lui écarta les bras et les jambes pour le fouiller, sans trouver d’autres armes, puis lui ramena les mains derrière le dos et lui passa les menottes.

— Daniel O’Grady, lui dit-elle en le relevant, tu es en état d’arrestation. Tu as le droit de te taire. Tout ce que tu diras pourra être retenu contre toi…

— Ne dis rien, lui ordonna son père. Tu m’entends, fils ? Ne dis pas un mot !

— Tais-toi, Shep. Tu n’as pas le droit d’inciter ton fils à se taire et tu le sais aussi bien que moi. Tu as compris tes droits, Danny ? Tu es en état d’arrestation pour ce que tu as fait ici.

— Ne dis rien, Danny ! Pas un mot !

— Shep !

Rainie aurait voulu le rappeler à l’ordre, mais il était trop tard. Danny O’Grady ne jeta pas même un regard à son père. Debout, les épaules voûtées dans son T-shirt Nike noir trop grand pour lui, les traits hagards, il finit par répondre :

— Oui, madame.

— C’est toi qui as fait ça, Danny ? lui demanda-t-elle d’une voix plus douce.

Au son de sa propre voix, Rainie put mesurer son désarroi, son besoin d’être rassurée. Ce gamin, elle le connaissait depuis toujours. Un bon gamin à qui elle prêtait son badge d’adjoint quand il était petit. Un gamin. D’une voix plus ferme, elle répéta :

— C’est toi qui as tiré sur ces personnes, Daniel ? C’est toi qui as fait du mal à ces petites filles ?

D’une voix lointaine, il répondit :

— Oui, madame. Je crois bien que c’est moi.

5

Mardi 15 mai, 15 h 13

Chacun à sa manière, Rainie et Shep tentaient de prendre la mesure de ce qu’ils venaient d’entendre. Cette fois, Shep ne prit même pas la peine de contredire son fils, de répéter qu’il s’agissait d’une méprise tragique, ou de rappeler à Rainie que Danny n’était encore qu’un enfant. Il était visiblement sous le choc.

Quant à Rainie, elle ne savait quoi dire de plus. Elle venait d’entendre une confession terrible, et elle savait quel était son devoir de flic.

Accompagnée de son suspect menotté, elle sortit de l’école par l’entrée principale où les flashes et les caméras les attendaient. La presse était là. Et merde…

Elle fit aussitôt demi-tour pour éloigner Danny des projecteurs et lui éviter la folie des questions des journalistes. Il se contenta de la regarder d’un air hébété, s’en remettant à sa volonté. À cet instant, elle aurait donné n’importe quoi pour qu’il ne la regarde pas comme ça…

— Tu ne peux pas sortir avec nous, dit-elle à Shep au bout d’une minute alors que tous trois se tenaient contre le mur du couloir où ils s’étaient réfugiés.

— Je ne te laisserai pas seule avec lui.

— Tu n’as rien à dire. J’ai parfaitement le droit de l’interroger hors de ta présence et ce n’est pas toi qui peux m’empêcher de le coller en prison. Tu le sais très bien.

Shep fronça les sourcils, perplexe. Dans l’Oregon, la loi n’accorde pas le moindre privilège aux mineurs suspectés de meurtre. Comme il avait treize ans, Danny était responsable de ses actes et pouvait demander à être jugé par un tribunal pour mineurs. Il disposait des mêmes droits que n’importe quel autre suspect et ses parents n’avaient rien à dire. Le seul recours de Shep et Sandy était d’engager un bon avocat pour leur fils et, pour se consoler, ils pourraient toujours se dire qu’il avait de la chance de ne pas avoir quinze ans, ce qui lui aurait valu d’être jugé comme un adulte au titre de l’article 11. Et puis c’était une aubaine que l’Oregon, contrairement à d’autres États, n’ait pas voté de loi transférant la responsabilité criminelle sur les parents coupables d’avoir laissé leur fils se procurer une arme.

— Que comptes-tu faire ? demanda Shep.

— Retire ta chemise.

Shep lança un coup d’œil à son fils et déboutonna son uniforme. Sous sa chemise, il portait un T-shirt blanc usé par les machines que Sandy faisait chaque dimanche. En le voyant comme ça, humain et vulnérable, Rainie eut un pincement au cœur.

Shep plaça soigneusement sa chemise sur la tête de son fils, comme s’il s’agissait de l’objet le plus fragile du monde.

— Ça va aller, murmura-t-il.

Il se tourna alors vers Rainie, prêt à lui obéir.

— Va chercher Luke, lui dit-elle d’une voix mal assurée, et désignant de la tête la porte latérale :

— Demande-lui de venir jusque-là avec la voiture.

— Je monte avec Danny.

— Non. Luke va trouver un type de la police d’État, quelqu’un qu’on ne connaît pas, et il lui demandera de t’interroger. Ne me regarde pas comme ça, Shep. Tu sais aussi bien que moi ce qu’est mon devoir. Danny et toi êtes restés seuls longtemps. C’est ton fils… On a besoin de savoir ce que vous vous êtes dit, ce qu’il a fait. On a besoin de savoir pourquoi tu es arrivé ici tout seul, et surtout – un petit sourire se dessina sur ses lèvres – pourquoi tu as confié l’enquête à ton adjointe dès que tu as reçu l’appel du central.

Shep rougit.

— Tu ne crois tout de même pas que j’étais tombée dans le panneau ? Tu espérais peut-être que je laisserais passer ça ?

Il ne répondit pas.

— Est-ce que tu savais déjà, Shep ? Quand on t’a appelé du central, est-ce que tu savais déjà ?

— Ce n’est pas aussi simple.

— J’ai beau être amie avec toi depuis longtemps, je ne te crois pas. Putain de merde !

Rainie fut soudain prise d’une immense lassitude. En tant que chargée d’enquête, il lui faudrait passer des heures et des heures à établir un dossier à charge contre un gamin de treize ans, tester ses mains à la paraffine, tenter de comprendre pourquoi il avait déclenché ce carnage. Après ça, il lui faudrait retourner à la cité scolaire, se replonger dans toute cette horreur afin de savoir ce qui avait pu se passer dans sa tête. Pire, l’autopsie des deux petites filles mortes en se tenant la main l’attendait, probablement le lendemain. Il lui faudrait supporter l’inventaire de leurs blessures, s’imaginer ce qu’avaient pu être leurs derniers instants. Par la suite, il lui faudrait se faire à l’idée qu’un autre enfant, un gamin qu’elle connaissait personnellement et dont elle avait toujours été fière, avait pu faire ça.

— Allez, vas-y, demanda-t-elle à Shep. Va chercher Luke, qu’on en finisse.

— Il faut d’abord que je trouve Sandy, rétorqua Shep, buté. On connaît un type, un avocat. Il faut qu’elle l’appelle.

— Je t’ai demandé d’y aller !

Shep finit par obtempérer, après avoir regardé son fils une dernière fois. On aurait dit qu’il avait encore quelque chose à lui dire mais que les mots ne lui venaient pas.

Le shérif sortit par l’entrée principale, sous le crépitement des flashes. Une rumeur monta de la foule impatiente. C’est alors que Rainie perçut une autre rumeur, celle des hélicoptères de la sécurité civile qui arrivaient pour évacuer les blessés.

Rainie ne put s’empêcher de penser que les équipes de secours ne viendraient que beaucoup plus tard pour emporter les corps des victimes.

 

À trente-six ans, Luke Hayes avait une calvitie naissante et une taille largement inférieure à la moyenne, ce qui n’empêchait pas les femmes de se retourner dans la rue sur sa carrure musclée. Sa force physique constituait indéniablement un avantage décisif à chaque fois que se déclenchait une bagarre à Bakersville. Pour Rainie, toutefois, le principal atout de Luke était son regard bleu acier. Elle l’avait vu calmer d’un seul regard des types deux fois plus imposants que lui, hypnotiser des mères de famille en pleine scène de ménage ; elle l’avait même vu soumettre de ses yeux froids un doberman menaçant.

Autant Shep était soupe au lait et Rainie lunatique, autant Luke assurait un certain équilibre au sein de leur petite équipe avec son caractère posé et son sourire rassurant.

Jusqu’alors, Rainie ne l’avait jamais vu perdre son sang-froid.

Luke arrivait tout juste à l’entrée latérale lorsque Rainie y parvint avec Danny. Luke transpirait à grosses gouttes. Depuis une heure, il s’était ingénié à empêcher les mères hystériques de pénétrer dans le bâtiment tout en recueillant les identités et les déclarations des témoins, et la fatigue se lisait sur son visage.

— Comment ça se passe ? demanda-t-il aussitôt à Rainie.

— Pas trop mal.

Ses yeux se voilèrent lorsqu’il aperçut Danny, et Rainie comprit aussitôt ce qui se passait dans sa tête. Ensemble, ils avaient souvent joué avec Danny dans le bureau du shérif quand il avait cinq ans et que son père avait autre chose à faire. Ils avaient joué aux gendarmes et aux voleurs. Ta-ta-ta-ta ! Ils avaient joué aux cow-boys et aux Indiens. Bang-bang-bang !

Tu sais pourquoi ça se passe mal en ville de nos jours, Rainie ? Parce que les gens ont oublié le sens des vraies valeurs. Ça ne viendrait à l’idée de personne d’amener son gamin au bureau, il n’y a plus de solidarité. On dit toujours qu’il ne se passe jamais rien à Bakersville, c’est simplement parce que les gens sont trop occupés à faire ce qu’ils ont à faire pour avoir des histoires.

— Il faut qu’on y aille, déclara doucement Rainie. Luke soupira, hocha la tête et se redressa. Il était prêt.

Il se plaça à la droite de la silhouette frêle de Danny, lui prenant le bras, tandis que Rainie faisait de même de l’autre côté. Ils comptèrent jusqu’à trois et foncèrent à travers la foule jusqu’à la voiture de police qui les attendait.

Après le silence qui régnait dans le bâtiment, les bruits et les sensations de l’extérieur firent à Rainie l’effet d’un véritable coup de poing : les journalistes qui braillaient à la vue de deux flics en train d’emmener une silhouette recouverte d’une chemise, les équipes de secours qui criaient leurs ordres en évacuant les blessés, les enfants qui hurlaient dans les bras de leurs parents, une mère de famille, à genoux par terre, hurlant son désespoir.

Rainie et Luke se précipitèrent, aidés par des agents venus leur prêter main forte.

— Plus vite, plus vite !

Rainie trouva la recommandation particulièrement imbécile, ils faisaient déjà aussi vite qu’ils le pouvaient.

— Reculez, reculez ! S’il vous plaît, reculez !

Les journalistes se rapprochaient, les photographes surtout, prêts à se battre pour avoir la meilleure image à la une.

Rainie entendit un nouveau hurlement et commit l’erreur de tourner la tête. Shep avait retrouvé sa femme dans la foule. Elle tenait Becky serrée contre elle, la tête tournée vers le groupe de policiers.

— Non ! hurla Sandy en faisant un pas en avant tandis que son mari tentait de la retenir.

— Non, non, noooon !

Un bruit étouffé se fit entendre sous la chemise. Danny avait entendu les cris de sa mère et se mettait à sangloter.

Ils arrivèrent enfin à la voiture. Rainie poussa Danny sur la banquette, la tête toujours dissimulée sous la chemise de son père. Les journalistes firent le forcing pour passer, mais les agents parvinrent à les repousser.

Rainie fit le tour pour s’installer au volant pendant que Luke montait précipitamment à côté d’elle. Les portières claquèrent et ils se retrouvèrent brusquement plongés dans le silence, seuls avec leur prisonnier. La chemise de Shep glissa, découvrant le visage hébété de Danny. Luke mit la sirène en marche et Rainie démarra.

Un peu plus loin, la marée humaine bloquait la rue. Alors que Rainie se frayait difficilement un chemin à grands coups de klaxon, des dizaines de visages se penchèrent pour tenter de distinguer le suspect à travers les vitres arrière. Quelques-uns étaient visiblement surpris et chagrinés, mais la plupart étaient déjà haineux.

— Nom de Dieu, murmura Luke.

Rainie regarda dans le rétroviseur. Danny O’Grady venait de s’endormir.

6

Mardi soir, 15 mai

Rainie avait passé tout son après-midi sur l’affaire.

Avec l’aide de Luke, elle avait officiellement procédé à la mise en examen de Danny O’Grady pour assassinat. Ils avaient relevé ses empreintes et l’avaient pris en photo, avaient testé ses mains à la paraffine afin d’y rechercher des traces de poudre et lui avaient retiré ses vêtements pour lui faire endosser une combinaison orange de détenu deux fois trop grande. Par la suite, les spécialistes de l’identité judiciaire passeraient ses affaires au crible pour y trouver d’éventuelles traces de poudre, des cheveux et autres.

En présence du procureur dépêché par le comté, ils lui avaient fait subir une dizaine de minutes d’interrogatoire avant qu’Avery Johnson, l’avocat diligenté par les parents de Danny, n’y mette un terme.

Il les avait dûment chapitrés d’avoir pris l’initiative d’interroger un mineur de moins de quinze ans. Mineur qui, comme il le précisa à Rainie, ne se trouvait pas dans son état normal. Il exigea que Danny soit aussitôt conduit au centre de détention spécialisé du comté pour y être examiné et pris en charge par un médecin.

Au cours de cet échange, Danny était resté prostré sans avoir l’air de comprendre ce qui lui arrivait, à des années-lumière de ce bureau où il était souvent venu jouer après l’école.

Luke et le procureur, Charles Rodriguez, s’étaient occupés d’envoyer Danny au centre de détention pour mineurs, à quarante-cinq minutes de là. Rainie devait ensuite retourner à la cité scolaire où les types de l’identité judiciaire étaient enfin arrivés et où un flic de la Criminelle, un certain Abe Sanders, donnait des ordres à tout le monde, comme s’il était chez lui.

Elle échangea quelques œillades assassines avec Avery Johnson. L’avocat lui promit qu’elle entendrait parler de lui, mais Rainie lui fit comprendre qu’elle l’attendait de pied ferme. Il ajouta que c’était une parodie de justice, et elle se contenta de le regarder durement, sans trouver l’énergie de lui dire le fond de sa pensée.

L’avocat expédié et Danny confié à Luke, elle reprit le chemin de la cité scolaire.

Pendant cinq heures, Rainie arpenta l’établissement scolaire en compagnie des spécialistes de l’identité judiciaire. Elle détailla le rôle qu’avaient joué les équipes de secours, et le sien propre, elle indiqua les traces de poudre et les morceaux de plâtre tombés du plafond à l’endroit où elle avait tiré – ce qui ne manqua pas de rendre perplexes les experts qui demandèrent à voir son Glock pour comparer les traces de poudre avec celles déjà relevées. Rainie participa ensuite au collectage des cinquante-cinq balles qui avaient bouleversé l’existence de Bakersville, faisant au passage trois morts et six blessés.

Les experts de la police avaient également retrouvé quatre chargeurs de 22 mm et trois chargeurs rapides pour le revolver 38 mm.

À 8 heures du soir, Rainie tint sur place une conférence improvisée. Elle annonça officiellement qu’elle était chargée de l’enquête, évoquant les circonstances dans lesquelles elle avait été amenée à appréhender Danny O’Grady l’après-midi même. Elle remercia les divers policiers de l’État et du comté réunis sur les lieux du drame qui acceptaient de rester en dehors de leurs heures de service.

L’inspecteur Sanders, chargé d’assurer la coordination au niveau de l’État, prit le relais en exposant son point de vue sur l’affaire telle qu’elle se dessinait au fur et à mesure des informations recueillies.

D’après lui, il s’agissait d’une attaque éclair, survenue peu après 13 h 30 alors que les élèves venaient de retourner en classe. D’après l’institutrice de CE2, les deux petites filles, Alice et Sally, avaient demandé l’autorisation de se rendre aux toilettes. Les premières détonations s’étaient fait entendre peu de temps après qu’elles avaient quitté la salle.

Il était encore impossible de savoir si elles avaient été tuées avant ou après le professeur d’informatique, Melissa Avalon. Celle-ci se trouvait seule dans le local des ordinateurs et personne ne pouvait dire si elle en était sortie en entendant les coups de feu ou bien si elle avait au contraire été tuée avant les deux fillettes. Il était peu probable que le médecin légiste soit en mesure d’apporter une réponse à cette question. Leur objectif était donc d’étudier avec précision le parcours du tireur et les trajectoires des projectiles afin de mieux comprendre la façon dont les choses s’étaient déroulées.

— Aucun témoin direct ? demanda Rainie.

Aucun, à en croire les agents concernés. En entendant les détonations, la plupart des élèves avaient tenté de fuir en direction des issues de secours sans chercher à savoir d’où provenaient les coups de feu. Six élèves avaient signalé la présence d’un inconnu en noir, mais il s’agissait de très jeunes élèves et aucun d’entre eux n’avait été plus précis. D’où venait l’inconnu ? Où était-il allé ? Était-il grand, petit, gros ou mince ? À force, les enfants avaient fini par s’embrouiller.

Deux policiers avaient fait le tour des maisons les plus proches de l’école, mais aucun voisin n’avait noté la présence d’un personnage suspect dans les jardins alentour.

— Cette histoire de type en noir nous conduit donc dans une impasse, conclut Sanders. Très probablement un croquemitaine né de l’imagination de gamins traumatisés par les événements, ce qui n’a rien d’exceptionnel.

— Attendez une minute.

Sanders jeta à Rainie un regard ennuyé. Elle avait pu se rendre compte qu’il avait pris les choses en main. Un de ces inspecteurs en costume avec des relations en haut lieu, qui n’ont pas de temps à perdre avec les théories fumeuses des petits flics de cambrousse. Un flic de la ville typique.

— Il n’en reste pas moins que six des enfants ont dit avoir aperçu un inconnu en noir, poursuivit-elle. Ça n’est tout de même pas anodin.

— Non, ça veut tout simplement dire que l’hystérie est contagieuse, répondit Sanders d’un air supérieur.

— Ou bien alors qu’ils ont effectivement aperçu quelque chose de bizarre ou quelqu’un de bizarre. Regardons un peu les faits. Vous dites qu’il s’agit d’une attaque éclair. La majorité des victimes ont été arrosées de balles et ce ne sont pas les impacts trouvés à l’école qui peuvent vous contredire. D’un autre côté, il y a le cas de Melissa Avalon. Une seule balle en plein front. Plutôt net et précis pour une balle perdue, non ?

— Peut-être qu’il avait une dent contre elle. On a une idée des relations que Danny entretenait avec elle ?

Les policiers présents consultèrent leurs notes. Aucun d’entre eux n’avait encore eu le temps de procéder aux vérifications nécessaires.

— Écoutez, reprit Sanders d’un air condescendant, soupçonnant Rainie de n’être pas aussi idiote qu’il l’avait cru. Il est vrai que la piste Avalon a l’air prometteuse, et j’ai bien l’intention de ne pas la négliger. Dès demain, en organisant l’équipe chargée de l’enquête, je compte mettre deux ou trois types là-dessus. Ça n’est d’ailleurs pas le boulot qui manque, et je parlais à chaud.

— Alors, à chaud, il me semble un peu tôt pour écarter la moindre hypothèse.

Abe leva les yeux au ciel.

— Très bien, chère madame.

Vexé, il ajouta :

— D’autant que c’est vous qui avez arrêté le gamin. Rainie se raidit. La journée avait été longue et elle se serait volontiers passée de ce genre de remarque. Surtout ne pas se mettre en colère, non seulement parce que Sanders était de toute évidence une tête de nœud, mais surtout parce qu’elle connaissait et qu’elle aimait bien le gamin en question.

Espèce de petit imbécile, comment as-tu pu faire ça ?

Abe Sanders attendait, curieux de savoir si elle mordrait à l’hameçon. Si elle se mettait en pétard, elle lui apporterait la preuve qu’elle n’était pas professionnelle, ce qui ne manquerait pas de le rassurer.

Rainie n’avait pas l’intention de lui donner ce genre de satisfaction.

— Il va falloir qu’on ait une petite conversation tous les deux, se contenta-t-elle de dire.

— Aucun problème.

— 7 h 30 demain matin ?

— 7 heures.

— Très bien. À demain.

Ils rejoignirent les spécialistes de l’identité judiciaire qui poursuivaient leur travail dans le bâtiment brillamment éclairé, zébré de rubans jaunes délimitant les lieux de la fusillade, le sol jonché de papiers noirs de Polaroïd. Le couloir avait été quadrillé en plusieurs secteurs. Des techniciens en combinaisons blanches aseptisées arpentaient les zones les plus importantes, équipés d’aspirateurs spéciaux ramassant la moindre poussière. D’autres s’employaient à racler le sang séché trouvé sur les vitres pour en récupérer les fragments dans de petites fioles, ou à passer les murs au Luminol afin de faire apparaître tous les indices du carnage. Des équipes de policiers consignaient le tout dans des carnets qui rempliraient plusieurs classeurs avant le lendemain matin.

Rainie pénétra dans l’une des classes pour observer les murs à la loupe.

Quand elle quitta les lieux deux heures plus tard, elle fut assaillie par l’odeur des pins et la fraîcheur de l’air. Les étoiles étaient d’un blanc trop lumineux dans la nuit claire.

Elle était loin d’en avoir fini. Le procureur avait l’intention d’inculper Danny le lendemain midi, et il aurait besoin des premiers rapports de police. Rodriguez entendait bien se montrer féroce. Cinq tentatives de meurtre et trois meurtres, des crimes particulièrement odieux. Il était hors de question de laisser Daniel O’Grady s’en tirer en lui évitant les assises. Ce garçon de treize ans représentait une véritable menace pour la société. Il avait assassiné deux fillettes et trahi la confiance de toute sa communauté, rappelant à toute une ville paisible que le mal s’introduit partout. Il fallait l’enfermer pour le restant de ses jours.

Rester enfermé pour le restant de ses jours… Ne jamais s’amuser comme les adolescents de son âge, ne jamais tomber amoureux, ne jamais se marier, ne pas avoir d’enfants. Rester en vie jusqu’à l’âge de quatre-vingts ou quatre-vingt-dix ans sans jamais avoir vécu…

Rainie décida de ne pas retourner au bureau, préférant rentrer chez elle et s’asseoir sur son porche à regarder la nuit claire en écoutant les chouettes. Chez elle, elle pourrait enlever son uniforme qui sentait la mort et prendre une bière glacée. Enfin libérée du regard des autres, elle poserait son front sur le col glacé de la bouteille et penserait aux deux petites filles, à la prof d’informatique, à Danny, à elle-même quatorze ans plus tôt.

Lorraine Conner rentra chez elle où, enfin seule, elle s’autorisa à pleurer.

 

Non loin de là, un homme guettait.

Entièrement habillé de noir, il était équipé d’une paire de jumelles de grande puissance. Des jumelles achetées récemment, lorsqu’il avait ressenti le besoin impérieux d’observer en détail le visage de la jeune femme, ses expressions, ses yeux gris clair. Lorsqu’il l’observait dorénavant, elle était si proche qu’il en avait presque le vertige. Il distinguait tous les détails de sa silhouette mince, avec la lune en contre-jour et les lumières du porche au-dessus d’elle. Elle était en train de pleurer. De pleurer.

Depuis qu’il l’observait, jamais elle ne s’était laissée aller de la sorte.

L’inconnu en était dans tous ses états.

Avec le recul, tout lui paraissait étrange. Quand il avait entendu parler de Bakersville quelques années plus tôt, Lorraine Conner ne faisait pas encore partie du décor. Tout avait commencé le jour où il avait lu sur internet un article intitulé : « Les espoirs d’une commune laitière anéantie par les inondations. » Sur un ton dramatique, le journaliste dressait un tableau apocalyptique de la montée des eaux, des pluies torrentielles et des torrents de boue qui s’étaient abattus sur la petite ville un jour de février. Il évoquait avec force détails la solidarité des fermiers pour sauver les vaches de leurs voisins, l’eau qui montait inexorablement, inondant l’une après l’autre les fermes les plus basses, les maisons emportées et les collines menacées. Les vaches apeurées, noyées jusqu’au col dans une eau glaciale, meuglant de peur. Les énormes camions emportés en tentant de sauver les malheureux animaux. Les femmes et les enfants hagards, réfugiés sur les toits des granges, qu’il avait fallu évacuer en barque. Les éleveurs stoïques, contraints d’abattre leurs propres troupeaux pour mettre fin à leurs souffrances.

Un village frappé par la colère de Dieu, comme le disait si bien le journaliste.

Et puis était venu le temps de la reconstruction. La récolte des fonds, les lotos et les ventes de gâteaux, les opérations du type « Adoptez une vache » pour encourager les enfants des villes et les grandes entreprises à financer le sauvetage des animaux. La demi-douzaine d’exploitations construites en hauteur épargnées par les inondations qui avaient mis granges et trayeuses à la disposition des voisins. La ville qui revivait.

À la fin de l’article, le journaliste citait le maire : « Nous sommes bien évidemment tous solidaires. Les citoyens de Bakersville aiment leur communauté, ils se sentent forts et savent où se situe leur devoir. »

L’inconnu avait tout de suite su que Bakersville serait son objectif suivant. Un endroit idéal, avec une population fière de ses valeurs où tout le monde aimait tout le monde, où les gens se connaissaient les uns les autres. Des gens à abattre.

Mais l’inconnu était d’un caractère patient. D’expérience, il savait qu’il faut toujours prendre le temps de tout planifier, de prévoir jusqu’au moindre détail. Comme le lui répétait son père à tout bout de champ, ne jamais improviser. Un bon soldat prépare toujours sa campagne.

Et si son père était un vieux con, lui en revanche savait préparer ses opérations. Il commençait par définir son objectif, avant de se renseigner minutieusement. Les hommes politiques, les directeurs d’école, les journalistes, les principales associations locales, le bureau du shérif… Il planifiait tout, mais sans se presser, en prenant son temps. Toujours faire les choses dans les règles de l’art.

Il avait la ferme intention de montrer à cette ville à quoi ressemblait vraiment la colère de Dieu.

Et c’est là qu’il avait découvert l’agent Lorraine Conner. La première fois qu’il l’avait vue en chair et en os en train de patrouiller tranquillement à pied, il avait failli s’arrêter net. Des pommettes saillantes, un menton volontaire, des yeux gris qui vous regardaient bien en face. Pas exactement jolie, mais intéressante. Quelqu’un de désarmant, sans vouloir jouer sur les mots.

Une femme qui savait ce qu’elle voulait, et même pas imbécile, comme on peut supposer que l’est une fliquette de cambrousse. Ni grosse, ni du genre à se pinter à la bière le vendredi soir. Mince, racée, et pas handicapée avec un fusil, à en croire la rumeur.

Car il n’avait pas tardé à apprendre les bruits qui couraient sur son compte.

Sa mère, tuée brutalement quatorze ans plus tôt dans des circonstances pour le moins étranges. Une mère alcoolique qui passait ses nerfs sur elle à coups de poing, d’après les vieux libidineux dont les yeux se mettaient à briller quand ils pensaient à la chair blanche et ferme de l’adolescente. Tout le monde savait que Molly Conner finirait mal.

Si ce qu’on racontait était vrai, le coup de fusil lui avait emporté la tête. Un corps sans tête, grotesquement perché sur des talons aiguilles aériens, une bouteille de Jim Beam à la main. Molly Conner aurait pourtant dû savoir que l’alcool, c’est mauvais pour la santé. Ah, ah, ah.

La jeune Rainie avait trouvé sa mère comme ça en rentrant du lycée. En tout cas, c’est ce qu’elle avait raconté aux flics. Elle sortait tout juste de la maison au moment où arrivait la police locale, alertée par un voisin. Le jeune adjoint – vous savez, Shep, celui qui est devenu shérif par la suite – avait été le premier sur les lieux. On raconte que Rainie avait de la cervelle plein les cheveux et partout dans le dos quand Shep lui avait passé les menottes et qu’il l’avait emmenée.

Elle avait été libérée peu après. Les experts avaient expliqué que la cervelle collée au plafond avait dégouliné sur elle lorsqu’elle était arrivée peu après le meurtre, et que si elle avait tué sa mère, le sang aurait giclé sur elle horizontalement. Le genre de conneries que racontent volontiers les experts.

Je vais vous dire, pour être condamné dans ce putain d’État, je ne sais pas ce qu’il faut faire. On retrouve la fille pleine de cervelle et ça ne suffit pas ? Voilà bien les avocats. Toujours les avocats.

Évidemment, Rainie avait bien tourné. Pas comme sa putain de mère. C’était même un bon flic.

De ce point de vue-là, l’inconnu n’avait rien à dire. En quelques clics, il avait appris tout ce qu’il voulait savoir sur Rainie Conner : diplômée en psychologie de l’université de Portland ; de retour à Bakersville, devient la première femme policier de l’histoire de la ville ; réussit ses examens à l’École de police du premier coup ; possède un excellent dossier ; pour se maintenir en forme, fait du jogging trois à quatre fois par semaine, lit scrupuleusement le Bulletin du FBI le jour même où elle le reçoit ; consciencieuse, appliquée et plutôt efficace, à en croire les culs-terreux alcoolisés du coin.

L’inconnu s’était également intéressé à la vie très privée de Rainie. Il arrivait à la jeune femme de se laisser draguer (un sujet de discussion récurrent à Bakersville), mais jamais par quelqu’un du cru. Elle sortait rarement et ses histoires de cul ne duraient jamais longtemps. Quand elle trouvait un mec, elle lui donnait rendez-vous directement au restaurant, finissait la soirée chez lui et repartait bien avant l’aube. Pas vu, pas pris.

Le sexe ne la rebutait donc pas, mais elle le pratiquait de façon clinique, égoïste, ce qui fascinait l’inconnu.

Autre bizarrerie : tous les jours en rentrant du boulot, elle décapsulait une bouteille de Bud Light dont elle finissait inévitablement par vider le contenu par-dessus la rambarde de son porche avant d’aller se coucher.

D’après l’inconnu, une façon comme une autre de porter un toast à sa défunte mère alcoolique. Mais à force de l’observer soir après soir, la question avait fini par le tarauder : revoyait-elle la morte en faisant ça ? Pensait-elle à son corps sans tête, à la cervelle qui dégoulinait du plafond ?

C’est d’ailleurs pour ça qu’il avait décidé d’acheter des jumelles. Souvent, en vidant le contenu de sa bouteille, ses lèvres remuaient. L’inconnu aurait fait n’importe quoi pour savoir ce qu’elle disait.

Va te faire enculer, maman ?

Va te faire foutre ?

À sa façon, l’inconnu était amoureux de Rainie. Elle était son héroïne. Elle donnait un piment supplémentaire à son quotidien et il avait même décidé que ce serait elle qui le démasquerait, car elle seule était capable d’apprécier son génie. Après dix années d’efforts, enfin un adversaire à sa mesure.

Si, au départ, ses ambitions étaient modestes pour Bakersville, ce n’était plus le cas grâce à Rainie.

L’inconnu se réfugia prudemment à l’abri d’un buisson. Il rangea ses jumelles et jeta un dernier regard admiratif à son pistolet, s’autorisant le luxe de se souvenir du plaisir qu’il avait ressenti…

Il était temps de partir. Il avait encore pas mal de trucs à faire avant de retourner à son hôtel, et la route était longue.

7

Mercredi 16 mai, 8 h 00

INTERROGATOIRE DE DANIEL JEFFERSON O’GRADY

15 MAI 2000

 

Ici Lorraine Conner de la police de Bakersville, chargée de l’interrogatoire de Daniel Jefferson O’Grady, suspecté d’avoir assassiné trois personnes à la cité scolaire de Bakersville le mardi 15 mai 2000. Je suis assistée de l’agent Luke Hayes, l’interrogatoire se déroule en présence du procureur Charles Rodriguez. O’Grady a été averti de ses droits et refuse la présence d’un avocat. Il est 16 h 47.

 

CONNER : Danny, peux-tu nous dire ce qui s’est passé aujourd’hui dans ton école ?

Silence.

CONNER : Danny, est-ce que tu m’entends ? Tu comprends ce que je te demande ?

Silence.

CONNER : Quel jour sommes-nous, Danny ?

Pause.

O’GRADY : Mardi.

CONNER : Très bien. Est-ce que tu vas au collège le mardi ?

O’GRADY : Oui.

CONNER : Es-tu allé au collège aujourd’hui ?

O’GRADY : Oui.

CONNER : Et quand es-tu allé au collège, Danny ?

O’GRADY : Ce matin.

CONNER : Avec ta sœur ? Becky était avec toi ?

O’GRADY : Oui. Maman nous a déposés devant l’école. Becky aime pas prendre le bus. Il paraît qu’il a écrasé un chat, une fois.

CONNER : C’est plutôt triste, en effet. D’autant que Becky adore les animaux, c’est ça ?

O’GRADY : Ouais, elle en est dingue.

CONNER : Les vêtements que tu as sur toi, tu les portais à l’école aujourd’hui ? Ce jean et ce T-shirt noirs.

O’GRADY : Oui.

CONNER : Tu mets souvent des vêtements noirs ?

O’GRADY : Je ne sais pas.

CONNER : Oui, mais pourquoi t’habiller en noir aujourd’hui ?

Silence.

CONNER : Tu es allé en classe ce matin, Danny ?

O’GRADY : Oui.

CONNER : Tu es en cinquième, c’est ça ? Comment s’appelle ton professeur ?

O’GRADY : Monsieur Watson.

CONNER : Il est sympa ? Tu l’aimes bien ?

O’GRADY : Ben oui, ça va.

CONNER : Qu’avez-vous fait en classe ce matin ?

O’GRADY : Le matin, on commence par Anglais, et puis Maths. Normalement, on devait faire un jeu en cours de Géo cet après-midi. Placer les capitales sur des cartes…

CONNER : Oui, mais le jeu n’a pas pu avoir lieu cet après-midi, hein, Danny ?

Silence.

CONNER : Quel genre de sac tu prends pour aller à l’école ?

O’GRADY : Un sac à dos.

CONNER : Et tu avais quoi dans ton sac à dos, aujourd’hui ?

Silence.

CONNER : Danny, est-ce que tu avais des armes dans ton sac ? Tu as apporté des armes à l’école ?

Pause.

O’GRADY : Ben, oui.

CONNER : Ces armes, d’où tu les tiens ? Elles sont à toi ?

O’GRADY : Non. (Pause.) Elles sont à mon père.

CONNER : Tu es allé les prendre dans un tiroir ?

O’GRADY : Dans le coffre.

CONNER : Le coffre ? Mais alors, il n’était pas fermé ?

O’GRADY : Si, il était fermé. Mon père ferme toujours son coffre.

CONNER : Mais alors, comment as-tu fait pour l’ouvrir ?

O’GRADY : Je suis malin, O.K. ? Je suis très malin.

Pause.

CONNER : D’accord, Danny. Tu es assez malin pour ouvrir le coffre tout seul, y prendre deux armes et les apporter à l’école. Et qu’est-ce que tu as fait d’autre de malin ?

Silence.

CONNER : Tu t’es servi de tes armes pour tirer à l’école ? Tu as commencé à tirer dans le couloir ?

Silence.

CONNER : Danny, j’essaye de t’aider. Mais pour que je t’aide, il faudrait que je sache ce qui s’est passé cet après-midi. Les deux petites filles et la prof d’informatique sont mortes, Danny. Tu comprends ce que ça veut dire, mortes ?

Pause.

O’GRADY : Ma grand-mère est morte. J’ai été à l’enterrement. C’est ça, être mort.

CONNER : Tu as vu tes parents pleurer, ce jour-là ? Ils étaient très tristes ? Tristes comme aujourd’hui ? Tu as vu ton père pleurer, Danny. Tu sais pourquoi il pleurait ?

O’GRADY : Oui. (Très faiblement.) Oui.

CONNER : Qu’est-ce qui s’est passé cet après-midi, Danny ? Qu’est-ce que tu as fait ? Tu étais très en colère, c’est ça ?

Silence.

O’GRADY : Je suis malin.

CONNER : Danny, j’ai besoin de savoir si c’est toi qui as tué ces petites filles. C’est toi qui as tiré sur elles ?

O’GRADY : Je suis malin, je suis malin, je suis malin, je suis malin !

CONNER : Tu as tué ces petites filles, Danny ?

O’GRADY : Ouais ! Ouais, c’est moi, O.K. ? Je suis malin !

CONNER : Mais pourquoi, Danny ? Pourquoi avoir fait ça ?

Une porte s’ouvre brusquement.

JOHNSON : Je m’appelle Avery Johnson et je suis ici en tant qu’avocat de Daniel O’Grady. Arrêtez immédiatement cet interrogatoire.

CONNER : Mais pourquoi, Danny, pourquoi ?

JOHNSON : Ne réponds pas…

CONNER : Dis-moi pourquoi ! Pourquoi avoir tué ces petites filles, Danny ?

O’GRADY : J’ai peur.

 

À bord du Boeing 747, l’agent enquêteur du FBI Pierce Quincy ôta ses écouteurs et repoussa le magnétophone. C’était la troisième fois qu’il écoutait la cassette de l’interrogatoire depuis le décollage. Il griffonna quelques notes sur un petit carnet acheté à la dernière minute à l’aéroport de Seattle. Sur la couverture du carnet à spirale rouge, il avait écrit : ENQUÊTE N° 12, DANIEL JEFFERSON OGRADYBAKERSVILLE, OREGON

Tout sourire, l’hôtesse s’approcha pour enlever son gobelet en plastique et lui faire de la place sur sa tablette. Quincy lui sourit machinalement, baissant aussitôt les yeux pour éviter qu’elle ne lui fasse la conversation. Il avait trop d’ados meurtriers dans la tête pour ça.

C’était loin d’être la première fois qu’une hôtesse lui souriait. À quarante-cinq ans, ses cheveux noirs s’étaient argentés sur les tempes, mais il restait grand, élégant. Tout au long de l’année, il sautait d’un avion à l’autre à la poursuite des pires prédateurs produits par la société. Il connaissait son métier sur le bout des doigts, avait tout vu ou presque et s’efforçait de toujours rester poli bien qu’il n’ait pas la moindre patience envers les imbéciles. Mais surtout, Pierce Quincy avait un regard inquisiteur qui fascinait la plupart de ses interlocuteurs quand il ne les intimidait pas.

C’était particulièrement vrai lorsqu’il était en mission, son attaché-case plein de photos judiciaires des meurtres les plus sordides. Après quinze ans de métier, Quincy en était arrivé à jongler avec ces documents dignes d’un musée de l’horreur comme s’il s’agissait de simples cartes postales, ce qui le rendait à la fois fier et triste : fier d’avoir toujours su rester objectif, triste de s’être endurci.

Quincy se trouvait tout à fait par hasard sur la Côte ouest lorsque Quantico l’avait appelé pour lui signaler la tuerie de Bakersville. Théoriquement en disponibilité de son boulot d’enquêteur et d’instructeur à l’École du FBI en Virginie, il avait appris la semaine précédente que le corps d’une prostituée avait été retrouvé au bord de l’Interstate 5 à Seattle. La police locale craignait que l’affaire ne soit liée à celle du Monstre de la Green River, un tueur en série des années 80 sur lequel on n’avait jamais pu mettre la main. Quincy connaissait bien le dossier pour avoir travaillé dessus un an plus tôt, sans rien trouver. Jusqu’à l’assassinat de la prostituée.

Le directeur adjoint du FBI avait personnellement insisté pour que Quincy reste chez lui.

— Je sais que vous avez des problèmes familiaux en ce moment, avait-il remarqué. Et si ça se trouve, cette affaire n’a rien à voir avec celle du Monstre de la Green River. N’y pensez plus.

Après l’avoir remercié, Quincy s’était rendu à l’aéroport Dulles de Washington et avait pris un billet pour Seattle. Sa fille cadette retournait à l’université le lendemain et son ex-femme n’avait pas la moindre intention de lui adresser la parole. Quant à sa fille aînée, Amanda… Quincy ne pouvait plus rien pour elle. Ce qui était fait était fait et Quincy avait avant tout besoin de trouver refuge dans son boulot.

Avant d’accepter un poste au sein du département des Sciences du comportement cinq ans auparavant, l’agent enquêteur Quincy s’était fait remarquer comme l’un des psychologues les plus doués du FBI. En moyenne, il avait contribué à faire arrêter chaque année cent vingt violeurs, assassins et kidnappeurs. Face à des individus dotés d’un QI supérieur à celui de la plupart des génies, il avait une technique bien à lui qui consistait à se servir de leur propre intelligence pour les piéger, ce qui lui avait permis de résoudre des affaires particulièrement difficiles. S’il avait probablement sauvé de nombreuses vies, il en avait perdu d’autres pour avoir commis quelques erreurs, et ces échecs l’avaient rendu philosophe.

Quincy était d’ailleurs parfaitement capable de gérer ce genre de stress. Son ex-femme lui disait souvent qu’il en avait besoin pour vivre, que son univers était aussi sombre que celui des meurtriers qu’il traquait ; elle prétendait même qu’il avait besoin de ces crimes horribles pour trouver son équilibre.

Quincy n’était guère convaincu par cette vision de lui-même, sans chercher pour autant à la réfuter. Il était pleinement conscient que son travail avait fini par déteindre sur son caractère, à l’éloigner de la réalité. Pour lui, les fêtes foraines de campagne étaient des repaires de pédophiles, les caves des cimetières, les étudiants en psychologie des psychopathes.

Quincy allait jusqu’à refuser de mettre les pieds dans une Coccinelle Volkswagen, sous prétexte que c’est la voiture de prédilection des tueurs en série. Hors de question.

Tout comme il était hors de question d’assister à l’agonie de sa fille.

En fin de compte, le crime de Seattle n’avait rien à voir avec le Monstre de la Green River. On avait fini par appréhender le coupable, un chauffeur routier de passage, mais Quincy en avait profité pour jeter un œil sur les affaires locales en suspens. Officiellement, il était censé donner son avis ; en réalité, il s’agissait d’éviter de rentrer chez soi et de troquer son uniforme de Super Flic pour celui de Parent Paumé, contraint d’attendre l’inexorable dans une chambre d’hôpital.

C’est à ce moment-là qu’un jeune garçon, en ouvrant le feu dans un collège de l’Oregon, avait sauvé Quincy, si l’on peut dire.

Comme tout le monde aux États-Unis, il n’avait suivi que de loin la fusillade qui avait eu lieu en novembre 1995 à la Richland High School de Lynnville dans le Tennessee, faisant deux morts et un blessé. Ce village de 353 habitants était trop éloigné des préoccupations habituelles de Quincy, et tout semblait indiquer qu’il s’agissait d’un cas isolé. Trois mois plus tard, autre fusillade, cette fois à la Frontier Junior High de Moses Lake, dans l’État de Washington. Trois morts et un blessé, le responsable était un élève de quatorze ans. Un an plus tard, presque jour pour jour, nouvelle fusillade à Bethel en Alaska. Deux morts, deux blessés, le tueur de seize ans avait invité un groupe de copains à assister à la tuerie. Huit mois plus tard, Luke Woodham, âgé de seize ans lui aussi, avait assassiné trois personnes et en avait blessé sept autres à Pearl dans le Mississippi. Deux mois plus tard, trois élèves trouvaient la mort à la Heath High School de West Paducah, Kentucky. C’était à chaque fois la même chose, et la liste s’était allongée depuis avec Jonesboro en Arkansas, Springfield dans l’Oregon, Littleton au Colorado, Fort Gibson en Oklahoma. Autant d’établissements scolaires, autant de tragédies qui avaient frappé les consciences.

Les journaux évoquaient une épidémie de violence au sein de la jeunesse américaine. Certains incriminaient les jeux vidéo, d’autres attribuaient le phénomène à la libre circulation des armes, à la démission parentale, à Hollywood, à la politique et même à l’émission de télévision de Jerry Springer. Il fallait en tout cas faire quelque chose, et vite : réglementer les ventes d’armes, censurer la télévision, installer des détecteurs de métaux et remettre les uniformes à l’ordre du jour dans les écoles, entre autres propositions.

Au département des Sciences du comportement du FBI, Quincy et ses collègues n’étaient guère convaincus. S’agissait-il véritablement d’une tendance durable ou bien d’une simple anomalie statistique ? Était-on en présence d’enfants « normaux » sous l’influence néfaste des médias ou bien était-ce un phénomène beaucoup plus profond ?

Comment ces adolescents en arrivaient-ils à tuer, et comment faire pour les en empêcher ?

Même à Quantico, les experts en criminologie n’avaient pas de réponse toute prête.

C’est d’ailleurs ce qui leur faisait peur, car eux aussi avaient des enfants.

Six mois plus tôt, Quincy s’était lancé dans une étude afin de comprendre ce qui se passait dans la tête de ces jeunes meurtriers. Il s’agissait de trouver le moyen de leur venir en aide et, surtout, d’éviter d’autres carnages. Son but était de permettre aux responsables d’établissements scolaires et aux services de police de les repérer. Au passage, Quincy espérait pouvoir proposer des mesures concrètes et aider parents et enseignants à canaliser ces adolescents violents.

Facile à dire.

Contrairement aux tueurs en série, les auteurs de massacres ne correspondent à aucun schéma récurrent. Certains passent à l’acte après une journée difficile, d’autres parce qu’ils sont mentalement fragiles, parce qu’ils sont influençables, parce qu’ils se droguent, parce qu’ils sont amoureux ou en manque d’amour, parce qu’ils ont envie qu’on parle d’eux, parce qu’ils veulent se venger, ou par simple pulsion morbide. Ils sont aussi bien jeunes que vieux, riches que pauvres, sociables ou solitaires, plus ou moins éduqués. Selon les cas, leurs attaques sont soit totalement improvisées, soit méticuleusement préparées.

De plus, la plupart d’entre eux finissent par mettre fin à leurs jours, ce qui complique encore le travail des enquêteurs. Pourquoi ont-ils craqué ? À quoi pensent-ils au moment de passer à l’acte ? Sont-ils susceptibles de recommencer ? La plupart du temps, toutes ces questions restent sans réponses. Au mieux, les experts sont capables d’établir des « grilles de risque » à partir d’éléments purement statistiques, sachant qu’en règle générale :

1/ Les auteurs de massacres ont des pulsions violentes (ils battent leur femme, leurs enfants, aiment la bagarre…).

2/ Ils se comportent souvent de manière inquiétante. Au lendemain d’une tragédie, il se trouve toujours des voisins ou des collègues pour dire qu’ils avaient un mauvais pressentiment au sujet du criminel. Ils l’évitaient au bureau, ne voulaient pas que leurs enfants jouent avec l’ado concerné, faisaient tout pour ne pas se trouver seul avec la personne, etc.

3/ Ce sont des asociaux qui préfèrent la solitude ou bien qui transgressent les règles de la vie courante.

4/ Ils entretiennent des rapports difficiles avec les autres.

5/ Ils ont l’habitude de proférer des menaces, imaginaires ou réelles.

6/ Ils manquent de stabilité (ont peu d’amis, viennent d’une famille éclatée, etc.).

7/ Ils ont l’impression d’avoir été trahis par la vie, leur entourage, leur conjoint, leur employeur…

8/ Ils traversent une période de stress (viennent de perdre leur emploi, sont en passe de divorcer, ont récemment perdu un proche…).

 

Sans être une panacée, ce type de grille d’évaluation se révélait fort utile à Quincy, et il n’était pas le seul à y avoir recours. La plupart des services de ressources humaines des grandes entreprises s’en servaient pour repérer les employés potentiellement dangereux. À la suite des diverses tragédies survenues dans des établissements scolaires, les psychologues du pays avaient d’ailleurs souhaité avoir accès à ce genre d’évaluation.

Une telle liste était pourtant trop vague et ne pouvait se révéler fiable dans le cas de très jeunes criminels. Peut-on parler de « stress situationnel » chez un gamin de onze ans sous prétexte qu’il a des boutons, qu’on lui pose un appareil dentaire, que sa petite copine le quitte ? Peut-on parler de « violence récurrente » chez un élève d’école primaire parce qu’il jette des pierres, arrache les ailes des mouches et privilégie les sports violents ?

Si l’on ajoute les enfants de familles divorcées et tous les ados dignes de ce nom qui ont le sentiment d’être mal aimés, on se trouve devant un nombre statistiquement élevé de jeunes considérés comme des meurtriers en puissance.

Les enfants sont imprévisibles dans le meilleur des cas, ou tout simplement difficiles à comprendre. Ils ont un sens de la réalité limité, sont guidés par leurs pulsions hormonales et n’ont pas de notion claire des conséquences de leurs actes. Mais surtout, les jeunes sont beaucoup plus sensibles que les adultes au regard des autres. Ils sont également plus vulnérables face aux médias et aux influences extérieures, notamment celles des sectes et des groupes extrémistes.

Plus Quincy se spécialisait dans ce domaine, plus il prenait conscience de ses lacunes. Selon lui, il s’agissait d’une mission à long terme et il lui faudrait des années au contact de meurtriers juvéniles pour comprendre leur fonctionnement. Il était à la fois attiré et rebuté par l’ampleur de cette tâche.

Au-dessus de sa tête, le voyant rouge s’alluma. L’avion amorçait sa descente et il était temps d’attacher sa ceinture. Quincy rangea ses notes sur l’interrogatoire de Danny O’Grady d’un air soucieux.

Il ne savait pas grand-chose de cette affaire, mais plusieurs éléments le troublaient. D’abord, la précision avec laquelle l’enseignante avait été tuée. Il aurait voulu en savoir plus sur ses relations avec Danny. Mais aussi l’heure de la fusillade : pourquoi avoir choisi un moment où tous les élèves étaient retournés en classe ? Pourquoi, sinon pour tenter de limiter les dégâts, comme si l’assassin avait voulu épargner des vies humaines ?

Enfin, il y avait cet interrogatoire. À en juger par le ton de Danny, Quincy était convaincu que le jeune garçon n’était pas en état de subir un interrogatoire poussé lorsqu’on avait recueilli sa confession. La jeune femme chargée de l’enquête avait bien fait son travail dans un premier temps, lui posant des questions simples pour le mettre en confiance, mais elle avait fait fausse route par la suite en passant trop vite à l’essentiel. Trop souvent, les enfants ont tendance à vouloir donner les réponses qu’attendent les adultes au lieu de dire la vérité. Quincy trouvait surtout étrange l’insistance avec laquelle Danny avait répété qu’il était malin. Une question en suspens, parmi beaucoup d’autres.

Restait à savoir comment l’avocat de Danny recevrait une nouvelle demande d’interrogatoire, ou quel accueil lui réserverait la police locale. Pierce Quincy sourit. Il ne se faisait guère d’illusions à ce sujet. Les paris étaient ouverts sur la nature du qualificatif dont Lorraine Conner l’affublerait en le voyant débarquer dans son enquête.

8

Mercredi 16 mai, 11 h 08

— Espèce de petit merdeux. Essayez encore une fois de voir le procureur derrière mon dos et je vous initie personnellement aux plaisirs de la bouse de Bakersville. Compris ?

— J’avais besoin d’information, c’est tout…

— Vous avez voulu me piquer l’affaire, voilà la vérité !

— Uniquement parce que vous n’avez pas les moyens de diriger cette enquête convenablement.

Les yeux de Rainie lui sortaient des orbites, elle était prête à imploser. Elle venait de passer une matinée éprouvante, entamée à 7 heures par une conversation tendue avec Abe Sanders. Ça n’avait visiblement pas suffi puisqu’à 11 heures il lui fallait déjà remettre les choses au point. Avoir le culot de demander au procureur de lui retirer l’enquête ! Tout ça pour s’approprier son affaire !

Si Sanders avait eu une once de psychologie, sachant pertinemment qu’elle avait dormi quatre heures cette nuit-là, il aurait évité de s’attaquer à Rainie.

La jeune femme se leva de son bureau – un morceau de contreplaqué posé sur deux tréteaux – installé à la hâte au QG des enquêteurs de Bakersville. Un QG improvisé dans un grenier poussiéreux et mal ventilé de la mairie, tout de même équipé à sa demande d’une cafetière électrique et d’un château d’eau. Un lieu spartiate, mais infiniment plus commode que les minuscules locaux de la police municipale.

Rainie avait travaillé d’arrache-pied toute la matinée. Levée à 4 h 30, elle avait entamé la journée par un jogging avant de taper les rapports de la veille. Ensuite, elle avait négocié avec le maire l’attribution du QG et préparé son entrevue avec Sanders. Elle pensait pourtant avoir été claire. Pour les besoins de l’enquête, il était impératif que la police d’État coopère avec la police locale. Sanders servirait de liaison avec les services chargés d’analyser les éléments recueillis sur place, tout en faisant bénéficier l’enquête de son expérience. De son côté, Rainie fournirait l’équipe de terrain – elle-même, Luke et trois agents volontaires – pour procéder aux interrogatoires. Leur compétence garantissait la coopération de l’école et des parents.

Sanders avait demandé à poursuivre ses investigations sur le lieu de la fusillade, notamment en examinant les ordinateurs à la recherche d’éléments nouveaux. Rainie était parfaitement consciente qu’elle avait besoin d’aide, mais il n’était pas question qu’elle renonce à diriger son enquête. Un point, c’est tout.

Apparemment, tout n’était pas aussi simple.

— Vous avez été en dessous de tout au moment du drame, attaqua Sanders. Vous n’avez aucune expérience, et ça se voit.

— J’ai sécurisé le bâtiment et arrêté un meurtrier, excusez du peu.

— Vous êtes arrivée comme un éléphant dans un magasin de porcelaine, la corrigea-t-il. Vous avez même laissé les équipes de secours pénétrer dans le bâtiment avec leurs gros sabots alors que vous savez très bien que c’est contraire à tous les règlements. Pourquoi ne pas avoir invité les pompiers à faire la fête, pendant que vous y étiez ?

— J’ai donné l’ordre de bloquer Walt à l’entrée, mais il a décidé de passer outre, ce dont se réjouit tout particulièrement Bradley Brown aujourd’hui.

— Si ça se trouve, il aurait peut-être survécu.

— Peut-être survécu ? Non mais je rêve ! Vous êtes payé au cadavre ou quoi, dans votre service ?

Sanders ne se démonta pas pour autant.

— Tout le monde sait que les équipes de secours brouillent systématiquement les pistes. Tout comme les parents affolés qui cherchent leurs enfants et les ronds-de-cuir qui comptent leurs élèves…

— On est arrivés là-bas aussi vite qu’on a pu. La topographie de Bakersville étant ce qu’elle est, la cité scolaire se trouve en pleine zone résidentielle à un quart d’heure du centre. Et vous savez très bien que je ne pouvais rien faire avant d’arriver sur place.

— D’accord, mais une fois que vous étiez sur place ? Tirer en l’air à l’endroit le plus déterminant pour l’enquête, c’est ça ?

— Un suspect armé pointait son arme sur moi ! rétorqua Rainie. Je veux bien protéger les indices, mais pas au péril de ma vie.

— Ah, nous y voilà ! Vous aviez la trouille, alors vous avez tiré en l’air. Maintenant je comprends, tout devient clair !

— Espèce de sale petit…

Les poings de Rainie se crispèrent. Elle compta jusqu’à dix avant de s’apercevoir qu’un inconnu endimanché venait de pénétrer dans la pièce. Et merde ! Voilà que les types de la police d’État faisaient des petits, maintenant !

Elle s’obligea à reprendre son calme et dit d’une voix posée :

— Comme je l’ai écrit dans mon rapport, inspecteur… car vous avez bien lu mon rapport, je suppose, pour éplucher les fautes d’orthographe, c’est ça ? Dans mon rapport, j’ai précisé qu’à la dernière seconde, le père du suspect s’était interposé et que j’avais été contrainte de modifier mon angle de tir.

— Si je comprends bien, vous vous prenez pour Calamity Jane.

— Juste une petite question. Ça vous est déjà arrivé de sortir votre arme en mission ? Je serais curieuse de savoir si on vous a déjà mis en joue.

Sanders fronça les sourcils. Monsieur Je-Sais-Tout ne s’était visiblement jamais trouvé du mauvais côté d’une arme à feu. Et qui avait l’air d’un imbécile sans expérience, maintenant ? Mais le triomphe de Rainie fut de courte durée.

— Ce qui nous amène à l’arrestation du suspect et à tout ce qui va avec, reprit l’inspecteur.

— Quoi encore ?

— D’abord, la confession. Vous avez parlé de la confession avec le procureur ?

— Bon Dieu, mais Rodriguez était présent, j’ai respecté la procédure à la lettre !

— Pas tout à fait, apparemment. L’avocat de Danny O’Grady est d’ailleurs décidé à demander l’annulation de la confession…

— Vous pensiez peut-être qu’il allait demander qu’on la fasse encadrer ?

Sanders ignora le sarcasme.

— Il prétend que son client était en état de choc, donc incapable de faire valoir ses droits. Il remarque également que vos questions étaient tendancieuses, ce qui est contraire à la loi lorsque l’on procède à l’interrogatoire d’un mineur. Il a déjà toute une série d’experts prêts à déclarer que c’est vous qui avez soufflé ses réponses à Danny.

— C’est ça. J’étais ravie d’entendre le fils de mon patron me dire qu’il venait de tuer trois personnes, maugréa Rainie avant de balayer l’argument d’un revers de la main. Mais passons. Il nous reste les tests de paraffine et les deux armes, ce qui ne me semble pas tout à fait négligeable.

Sanders esquissa un sourire satisfait, et Rainie comprit qu’elle n’était pas au bout de ses peines.

— Parlons-en, des traces de poudre trouvées sur les mains et les vêtements de Danny O’Grady.

Sanders prit la pose d’un avocat de la défense.

— Est-il vrai, agent Conner, que vous avez utilisé votre arme sur le lieu de la fusillade ?

— Oui, comme je l’ai expliqué dans…

— N’est-il pas avéré qu’en faisant usage d’une arme à feu, vous laissez des traces de poudre ?

— Si, bien sûr, mais je ne me trouvais pas à côté de Danny et…

— Il n’en reste pas moins que vous aviez de la poudre sur vos propres mains, n’est-ce pas ? Un peu plus tard, n’avez-vous pas procédé à la fouille du suspect, Danny O’Grady ? N’avez-vous pas été en contact avec ses vêtements, ses bras, ses mains au moment de cette fouille au corps, et par la suite lorsque vous lui avez passé les menottes ? En réalité, n’est-on pas en droit de penser que les traces de poudre relevées sur l’accusé lui viennent de vous, puisque vous portiez vous-même des traces de poudre pour avoir utilisé votre arme ?

Rainie se trouva déstabilisée. Elle n’avait pas pensé à ça. Tout était allé si vite. Tout mettre en œuvre pour ne pas tuer Shep ou son fils. Ensuite, maîtriser Danny. Qu’aurait-elle dû faire ? Demander à un gamin armé suspecté de meurtre de rester là bien sagement pendant qu’elle allait se laver les mains ?

Elle cherchait désespérément une planche de salut.

— Le labo peut certainement procéder à d’autres tests. Il existe diverses sortes de traces de poudre. Il suffit de prouver que les miennes et les siennes n’étaient pas les mêmes.

— C’est bien ce qu’on est en train de faire, répondit Sanders, reprenant son ton incisif. Mais on ne sait pas encore si ça va marcher. Il semble que Danny se soit servi des munitions de son père et vous n’êtes pas sans savoir qu’il se fournit auprès du même fabricant que la police locale. Pas vraiment simple, tout ça, vous ne trouvez pas ?

Rainie avait mal à la tête, mais elle n’avait pas l’intention de le laisser voir. Pas question de donner ce plaisir à Sanders. Et puis il y avait toujours ce type sur le pas de la porte qui ne perdait rien de leur conversation. Si jamais c’était un journaliste, elle l’assommerait.

Comme Sanders avait été chargé de s’occuper des armes de Danny, elle lui demanda :

— Sait-on au moins comment ont été abattues les victimes ?

— La balistique est en train de s’occuper de ça. On n’a pas encore les résultats.

— Mais quelle arme pourrait-il y avoir, autre que celles de Danny ? Surtout qu’on a ses empreintes.

— Aucune empreinte, répondit Abe.

Quoi ? C’est impossible. Je l’ai vu de mes yeux vu avec ces deux flingues. Et j’ai veillé à faire sortir Shep en premier. Personne n’a pu effacer les empreintes.

— Elles n’ont pas été essuyées, mais comme par hasard, elles sont trop floues pour être utilisables, comme si un flic expérimenté s’était ingénié à les effacer en feignant de désarmer brutalement son propre gamin.

— Non, rétorqua Rainie.

— Et pourquoi non ? Parce que Shep est votre patron et que vous avez une dette envers lui ?

— Attention où vous mettez les pieds. Ça n’a rien à voir avec cette histoire.

Sanders n’était pas disposé à lâcher prise.

— Je suis loin d’être de votre avis. Entre les mains d’un bon avocat, Conner, le poster d’Andy Gibb que vous embrassiez fougueusement tous les soirs à douze ans devient une pièce à conviction. J’ai mené ma petite enquête. Il y a quatorze ans, vous avez été arrêtée pour meurtre alors que vous aviez dix-sept ans. Celui qui vous a arrêtée était un certain Shep O’Grady, et celui qui vous a innocentée était un certain Shep O’Grady.

— Il s’était trompé, et il s’en est aperçu.

— Et alors ? Je remarque simplement que vous travaillez ensemble, que vous allez régulièrement dîner chez lui et qu’il vous a sorti d’une mauvaise passe il y a quatorze ans, avant de vous donner un boulot six ans plus tard, ce qui ne manque pas de faire jaser en vile. Vous vous imaginez peut-être qu’on n’en parlera pas au procès ? Shep protège son fils, vous protégez Shep, et vous êtes les trois seules personnes présentes au moment des faits. À mon avis, il y a un truc qui cloche.

— Il ne s’est rien passé de louche dans ce bâtiment, inspecteur. Vous n’étiez pas là. Vous ne savez même pas comment les choses se sont déroulées.

Sanders garda le silence quelques instants, avant de reprendre plus insidieusement :

— Non, je crois que c’est vous qui ne savez pas comment les choses se sont déroulées. Shep vous a confié l’enquête avant même d’arriver sur les lieux. Pour quelle raison ? Quand vous arrivez à la cité scolaire, la voiture de Shep est déjà là, mais on n’entend pas parler de lui pendant trois quarts d’heure. Où se trouve le shérif ? Que fait-il ?

— Il a déclaré que Danny l’avait pris en otage dans une salle de classe.

— En êtes-vous certaine ? Qui peut en témoigner ? De mon point de vue, vous commencez à fouiller les classes sans voir personne. Au moment précis où vous vous apprêtez à entrer dans la dernière classe, ils font irruption devant vous. Dix secondes plus tard, vous vous trouvez au beau milieu d’une petite scène de famille au cours de laquelle vous déchargez votre arme comme par miracle, ce qui a pour effet de réduire à néant les éléments de preuve qui pouvaient exister, tandis que Shep O’Grady en profite pour rendre inutilisables les empreintes sur les armes de son fils. Voilà qui tombe drôlement bien, si vous voulez mon avis.

Rainie n’en croyait pas ses oreilles.

— Vous croyez vraiment que Shep a monté de toutes pièces une confrontation entre un officier de police et son fils en espérant que ça lui donnerait l’occasion de détruire des preuves gênantes pour Danny ?

— Pas une confrontation avec un officier de police, Conner. Une confrontation avec vous. Vous connaissez Danny depuis qu’il est tout petit. À en croire les habitants de cette ville, vous et Luke avez pratiquement élevé Danny O’Grady en jouant avec lui tous les après-midi dans le bureau du shérif. Et vous auriez tiré sur lui ?

— Shep est un flic intègre. Jamais il ne détruirait volontairement une preuve.

— C’est aussi le père de Danny, alors ne vous faites pas trop d’illusions.

— Mais j’étais là, je sais quand même comment ça s’est passé !

— Ouais, surtout que Shep est déjà en train d’annoncer à toute la ville qu’il n’y a aucune preuve tangible contre son fils et qu’il va être libéré. À votre avis, qui s’est empressé de faire remarquer que vous aviez déchargé votre arme avant de fouiller Danny ? Et qui s’ingénie à dire qu’il n’y a rien d’utilisable sur le lieu de la fusillade ? Shep sait où se trouve son intérêt. Vous n’avez pas envie de regarder les choses en face, et c’est d’ailleurs pour ça que vous devez passer la main à quelqu’un de parfaitement objectif. Quelqu’un qui a de l’expérience.

— Quelqu’un qui adore parader devant les journalistes.

Sanders secoua la tête d’un air dégoûté.

— Vous savez, Conner, dans quatre-vingt-dix pour cent des enquêtes que je mène, les gens sont condamnés. Vous avez le droit de me détester si ça vous amuse, mais vous pourriez au moins me témoigner un minimum de respect. C’est vous qui faites de cette histoire une affaire d’ego. Tout ce que je veux, c’est obtenir une condamnation pour que les gens puissent recommencer à vivre dans ce patelin.

— Alors, c’est que vous êtes un imbécile, répondit froidement Rainie. Vous croyez vraiment que les gens se sentiront mieux quand un gamin de treize ans se trouvera derrière les barreaux ? Vous croyez qu’on tournera la page aussi facilement ? Personnellement, je sais qu’à chaque fois que je passerai devant cette école, je me demanderai ce qui a bien pu se passer cet après-midi-là. Et tout le monde se posera exactement la même question. Qu’est-ce qui pousse un gamin à tuer ? Pourquoi ces deux petites filles sont-elles mortes ? Pourquoi n’a-t-on rien pu faire pour empêcher ça ? Davantage qu’un coupable, ce dont la ville a besoin, c’est d’une explication, et je compte bien tout mettre en œuvre pour la lui donner. Maintenant, inspecteur, je vous demanderai de bien vouloir quitter mon bureau, et la prochaine fois que vous vous adressez à Rodriguez, arrangez-vous pour enlever le balai que vous avez dans le cul. Ça vous fera du bien.

Rainie retourna s’asseoir à son bureau. Quelques instants plus tard, elle eut la satisfaction d’entendre Sanders sortir en trombe, ce qui ne la mit pas de bonne humeur pour autant. Cette guerre de tranchées commençait à lui peser.

D’autant que Sanders avait raison : elle avait tout raté la veille. Il ne suffit pas d’avoir cru bien faire dans une affaire criminelle. Si elle avait arrêté un suspect, elle avait surtout détruit toute une série de preuves. Si ça continuait, elle serait bientôt mûre pour postuler à la police de Los Angeles.

Sa crédibilité ne tarderait pas à être mise en cause. Les gens parleraient. Normal, dans une petite ville. Si les gens ne parlaient pas, à quoi occuperaient-ils les longues soirées d’hiver ?

Rainie Conner est dangereuse. Va falloir se méfier. Déjà qu’elle a tué sa mère…

Rainie soupira avant de se souvenir que l’inconnu en costume bleu marine attendait toujours sur le pas de la porte.

— Je peux vous aider ? demanda-t-elle d’un ton brusque.

— Lorraine Conner ?

— Je ne sais pas. Qui la demande ?

L’homme eut un petit sourire en coin. Ses yeux se plissèrent et Rainie en profita pour le dévisager. Un visage de chasseur. Un regard bleu acéré. Elle ne savait pas qui était son interlocuteur, mais elle aurait préféré qu’il prenne ses cliques et ses claques.

— Je m’appelle Pierce Quincy et je suis agent enquêteur du FBI.

— Et merde !

Il sourit à nouveau et Rainie en fut à nouveau déstabilisée. Elle aurait pourtant dû savoir à quoi s’en tenir. Si seulement elle avait eu une bière glacée à portée de main…

L’enquêteur du FBI s’avança et prit un siège sans y être invité.

— Je suppose que ce monsieur représentait la police d’État ?

— Monsieur Je-Sais-Tout fait partie de la Criminelle. Dieu ait pitié de nous !

— Un taux de condamnation de quatre-vingt-dix pour cent, c’est plutôt pas mal.

— Il est également premier en orthographe, et ça ne m’empêche pas d’avoir envie de l’étrangler au bout de cinq minutes.

— L’affaire se présente mal ?

— Vous voulez dire que j’ai merdé dans les grandes longueurs, oui, répondit-elle.

— Et maintenant, vous comptez vous endormir sur vos lauriers ?

— Pas exactement. Je suis en train de réfléchir à ce que je pourrais faire d’autre.

L’homme esquissa un sourire, mais Rainie n’était pas d’humeur à lui faire la conversation. Elle se pencha en avant, décidée à aller droit au but.

— Vous voulez quoi au juste, monsieur Superflic ? Je suis fatiguée, j’ai un triple meurtre sur les bras et je n’ai pas l’intention de renoncer à diriger cette enquête. Comme ça, au moins vous savez à quoi vous en tenir.

— Je suis ici pour vous aider…

— Mon cul.

— Bien. Alors, disons que je suis un bureaucrate de plus chargé de vous mettre des bâtons dans les roues et de remettre en cause votre professionnalisme.

— Enfin un flic honnête.

— Je voudrais également m’entretenir avec Daniel O’Grady.

Rainie se recula sur son siège. Que venait réellement faire cet ostrogoth ?

Elle bascula sa chaise en arrière, posa négligemment un pied sur son bureau et croisa l’autre pardessus. Elle avait encore mal aux jambes d’avoir couru ce matin-là. Tout en étendant ses jambes, elle observa attentivement l’agent enquêteur Pierce Quincy.

Un type d’expérience, pensa-t-elle, reconnu pour ses compétences. La quarantaine, les tempes légèrement argentées, ce qui allait bien avec ses cheveux courts et son costume chic. Elle aurait parié tout ce qu’on voulait que l’agent enquêteur Pierce Quincy faisait tout pour mettre en valeur son autorité naturelle. Ce type-là avait dû voir pas mal de choses au cours de sa carrière. Rien ne l’impressionnait plus, et Rainie l’envia l’espace d’un instant.

— Vous êtes psychologue ? demanda-t-elle, sûre de la réponse.

— Entre autres. Je suis instructeur au FBI et je fais de la recherche pour le département des Sciences du comportement.

— Spécialiste des tueurs en série.

— Les tueurs en série, les violeurs, les pédophiles, répondit-il avec le plus grand sérieux. C’est super pour les cauchemars.

— Que voulez-vous à Danny ? Il est soupçonné d’avoir tué plusieurs personnes dans une fusillade, mais ce n’est pas un tueur en série.

— Je vois que vous avez des lettres. De plus, c’est un enfant, ce qui le place dans une catégorie encore différente. Malheureusement, nous ne maîtrisons pas encore toutes ces subtilités, ce qui explique ma présence ici.

Rainie leva les sourcils.

— Vous êtes spécialisé dans les fusillades en milieu scolaire ?

— Exactement.

— Vous allez d’un endroit à l’autre pour étudier les gamins qui tuent d’autres gamins ?

— Eh oui.

Rainie secoua la tête. Elle ne savait plus si elle devait rire ou pleurer.

— Les accidents de la route, je peux comprendre, reprit-elle. Les bagarres d’alcooliques, les coups de couteau, même les scènes de ménage qui tournent mal. Mais ce qui s’est passé ici hier… Comment peut-on se spécialiser dans un truc pareil ? Vous arrivez à dormir, la nuit ?

— Avec tout le respect que je vous dois, je crois avoir un peu plus d’expérience en la matière que vous.

Rainie fit la grimace.

— Je vous remercie. Ce n’est que la douzième fois qu’on me le dit ce matin.

Elle se redressa sur sa chaise et reposa les pieds par terre.

— Je suis désolée de vous décevoir, agent enquêteur Quincy, mais je ne crois pas que vous aurez l’occasion de vous entretenir avec Danny. Ses parents lui ont trouvé un as du barreau qui s’est chargé de lui éviter les corvées de ce genre. Danny a beau avoir avoué deux fois après avoir été arrêté les armes du crime à la main, il plaide l’innocence.

— Vous le croyez coupable ?

— Je crois que j’ai de quoi m’occuper avec lui.

— Vous me semblez bien prudente.

Elle eut un sourire carnassier.

— Je manque sans doute d’expérience, monsieur l’Agenquêteur, mais j’apprends vite.

— Agent quêteur ?

— Notre façon à nous de saluer les agents enquêteurs du FBI. Les titres ronflants, c’est pas trop notre truc, par ici.

— Je vois.

Quincy avait l’air surpris. Rainie eut l’impression qu’il ne savait pas quoi penser, ni même comment s’y prendre avec elle. Cela lui fut agréable. Autant profiter de ce petit plaisir, sans doute le seul de sa journée. Le chasseur du FBI repartait déjà à l’attaque, d’un ton calme.

— Je ne crois pas que Daniel O’Grady soit responsable de cette fusillade. Je crois même que vous n’êtes pas loin de penser la même chose, mademoiselle Conner. Je crois que nous nous demandons l’un comme l’autre ce qui s’est réellement passé ici hier après-midi. Et peut-être plus encore, comment le prouver.

9

Mercredi 16 mai, 11 h 43

Rainie conduisit Quincy à la cité scolaire.

Assis à côté d’elle, il regardait par la fenêtre. Il y avait si longtemps qu’il n’avait pas mis les pieds en Oregon, il avait oublié à quel point les paysages y sont impressionnants. Des prairies vallonnées parsemées de Holstein noires et blanches, avec en toile de fond des fermes d’un rouge majestueux rehaussé par des bouquets de pensées jaunes. L’odeur de l’herbe fraîchement coupée se mêlait à l’air iodé venant de l’océan. Au loin, les montagnes fermaient l’horizon, leurs sommets recouverts de sapins.

Ils croisèrent d’énormes camions rugissant de toute la puissance de leur moteur. Les conducteurs saluaient Rainie en passant, et Quincy compta une demi-douzaine de labradors noirs, la langue pendante à la fenêtre. Un peu plus loin, la circulation fut ralentie par un tracteur sans que personne ne songe à klaxonner le vieil agriculteur pour lui demander de se ranger. Les voitures attendaient sagement à la queue leu leu que l’occasion se présente de le dépasser. Rainie lui fit un signe de la main et le vieil homme lui répondit en touchant le bord de sa casquette de base-ball d’un rouge passé.

— C’est Mike Berry, commenta Rainie en dépassant le tracteur vert, rompant le silence pour la première fois depuis qu’ils étaient montés dans la voiture. Son frère et lui ont l’une des plus grosses exploitations laitières du coin. L’an dernier, ils ont racheté trois exploitations familiales détruites par les inondations. L’une des trois appartenait à Carl Simmons, un type de soixante ans qui n’a plus de famille. Mike s’est arrangé pour que Carl touche une retraite et qu’il reste chez lui jusqu’à sa mort sans se soucier de rien. Les frères Berry sont des gens bien.

— Je n’aurais jamais pensé qu’il existait encore des endroits comme ça, murmura Quincy, songeur.

Rainie tourna la tête.

— On a dû perdre le moule.

Elle avait de nouveau les yeux fixés sur la route, et Quincy décida de ne plus l’interrompre en la voyant encore une fois perdue dans ses pensées. À dire vrai, lui-même se posait de plus en plus de questions. Il se demandait comment des paysages aussi beaux avaient pu servir de cadre à la sauvagerie de ce qui s’était déroulé la veille à la cité scolaire. Jusqu’à présent, rien ou presque de ce qu’il avait vu à Bakersville ne correspondait au tableau qu’il s’était fait de la situation.

Y compris Rainie Conner. Tout cliché mis à part, la majorité des femmes flics qu’il connaissait étaient carrées, épaisses et franchement masculines. Rainie Conner n’était rien de tout ça. Un mètre soixante-cinq, mince, des formes rondes. Des cheveux bruns et longs encadrant un visage agréable marqué par des pommettes saillantes, des lèvres pleines, un menton volontaire.

Et puis ses yeux, entre gris et bleu. Des yeux qui devaient changer de couleur en fonction de son humeur, tirant sur la flanelle lorsqu’elle était pensive, d’un bleu froid lorsque la colère prenait le dessus. Quincy se demanda quelle couleur ils pouvaient bien avoir quand elle avait la tête légèrement en arrière, les lèvres entrouvertes comme pour recevoir un baiser…

Quincy se tortilla sur son siège. Ça ne lui ressemblait pas de penser comme ça à une femme flic, et d’autant moins maintenant qu’il avait précisément repris son boulot, histoire de s’empêcher de penser.

Il se mit en tête d’analyser la jeune femme d’un simple point de vue professionnel. Elle manquait d’expérience, il suffisait de voir comment elle avait géré la situation à la cité scolaire pour s’en convaincre. D’un autre côté, il était loin de la trouver inintéressante. De prime abord, il la trouvait têtue, intelligente, pleine de bon sens. Son métier lui tenait visiblement à cœur, même si sa conscience professionnelle confinait parfois à l’orgueil. Il est probable qu’elle ne vivait que pour son travail, devait avoir peu d’amis et peu de centres d’intérêt en dehors de son métier. Une façon d’échapper à son passé. Comme tous les enfants d’alcoolique, elle n’avait eu que deux solutions : se noyer dans l’alcool et tout rater, ou bien se noyer dans le travail et tenter de réussir. Et comme ce n’était visiblement pas la première solution…

Il ne s’était pas attendu à trouver quelqu’un comme elle. Rainie ne correspondait sûrement pas non plus à l’idée que s’en était faite l’inspecteur Abe Sanders, d’où leur affrontement. Sans faire injure à l’équipe du shérif de Bakersville, qui aurait pu nier que la plupart des flics de petites villes ne sont pas exactement des lumières ? Un salaire d’environ vingt mille dollars par an, la routine en ligne de mire, autant d’éléments qui poussent les flics locaux à s’encroûter, à remiser au vestiaire leurs talents d’enquêteur.

Mais à ce compte-là, Quincy aurait dû être prétentieux comme tous les agents fédéraux qui sont, comme chacun sait, grassement payés par l’État pour mépriser tous les autres flics.

Rainie quitta la départementale, et les champs laissèrent place à une zone résidentielle d’où se détacha bientôt le bâtiment blanc de la cité scolaire. Des bandes de plastique jaune fermaient le parking à la circulation et des montagnes de fleurs avaient été déposées le long du grillage.

Rainie arrêta la voiture.

— Vous n’êtes pas encore venue ce matin ? interrogea Quincy.

Elle fit non de la tête, les yeux rivés sur les fleurs, les ballons et les ours en peluche entassés le long de l’enceinte sur plus de trois mètres. Des roses, des rubans de couleur, des centaines de croix, mais aussi des pancartes peintes à la main. « Nous vous aimons, mademoiselle Avalon », ou encore un cœur en œillets sur lequel était écrit : « À ma fille. »

Les yeux de Rainie étaient brillants. Elle renifla et Quincy comprit qu’elle faisait des efforts pour ne pas pleurer. Il évita de la regarder, les yeux rivés sur le mémorial improvisé, avant de rompre le silence :

— Je dois dire que ça me fait toujours le même effet. D’une part, on ne peut s’empêcher de se poser des questions après un drame comme celui-là. Quelle société digne de ce nom est capable de produire des enfants qui s’entre-tuent avec des fusils d’assaut ? En même temps, le côté tragique de la chose contribue à faire ressortir notre humanité. Tous ces actes de courage ont permis de sauver la vie de la plupart de ces gamins… Les équipes de secours n’ont pas hésité à affronter le danger, les enseignants ont risqué leur vie pour évacuer leurs élèves. Le grand frère qui protège sa petite sœur ou la mère de famille qui s’improvise en infirmière et oublie sa propre angoisse pour aider l’enfant du voisin. Des drames comme ça suscitent une vague d’émotion et de sympathie dans le monde entier, et les gens éprouvent le besoin d’envoyer des fleurs, des poèmes ou des bougies en signe de compassion.

Rainie cligna des paupières à plusieurs reprises.

— Hier, dit-elle d’une voix lourde, on a annoncé aux gens que l’hôpital avait besoin de sang pour les blessés. La loge locale des Elks a aussitôt ouvert une antenne pour la Croix-Rouge. En l’espace de quelques minutes, les gens faisaient la queue autour de plusieurs pâtés de maisons pour donner leur sang. L’épicerie a envoyé plusieurs de ses employés distribuer des boissons fraîches et des vieilles dames ont sorti des Play Station pour les gamins. Les gens sont restés là pendant deux ou trois heures sans rien dire, pensant que c’était leur devoir. Le Bakersville Herald a choisi de faire sa une avec ça, plutôt que d’insister sur la fusillade, reléguée en bas de page dans un encadré. Tout le monde n’était pas d’accord, mais je me demande si le journal n’avait pas raison.

— La fusillade est le fait d’un individu isolé alors que tout ce qui se passe ensuite illustre la solidarité de toute une ville.

— Oui, si on veut.

Rainie détacha sa ceinture.

— Si ça ne vous dérange pas, j’ai passé ma journée d’hier dans ce bâtiment et j’aimerais bien en finir le plus vite possible. Je n’ai pas autant d’expérience qu’un enquêteur comme vous et ça me fait mal d’être ici.

Quincy la suivit dans le bâtiment, son calepin à la main, la tête déjà dans cette nouvelle affaire.

Plus tôt dans la matinée, dans son QG de la mairie, Conner avait accepté d’accompagner Quincy sur les lieux du drame afin qu’il prenne des notes, mais aussi pour se rafraîchir la mémoire. Elle n’avait pas jugé bon de lui préciser qu’elle se posait effectivement des questions sur la culpabilité de Danny et il n’avait pas proposé à la jeune femme de l’aider dans son enquête. Officiellement, Quincy l’accompagnait en tant qu’observateur et expert, et Rainie n’avait pas manqué de lui dire qu’à la première incartade de sa part elle se réservait le droit de lui scier les pattes. En lui disant ça, elle avait machinalement regardé ses genoux de l’air le plus sérieux du monde.

Quincy ne se faisait guère d’illusions sur la capacité de Lorraine Conner à se montrer mauvaise joueuse, une impression qui n’était pas sans lui procurer un plaisir presque pervers.

En traversant le grand hall en direction du lieu de la fusillade, Quincy remarqua d’emblée les traces de poudre laissées par les spécialistes chargés de relever les empreintes et, sur les murs, des carreaux manquants que les types du labo avaient découpés et qui devaient porter des traces de sang.

D’après Rainie, les services de l’identité judiciaire avaient terminé l’examen initial des lieux le matin même. Ils reviendraient plus tard afin de reconstituer précisément ce qui avait pu se passer ce jour-là, mais il leur faudrait des mois pour tout analyser, tout trier. Quincy estimait à plusieurs centaines les traces de pas relevées dans un bâtiment de cette taille, à plusieurs milliers le nombre d’empreintes digitales à recouper. Il faudrait probablement une bonne demi-douzaine de classeurs pour cataloguer tous les éléments rassemblés sur place.

— C’est là que j’ai trouvé Walt et Emery en train de soigner Bradley Brown, commenta Rainie, désignant du doigt un endroit encore taché de sang à l’intersection de deux couloirs. Elle lui jeta un regard interrogatif.

— Brown était-il conscient ?

— Oui. Je lui ai demandé s’il avait vu quelque chose et il m’a dit que non. Il a entendu les coups de feu, s’est précipité dans le couloir et c’est au moment où il tournait à droite qu’il a été blessé.

Quincy suivit le chemin emprunté la veille par le concierge pour découvrir toute la violence du drame, matérialisée par les silhouettes des trois corps dessinées sur le sol.

— Tout s’est passé ici ?

— C’est ce qu’on pense.

— Donc dans le couloir, et pas dans une classe.

— Exactement.

— Comment Danny s’est-il retrouvé dans le couloir ?

— D’après son prof, il n’est pas retourné en classe après le déjeuner. M. Watson se demandait ce qui se passait, mais comme Danny n’est pas du genre à arriver en retard, il s’est dit qu’il devait avoir une bonne raison d’être absent.

— Quelle heure était-il à ce moment-là ?

— Il y a trois services à la cantine. Danny était inscrit pour le dernier, qui se termine à 13 h 20. Les élèves ont cinq minutes pour retourner en classe, la cloche sonne à 13 h 25. Et c’est à 13 h 35 que le central a reçu un appel signalant les coups de feu.

— Danny manque donc la classe. Mais alors, pourquoi les deux petites filles sont-elles dans le couloir ?

— Alice a demandé à aller aux toilettes et Sally était sa meilleure amie. Au CM2, les élèves ne sortent pas tout seuls et l’institutrice les a autorisées à y aller ensemble.

— Parlons un peu de l’autre victime, Melissa Avalon. Elle était seule dans la salle des ordinateurs ?

— Oui, c’était l’heure de son déjeuner. Sa classe reste ouverte pendant les heures de cantine des élèves et ne ferme qu’avec la cloche de 13 h 20.

— Si je comprends bien, elle a des horaires fixes. À 13 h 20, elle est donc toujours seule dans sa classe, c’est ça ?

Rainie acquiesça, voyant où Quincy voulait en venir.

— Oui, et tout semble indiquer qu’elle était la cible, reprit-elle. Sally et Alice se sont simplement trouvées au mauvais endroit au mauvais moment.

— Pour l’instant c’est mon hypothèse, mais ne brûlons pas les étapes.

Quincy s’approcha du placard du concierge et leva les sourcils en constatant les dégâts.

— L’agent Cunningham est plutôt costaud, non ? murmura-t-il.

Rainie fit la grimace.

— Il a fait de son mieux. Nous étions tous sous pression.

— Et Becky O’Grady se cachait au fond du placard ?

— Oui, tout au fond. Elle était roulée en boule. Elle était sous le choc et je n’ai pas réussi à en tirer grand-chose. D’après ce que j’ai compris, Sandy l’a montrée aux médecins qui ont dit que c’était une question de temps.

— Vous pensez qu’elle a vu ce qui s’était passé ?

— Je ne sais pas. Luke a interrogé son institutrice ce matin. Elle dit que Becky était en classe jusqu’au moment des coups de feu. Mme Lund pense qu’elle a perdu le reste de la classe dans la pagaille qui a suivi l’évacuation. Mme Lund a mis plus d’une demi-heure à s’apercevoir que Becky manquait à l’appel.

— Nous avons donc deux questions sur les bras. Premièrement, qu’est devenu Danny entre la fin du déjeuner, vers 13 h 20, et le moment où vous l’avez retrouvé, c’est-à-dire à…

— 14 h 45, à peu près.

— Plus d’une heure pendant laquelle nous ne savons rien de son emploi du temps.

Voyant Quincy froncer les sourcils, Rainie lui sourit.

— Pas tout à fait. Shep était avec lui. Il prétend être arrivé à l’école un peu après 13 h 45. Les élèves avaient déjà évacué le bâtiment. Il est entré pour voir s’il pouvait faire quelque chose et il est tombé sur Danny, hébété, en train de ramasser les armes.

— En train de ramasser les armes ? Voilà qui n’est pas banal. Comme s’il était tombé dessus par hasard.

— Vous non plus, vous ne croyez pas Shep ?

— On ne peut pas dire que ce soit le témoin le plus impartial, observa Quincy. Jusqu’à preuve du contraire, je m’en tiendrai à mon analyse, c’est-à-dire que nous ne savons pas ce qu’a fait Danny entre 13 h 20 et 14 h 45.

Il fronça à nouveau les sourcils.

— Ce qui me gêne, c’est que les deux seuls élèves manquants soient justement le frère et la sœur. Je ne crois pas aux coïncidences.

— Vous ne pensez tout de même pas que Becky avait quelque chose à voir là-dedans ? s’écria Rainie, visiblement étonnée. Elle n’a que huit ans, tout de même !

— Quelqu’un s’est-il occupé de recueillir son témoignage ?

— Luke Hayes et Tom Dawson vont essayer de lui parler cet après-midi, mais je ne suis pas très optimiste. Shep et Sandy sont loin d’être coopératifs en ce moment et nous n’avons pas le droit de l’interroger hors de la présence de ses parents. J’ai peur que ça ne donne rien.

— Vous pourriez demander au juge l’autorisation de la faire comparaître en tant que témoin.

Rainie haussa les épaules et Quincy fut surpris de sa réponse.

— Je me suis renseignée ce matin. D’après Rodriguez, ça ne nous permet pas de l’obliger à témoigner. Il suffit que ses parents la poussent à nous dire qu’elle ne se souvient de rien. À mon avis, c’est plus par la douceur que par la force que nous obtiendrons un résultat. Qui sait ? Shep et Sandy doivent être les premiers à se demander ce qui a bien pu se passer hier. Peut-être finiront-ils par laisser Becky parler tôt ou tard. Il est même possible qu’ils autorisent Luke à lui poser des questions cet après-midi, mais j’en doute.

— Vous les connaissez bien ? demanda Quincy.

— Oui.

Quincy approuva de la tête et la laissa s’éloigner. Sans s’en apercevoir, elle avait croisé les bras sur son ventre, comme pour se protéger. Elle avait l’air plus jeune, plus vulnérable. Ses yeux étaient rivés sur la silhouette du corps de Melissa Avalon. Une jeune femme belle, proche des gens, passionnée par son travail, à ce qu’on disait.

Sans mot dire, ils longèrent le couloir en direction des portes latérales. Quincy s’arrêta sur le seuil de la pièce aux ordinateurs.

— Danny est sorti de cette classe ?

— Oui. Il avait ses armes pointées sur Shep et l’obligeait à reculer.

— Il tenait à la fois le .22 et le .38 ?

— Oui.

— Comment était-il ?

— Très agité, visiblement sur les nerfs.

Les traits de la jeune femme se contractèrent.

— Il était extrêmement agressif vis-à-vis de son père.

— Je vois mal comment on peut tenir en joue son père sans avoir l’air agressif.

Rainie secoua la tête.

— C’était plus que ça. Shep a commencé par lui dire que tout allait s’arranger avant de lui ordonner de ne pas me répondre. Comme il disait ça sur le ton du commandement, Danny est rentré d’un seul coup dans sa coquille. Je crois qu’il est très complexé par rapport à son père. Shep est dur avec lui.

— De quelle manière ?

— Shep était champion de foot quand il était au lycée. Danny… – Rainie haussa les épaules – Danny est plutôt petit pour son âge, il n’est pas du tout sportif. À mon avis, Shep voudrait en faire un athlète alors que Danny n’a qu’une envie, c’est que son père le laisse tranquille.

— Est-ce que vous avez déjà entendu Shep traiter son fils d’imbécile ?

Rainie fit non de la tête.

— Vous dites ça à cause de l’interrogatoire ? Parce que Danny n’arrête pas de dire qu’il est malin ? C’est le plus curieux. Shep n’est pas le genre de type à trop se soucier des notes de son fils. Un match de foot raté, c’est une catastrophe, mais un mauvais carnet de notes, ce sont des choses qui arrivent. Je ne sais vraiment pas à quoi Danny pouvait faire allusion…

— Danny a-t-il des amis proches ?

— C’est ce qu’on cherche à savoir.

— Nous allons avoir besoin d’une liste précise de tous les élèves absents hier, avec le détail de leur emploi du temps et de leurs relations avec Danny.

— Quand je pense qu’on demande des alibis à des gamins ! murmura Rainie en levant les yeux au ciel. Et pourquoi s’intéresser aux absents ?

— Parce que rien ne dit que l’organisateur de la fusillade se trouvait en classe ce jour-là. Par le passé, certains élèves ont joué un rôle indirect en encourageant le suspect principal, en prenant plaisir à le regarder faire.

Quoi ?

— C’est ce qui est arrivé à Bethel en Alaska. Evan Ramsey a tiré, mais deux gamins de quatorze ans l’ont encouragé. L’un des deux lui a même appris à se servir du fusil, et ils ont fait venir plusieurs copains pour assister au « spectacle ».

— Super !

— Luke Woodham aussi a probablement été influencé par certains de ses camarades, poursuivit Quincy. Dans le cas présent, je me demande si ça n’expliquerait pas l’obsession de Danny à vouloir absolument être « malin ». Il y a un truc qui sonne faux là-dedans. Ou bien c’est une expression toute faite pour dire qu’il doute vraiment de sa propre intelligence, ou bien ça cache autre chose. Quelque chose de trop lourd à porter, quelque chose qu’il n’arrive pas à exprimer. Comment s’est-il comporté après la fusillade ?

— Il était extrêmement distant, replié sur lui-même. Il a étouffé un sanglot quand il a entendu la voix de sa mère. Ensuite, il s’est endormi comme un bébé sur la banquette arrière.

Quincy opina, visiblement peu surpris par ce qu’il venait d’entendre :

— Un processus de dissociation, pour tenter de se distancier d’événements qu’il n’est pas encore prêt à assumer. C’est une réaction normale dans ce genre de situation. Le problème est de savoir combien de temps peut durer cette dissociation, et surtout comment il réagira le jour où son cerveau commencera à entrouvrir la porte de sa raison.

— Il est sous étroite surveillance pour prévenir toute tentative de suicide, précisa Rainie. D’après ce que j’ai cru comprendre, c’est la procédure habituelle dans ce genre d’affaire.

— Ce n’est effectivement pas une mauvaise idée. Malheureusement, Danny souffre très certainement de troubles post-traumatiques aigus. Il va traverser toute une série de phases plus ou moins critiques. Il peut très bien raconter un jour ce qui s’est passé et craquer le lendemain. Il risque d’adopter une position extrêmement froide et détachée à force de passer en revue les différents moments du drame. Il refusera probablement d’appeler les victimes par leur nom, autant d’éléments qui peuvent être interprétés de façon contradictoire par les experts. Et rien de tout ça n’apporte la preuve formelle de sa culpabilité. Ça veut simplement dire qu’il a subi un traumatisme majeur, soit parce qu’il est coupable, soit parce qu’il a assisté à la scène, et que sa conscience tente d’assimiler les événements du mieux qu’elle le peut. Ce point risque malheureusement d’être oublié dans la bagarre.

Rainie soupira.

— Je ne sais pas, répliqua-t-elle. Peut-être compliquons-nous un peu trop les choses. Il y a des éléments qui ne collent pas dans cette affaire. Mais peut-on vraiment parler de logique dans un cas pareil ? Et si Danny est innocent, qui est coupable ? Tous les élèves présents ce jour-là étaient en classe au moment des premiers coups de feu, ce qui les élimine automatiquement. Les deux seuls élèves dont on ne peut pas suivre la trace précisément sont Danny et Becky, ce qui ne nous avance guère. Peut-être avons-nous tout simplement du mal à accepter qu’un enfant ait pu commettre un acte aussi horrible. Il est sans doute plus rassurant de se poser des questions que d’apporter des réponses.

— En même temps, n’oublions pas que c’est notre rôle de nous poser des questions.

— En tout cas, c’est un rôle qui ne me plaît pas beaucoup aujourd’hui. Ça ira peut-être mieux demain, mais je ne peux pas dire que ce soit particulièrement agréable ce matin.

Elle se dirigea vers les sorties de secours, manifestement mal à l’aise, et Quincy ne fut pas surpris de la voir regarder le soleil de la mi-journée sur les collines vertes à travers les portes éclatées. Une façon comme une autre de recharger ses batteries.

Il décida d’examiner de plus près les lieux. Il prit note de la position des corps, se demandant dans quel sens ils étaient tombés, avant de regarder attentivement le chambranle de la porte menant à la salle des ordinateurs, à la recherche de traces de balles.

Au bout de dix minutes, il avait toute une série de questions pour le médecin légiste.

Il se tourna vers Rainie, toujours immobile près de ce qui restait des issues de secours. Elle s’était retournée et regardait fixement la silhouette du corps de Melissa Avalon, les yeux gris impénétrables, le visage lisse.

Quincy se fit la réflexion que Rainie Conner n’avait pas dû beaucoup dormir la nuit précédente et fut même tenté de lui poser la question. Pour se rapprocher d’elle, se replonger dans le souvenir de ses propres débuts dans le métier, à une époque où certaines images ne voulaient plus le quitter même lorsqu’il éteignait la lumière.

Autrefois, il lui arrivait de se réveiller en pleine nuit en hurlant, mais c’était il y a très longtemps.

— O.K., j’ai fini, dit-il enfin avant de suivre Rainie hors du bâtiment.

10

Mercredi 16 mai, 12 h 52

En sortant, Rainie et Quincy aperçurent le principal de l’établissement, Steven VanderZenden, un personnage menu qui ne cachait pas son désarroi face aux roses rouge sang amoncelées devant l’école. Le vent avait ébouriffé ses rares cheveux et plaquait son costume sur sa frêle silhouette. Il ne les avait pas vus. Il passa de l’autre côté des grilles et déplaça quelques pancartes avant d’écarter deux ours en peluche qui dissimulaient le portrait de Melissa Avalon.

Rainie et Quincy s’approchèrent doucement. VanderZanden et sa femme s’étaient installés à Bakersville trois ans auparavant lorsqu’il avait accepté le poste de principal. Comme elle n’avait pas d’enfants, Rainie n’avait fait sa connaissance que l’été précédent à l’occasion d’une cérémonie. Elle avait été frappée par l’enthousiasme dont VanderZenden faisait preuve en parlant de ses élèves, et par les liens étroits qu’il avait su tisser en si peu de temps avec les parents. Aucun projet n’était trop ambitieux pour lui et tous ses élèves l’intéressaient. Lors de leur première rencontre, il était particulièrement fier d’avoir obtenu une subvention fédérale pour la création d’une salle d’ordinateurs, se réjouissant à l’idée d’apprendre lui-même à surfer sur le net.

Accessoirement, il lui avait donné l’impression d’être un peu dragueur sur les bords, mais elle avait mis ça sur le compte des verres de vin blanc qu’il avait déjà au compteur ; comme tout le monde ce jour-là, il était un peu paf.

— Bonjour, monsieur VanderZanden.

Il ne fallait pas être grand clerc pour s’apercevoir qu’il était encore bouleversé par les événements. La veille au soir, il avait tenu à revenir sur les lieux du drame, afin de constater l’étendue des dégâts matériels, et s’était inquiété de savoir quand il pourrait reprendre possession des lieux. Comme il restait moins d’un mois avant les grandes vacances, personne ne savait très bien quoi penser. On aurait pu organiser un ramassage scolaire pour que les élèves’ de Bakersville finissent leur année scolaire à Cabot, mais c’était à quarante minutes de là, et après ce qui s’était passé, les parents risquaient de n’être pas très disposés à laisser partir leurs enfants aussi loin.

Rainie présenta Quincy à VanderZenden. Elle ne s’était pas encore fait une opinion sur l’enquêteur fédéral. Tout au plus avait-elle pu noter qu’il se montrait, jusqu’à présent, bien moins encombrant que l’inspecteur Sanders.

— Vous êtes un spécialiste de ce genre d’affaires, je suppose ? demanda VanderZenden. Alors vous allez peut-être m’expliquer ce qui s’est passé hier dans mon établissement.

— Le mot « spécialiste » est un peu exagéré. Le phénomène des fusillades en milieu scolaire est encore trop récent.

— On aurait sans doute dû faire installer des détecteurs de métaux, poursuivit VanderZenden en se tournant vers le bâtiment. Après ce qui est arrivé à Springfield, les équipes enseignantes de l’Oregon ont été prévenues, mais j’étais persuadé que ça concernait surtout les lycées. J’étais à cent lieues de penser qu’une chose aussi épouvantable pouvait nous arriver ici. Comment voulez-vous fouiller tous les matins des enfants de maternelle ? Quelle image du système éducatif va-t-on leur donner, vous vous rendez compte ?

— Personnellement, je ne suis pas convaincu de l’efficacité des détecteurs de métaux, répliqua Quincy.

Il s’empressa d’ajouter, pour que le principal ne se fasse pas d’illusions :

— En fin de compte, les élèves sont obligés de faire la queue avant d’entrer à l’école, ce qui fait d’eux des cibles d’autant plus vulnérables.

— Tout ça est parfaitement absurde ! lâcha VanderZenden en secouant la tête pour exprimer sa frustration. J’ai reçu toute la nuit des appels angoissés de parents qui veulent savoir ce qu’on peut faire. Les enseignants ont peur, mes équipes administratives sont débordées. Et là-dessus, les parents d’Alice me demandent de parler à son enterrement, ce que je vais faire, bien évidemment, mais tout de même… Quand j’ai entamé ma carrière, je rêvais de voir mes élèves grandir en savoir et en sagesse. Je me disais que je les verrais sans doute se marier, avoir des enfants. Je n’ai pas fait ce métier pour avoir à trouver les mots justes à leur enterrement. Figurez-vous que les parents de Sally, comme ceux d’Alice, ont décidé de payer les obsèques avec le compte épargne qu’ils avaient ouvert en vue de financer les études de leurs filles. Vous imaginez ?

Pendant que VanderZenden remettait un bouquet en place, perdu dans ses pensées, Rainie et Quincy échangèrent un regard. Mieux valait le laisser dire ce qu’il avait sur le cœur.

— Les fleurs ont commencé à arriver ce matin, poursuivit-il après un long silence. Je m’y attendais, pour avoir vu des photos de ce qui s’était passé ailleurs, mais c’est tout de même autre chose quand ça vous arrive. Des messages, des lettres qui viennent de tout le pays. Des centaines d’anonymes qui envoient des ballons et des ours en peluche.

Lorsqu’il les regarda à nouveau, le désarroi avait fait place à la colère.

— J’ai également reçu des appels de deux chefs d’établissement à qui il est arrivé la même chose, sans parler de la demi-douzaine de psychologues pour adolescents qui m’ont téléphoné. J’ai l’impression de faire partie d’une élite, ce qui est un comble. Je n’ai jamais voulu ça ! Je veux qu’on nous fiche la paix. Je voudrais que ce drame soit un cas isolé, et non le énième d’une longue série. Si je compte bien, nous sommes onzième ou douzième sur la liste, c’est ça ? Mon Dieu, quelle absurdité…

Il se pinça le nez pour tenter de se donner une contenance. Ses yeux se portèrent à nouveau sur le portrait de Melissa Avalon avant de se repincer le nez.

— Excusez-moi, les dernières vingt-quatre heures ont été particulièrement pénibles.

— Ne vous excusez pas, répondit Rainie. Vous avez besoin de temps.

— J’avais besoin de temps hier soir. Aujourd’hui, c’est de vacances dont j’ai besoin, ce qui ne risque pas d’arriver. Mais vous avez sûrement d’autres questions à me poser, même si je crois avoir dit à l’inspecteur Sanders le peu que je sais.

— L’inspecteur Sanders ? réagit aussitôt Rainie, comme si un voyant rouge s’était brusquement allumé dans sa tête. Et qu’avez-vous dit à l’inspecteur Sanders ?

— Pas grand-chose…

VanderZanden haussa les épaules, déstabilisé par le ton de la jeune femme.

— Je me trouvais dans mon bureau quand j’ai entendu les premiers coups de feu. Je suis sorti dans le grand hall pour voir ce qui se passait et j’ai entendu un hurlement. La minute d’après, l’alarme à incendie s’est mise à hurler et tout le monde a commencé à fuir le bâtiment dans une pagaille épouvantable. Au début, j’ai pensé qu’il s’agissait d’un simple incident. Un élève qui aurait utilisé un pistolet à amorces dans un couloir ou quelque chose comme ça. Il ne faut pas grand-chose pour déclencher l’alarme. Ou bien quelqu’un qui aurait fait une farce avec un pétard. C’est déjà arrivé. Je me suis rendu compte qu’il se passait quelque chose de grave quand j’ai vu la tête de Mme McLain, la professeur de sixième. Elle était blanche comme un linge et ses mains tremblaient. Je lui ai demandé de se ressaisir et c’est là qu’elle m’a dit qu’on avait tiré sur des élèves, que quelqu’un avait été touché et que le tueur était encore là. Et encore, ce n’est qu’en voyant Will blessé à la jambe sur le parking que j’ai vraiment réalisé ce qui se passait. Quelqu’un avait bien ouvert le feu dans notre école. Vous vous rendez compte ?

— Avez-vous entendu quelqu’un prononcer le nom de Danny ? demanda Quincy.

VanderZanden fit non de la tête.

— J’ai juste entendu Dorie dire en pleurant qu’un homme en noir allait venir la prendre. En même temps, Dorie n’a que sept ans et ce n’est pas la première fois qu’elle invente des choses. Un jour, elle a convaincu toute une classe de CM1 de ne pas aller aux toilettes en prétendant qu’il y avait des trolls mangeurs d’enfants cachés dans les W.-C. Je n’ai pas besoin de vous faire un dessin, mais ce n’est pas exactement une sinécure quand vingt et un petits refusent d’aller aux toilettes. J’ai reçu des coups de téléphone de parents pendant des semaines après ça.

— Y avait-il beaucoup d’enfants autour d’elle quand elle a parlé de l’inconnu en noir ? demanda Rainie.

— Ils étaient tous là puisqu’on avait évacué tout le monde sur le parking, conformément aux consignes de sécurité.

Rainie soupira d’un air las.

— Voilà qui explique les témoignages recueillis sur l’inconnu en noir, maugréa-t-elle à l’intention de Quincy. Une gamine hystérique et deux cents enfants impressionnables. Et vous êtes certain qu’aucun des enseignants n’a rien vu ? reprit-elle. Et Mme McLain ? J’ai du mal à croire qu’on ait pu tirer comme ça dans les couloirs sans que personne ne remarque rien.

— Je ne crois pas que le tireur se trouvait dans le couloir. D’après l’un des enseignants, les coups de feu provenaient d’une salle de classe située au bout de l’aile ouest. Peut-être de la salle d’informatique. Je sais en tout cas qu’on ne voyait rien de l’endroit où je me trouvais dans le hall d’entrée.

Rainie lança un coup d’œil à Quincy qui l’approuva d’un petit mouvement de tête. Le meurtrier avait commencé par abattre Melissa Avalon avant de s’en prendre à Sally et Alice. Il leur avait tiré dessus, profitant de la panique pour se précipiter dans la salle d’informatique, ce qui expliquait l’absence de témoin direct et le côté improvisé de la fusillade.

— Parlez-nous un peu de Danny O’Grady, reprit Quincy. Ses résultats scolaires, ses relations avec ses camarades.

— Danny est un bon élève qui a reçu les encouragements à plusieurs reprises. Je ne l’ai quasiment jamais vu dans mon bureau pour des problèmes de discipline. Melissa… je veux dire Mlle Avalon me disait encore l’autre jour qu’elle n’avait jamais vu un élève se débrouiller aussi bien avec les ordinateurs. C’est un don chez lui.

— Avait-il des problèmes relationnels avec les autres élèves ? insista Quincy. Plus particulièrement, je cherche à savoir si les autres se moquaient de lui, s’il était apprécié de ses camarades, ou bien au contraire s’il leur servait de bouc émissaire.

Rainie approuva de la tête. Elle aurait dû y penser la veille en recueillant les premiers témoignages. La plupart des élèves impliqués dans des affaires similaires s’étaient plaints d’être persécutés par leurs camarades, même si ce n’était pas toujours vrai. Rainie se souvenait même avoir lu quelque part que les fusillades en milieu scolaire constituent une variante du suicide adolescent. À force de se croire rejetés par les autres, certains adolescents fragiles ne le supportent plus et passent à l’acte. Dans le cas d’une fusillade, les choses sont plus complexes puisque l’enfant ne se contente pas de mettre fin à ses jours mais s’en prend physiquement à ceux qu’il soupçonne de le persécuter. Par manque de maturité, les ados ont tendance à imaginer des solutions radicales et disproportionnées.

VanderZenden hésita longuement avant de répondre à la question de Quincy. Il finit par secouer la tête.

— Je ne me suis aperçu de rien, dit-il, avant d’ajouter à regret : En tant qu’adulte, je représente l’autorité. Et même si je fais de mon mieux pour établir le meilleur contact possible avec les élèves, je ne suis pas nécessairement dans la confidence des adolescents.

— Danny avait-il des amis proches qui pourraient nous éclairer ?

— Je ne crois pas que Danny avait des amis proches. C’est un enfant plutôt calme, assez secret.

VanderZenden eut soudain une intuition.

— Pourtant si, il y a eu cet incident il n’y a pas très longtemps !

Quincy et Rainie redressèrent la tête.

— Vous a-t-on parlé de Charlie Kenyon ?

— Oui, je le connais, répondit Rainie avant de préciser à l’intention de Quincy : C’est le fils de l’ancien maire. Dix-neuf ans, trop d’argent et rien à faire de ses journées. Son père l’a envoyé dans une école militaire à l’autre bout du pays, il y a quatre ans, et il est revenu au printemps dernier, sans donner l’impression d’avoir beaucoup changé. Il se prend un peu pour le caïd du coin. Il traîne là où il ne faut pas et se fait choper pour conduite en état d’ivresse un week-end sur deux. On l’a déjà interpellé une dizaine de fois pour des broutilles, mais son père s’empresse de payer sa caution et fait appel aux meilleurs avocats. Je n’ai pas l’impression que Charlie ait la moindre intention de s’amender.

VanderZenden hocha la tête.

— C’est exactement Charlie. Il y a deux mois de ça, il a commencé à traîner ici à la sortie des classes. Plusieurs enseignants l’ont aperçu en train de discuter avec des élèves à travers les grilles, mais tant qu’il restait du côté de la rue, on ne pouvait rien dire. Jusqu’à ce que Mme Lund le voie un jour tendre une cigarette à Danny. Elle a aussitôt confisqué la cigarette avant de le mettre en retenue, mais on ne pouvait rien contre Charlie qui s’est empressé de dire à Danny de ne pas s’en faire, que c’était en colle qu’on s’amusait le plus à l’école, ou quelque chose du genre. J’ai envoyé un mot aux parents de Danny et ça ne s’est plus reproduit mais ça n’est pas rare que Charlie traîne encore par ici. Je ne comprends d’ailleurs pas très bien pourquoi il s’intéresse aux élèves du collège. On pourrait penser qu’il aurait plus d’affinités avec ceux du lycée.

— Charlie connaissait-il Mlle Avalon ? demanda Quincy.

— Je ne crois pas. Elle est arrivée ici l’an dernier, quand nous avons reçu la subvention pour les équipements informatiques. En même temps…

Le principal rougit brusquement, regardant d’un air gêné Rainie qui acheva sa pensée :

— Elle était très jolie, c’est vrai. Particulièrement jolie.

— C’était une excellente enseignante, s’empressa d’ajouter VanderZenden, le regard voilé.

— Quel âge avait-elle ? demanda Rainie.

— Vingt-huit ans.

— C’est-à-dire suffisamment jeune et jolie pour attirer l’attention d’un gamin de dix-neuf ans, poursuivit Rainie. Quincy semblait perdu dans ses pensées.

— Si je comprends bien, Mlle Avalon était nouvelle à Bakersville ?

— Elle est arrivée ici l’été dernier, nous l’avons engagée au mois d’août. À dire vrai, je ne croyais plus à cette subvention, et puis boum ! Mais ce n’est pas à vous que je vais apprendre comment fonctionnent les subventions au niveau fédéral.

— D’où était-elle originaire ?

— Elle avait passé sa maîtrise à l’université de Portland.

— C’était son premier poste ?

— En tant que titulaire, oui. Sinon, elle avait effectué plusieurs remplacements à Beaverton. C’est l’une des raisons pour lesquelles nous avons retenu sa candidature.

Comme pour s’excuser, VanderZenden ajouta d’un air désolé :

— Comme nous manquons de crédits, nous sommes contraints de recruter en priorité des débutants.

— Sinon, que savez-vous d’elle ? poursuivit Rainie. D’où était-elle ?

On sentit une hésitation chez VanderZenden qui évita de croiser le regard de la jeune femme.

— Il me semble que sa famille vit dans la région de Portland.

— Ses proches ? Un ancien petit ami qu’elle aurait laissé là-bas ? Un admirateur un peu trop possessif ?

— Vous… vous devriez poser ce genre de questions à ses parents. Je ne crois pas que ce soit mon rôle de parler de la vie privée du personnel enseignant.

— Je comprends vos scrupules, monsieur le principal, mais vous savez comme moi que le temps presse.

— Ce sera aussi rapide de passer un coup de téléphone à ses parents, rétorqua fermement le principal. C’est l’un des privilèges de notre époque.

Rainie fronça les sourcils, contrariée. Avant qu’elle ait pu se ressaisir, Quincy avait déjà pris le relais, ce qui eut le don de l’agacer encore davantage.

— Quels étaient les rapports de Danny avec Mlle Avalon ? Le courant passait-il entre eux ou bien au contraire avait-elle du mal avec lui en classe ?

— Certainement pas, s’empressa de déclarer VanderZenden. C’est bien ce qui rend le drame d’hier totalement incompréhensible. J’aurais juré que Mlle Avalon était l’enseignante avec laquelle Danny s’entendait le mieux. Il se sentait comme un poisson dans l’eau dans sa classe et se débrouillait particulièrement bien sur internet. Le matin avant les cours, à l’heure du déjeuner, après la classe, il était tout le temps fourré là-bas, au point que Mlle Avalon restait quelquefois après l’heure, rien que pour lui.

— Vous avez parlé d’internet, l’interrompit Rainie. Que faisait-il exactement sur le web ?

— Je ne sais pas très bien. Il devait surfer d’un site à l’autre, je suppose.

— Lui arrivait-il de participer à des forums ?

— Probablement. Mlle Avalon avait fait en sorte que les élèves ne puissent pas avoir accès aux sites classés X. Elle avait fait installer un filtre exprès pour ça. Sinon, les élèves pouvaient surfer librement. L’idée était de les encourager à se familiariser avec l’informatique.

— Et les jeux vidéo sur ordinateur ? demanda Quincy. Quels étaient ses jeux préférés ?

— Honnêtement, je ne pourrais pas vous dire. La seule qui aurait pu vous répondre était Mlle Avalon.

Rainie hocha la tête, en mordillant sa lèvre inférieure. Danny était donc un fan d’internet. Voilà qui éclairait l’affaire d’un jour nouveau, sachant que quelqu’un d’un peu débrouillard peut aller à peu près partout, se renseigner sur tout ce qu’il veut. Le responsable de la tuerie de Springfield, Kip Kinkel, s’était servi de l’internet pour construire des bombes artisanales et fabriquer des pièges. Avant d’être assassinés par leur fils, ses parents avaient même confié à des amis qu’ils étaient contents de voir cet enfant à problèmes se passionner pour quelque chose d’aussi inoffensif que l’informatique.

Cela signifiait surtout que Danny avait pu croiser sur le net tous les fêlés possibles et imaginables. Sans même parler de Charlie Kenyon, Danny était un gamin perturbé dont les parents traversaient une mauvaise passe. Un gamin éminemment vulnérable.

— Il faudra qu’on jette un œil sur ces ordinateurs, murmura Rainie.

— L’inspecteur Sanders les a déjà fait prendre. Il ne vous l’a pas dit ?

— Je vois que vous ne connaissez pas encore l’efficacité de l’inspecteur Sanders. Il aura sûrement oublié de me prévenir, répondit Rainie en souriant à VanderZenden.

Sa perfidie n’échappa pas à Quincy qui reprit l’interrogatoire :

— Danny restait-il souvent après l’école ?

VanderZenden lança un coup d’œil en direction de Rainie qui haussa les épaules :

— Vous savez, tout finit toujours par se savoir dans une enquête criminelle.

VanderZenden soupira d’un air las avant de reprendre d’une voix douce :

— Les parents de Danny connaissent actuellement des problèmes au sein de leur couple.

— Sandy vient de commencer un nouveau boulot, expliqua Rainie à l’adresse de Quincy. Son travail lui plaît, mais elle y passe beaucoup de temps. Shep n’a jamais été chaud pour qu’elle travaille, surtout si ça doit l’empêcher de préparer à manger.

— Ils sont séparés ?

— Non. Ils sont tous les deux catholiques pratiquants.

— Sandy a récemment demandé à voir les professeurs de Danny et de Becky, poursuivit VanderZenden. Elle leur a expliqué qu’il y avait beaucoup de tensions en ce moment à la maison et que c’était difficile pour ses enfants. Elle souhaitait que les enseignants le sachent pour intervenir éventuellement. Et c’est vrai que Becky est nettement plus renfermée cette année. Quant à Danny…

— Quoi d’autre à part cette histoire de cigarette ?

— Il y a trois semaines, Danny est arrivé à l’école très énervé. Il n’arrivait pas à se souvenir de la combinaison de son casier et il s’est emporté. Il donnait des coups de poing dans son casier en criant qu’il détestait l’école, que tout le monde le traitait d’imbécile…

— Imbécile ? l’interrompit Quincy. Vous êtes sûr qu’il a employé le mot « imbécile » ?

— Oui, j’étais là quand c’est arrivé. Il a même fallu que je fasse appel à Richard Mann pour le calmer. Il hurlait : « Imbécile, imbécile, imbécile ! »

Quincy regarda Rainie, qui haussa les épaules. Il ne faisait guère de doute que Danny se posait des questions sur lui-même.

— Figurait-il au tableau d’honneur ? insista Quincy.

— Oui.

— Il était donc considéré comme un bon élève, ce qui veut dire que ses profs étaient contents de lui ?

— Absolument. Sans être premier partout, il n’avait aucun problème dans les matières qui l’intéressaient. Encore une fois, il se débrouillait remarquablement bien en classe d’informatique.

— Monsieur VanderZenden, avez-vous jamais entendu ses parents le traiter d’imbécile ?

— Je ne vois pas Sandy O’Grady faire ça, elle adore ses enfants. Quant à Shep…

VanderZenden leva les sourcils.

— Disons qu’il s’intéresse plus aux biceps de son fils qu’à ses capacités intellectuelles.

— Danny faisait beaucoup de sport en dehors de l’école ?

— Shep a tenu à ce qu’il fasse du football américain. Il l’a inscrit dans un club, mais on ne peut pas dire que Danny se passionnait pour ça. Il est plutôt petit pour son âge, un peu balourd, et son père n’est pas particulièrement psychologue. Il voulait absolument que son fils joue au football et Danny n’a pas eu le choix. Pour être honnête, il passait plus de temps sur le banc de touche que sur le terrain. Mais je crois que vous devriez parler de tout ça avec le conseiller d’éducation, Richard Mann. Il a vu Danny à plusieurs reprises suite à l’incident du casier, et il pourra sûrement vous en dire davantage sur sa personnalité.

— Nous n’y manquerons pas, répondit Rainie.

Elle se souvenait de Mann, de l’efficacité avec laquelle il avait la veille improvisé une infirmerie de campagne sur le parking. Mann était jeune, comme Mlle Avalon. Elle se demanda quels avaient pu être leurs rapports.

— Nous aurons également besoin d’une copie du dossier scolaire de Danny, reprit Rainie. Ses bulletins de notes, ses relevés d’absence, etc.

— Je ne sais pas si…

— Nous ferons établir un mandat s’il le faut, mais j’aurais voulu gagner du temps.

— Très bien, très bien. Mais avec tout ce que j’ai à faire…

VanderZenden désigna du regard le bâtiment dont les portes closes et la silhouette sombre donnaient une impression pénible, avec ses rubans de plastique interdisant l’accès au parking et ses taches sur le trottoir, là où les élèves blessés s’étaient agrippés à leurs camarades avant d’être évacués par les hélicoptères de la sécurité civile. Désormais, on ne pourrait plus voir le bâtiment sans penser que la mort y était entrée.

— D’après ce qu’on m’a dit, ils ont entièrement rénové le lycée de Columbine depuis la tuerie. Ils ont arraché les moquettes, repeint les murs, changé les casiers. Ils ont même installé une nouvelle alarme à incendie. Quant à cette bibliothèque tragique, elle a tout simplement été condamnée. Ils ont barré la porte avec des casiers, et les livres ont été installés dans un algeco à l’extérieur.

Un long silence s’installa. Lorsqu’il releva les yeux, le principal donnait l’impression d’avoir vingt ans de plus.

— Je ne sais pas très bien ce que je dois faire, avoua-t-il. Les dégâts matériels ne sont pas considérables, et pourtant… Tout ce que je souhaite, c’est que les élèves puissent un jour se sentir à nouveau en sécurité ici, mais Dieu sait qu’à notre époque l’école n’est plus un refuge contre la violence. Je voudrais que ce bâtiment redevienne ce qu’il était, mais on ne peut pas faire comme si rien ne s’était passé. Et j’ai beau me dire qu’il faut aller de l’avant, je pense qu’il est essentiel de ne pas oublier. J’avoue que je suis un peu perdu. Quand j’ai débuté ma carrière, nous n’avions peur de rien, sinon peut-être des tremblements de terre. Qui aurait pu imaginer qu’un jour les élèves auraient à s’exercer à se cacher sous leurs bureaux comme cela se pratique à Los Angeles ? Les écoles n’étaient pas encore des champs de bataille entre gangs rivaux. Aujourd’hui, on tue des professeurs et des élèves, personne n’est épargné ; les petites villes comme les grandes, les Blancs comme les Noirs, les riches comme les pauvres. En tant qu’être humain, ma première réaction serait de refuser d’admettre que ça puisse exister ; en tant que principal, je suis obligé d’accepter la réalité, pour le bien de mes élèves. Si le monde dans lequel nous vivons est comme ça, je dois les aider à y faire face. Mais comment m’y prendre ? Je ne sais pas si j’en suis encore capable. Surtout après ce qui est arrivé à Mlle Avalon.

— Avez-vous pensé à faire appel à une antenne d’aide psychologique ? interrogea doucement Quincy.

— Bien sûr, nous attendons plusieurs psychologues pour enfants.

— Je ne parlais pas uniquement des élèves, mais aussi de vous et de l’équipe enseignante.

— Oui, bien sûr.

Le principal se tourna à nouveau vers le mémorial et son regard se posa sur l’affiche où était écrit : « Nous vous aimons, mademoiselle Avalon. »

Rainie le vit se recroqueviller sur lui-même, fragile et vulnérable, prématurément usé par la vie.

— Elle a pourtant tout fait pour l’aider.

VanderZenden ne s’adressait à personne en particulier.

— Elle aimait ses élèves, surtout Danny. Si vous aviez pu la voir quand elle était avec lui, toutes ces heures après la classe, sachant pertinemment qu’il faisait tout pour ne pas rentrer chez lui. Elle lui apprenait les ficelles de la programmation informatique, riait avec lui des histoires drôles qui courent sur le web, et tout ça avec une telle patience, un tel dévouement… Il m’arrive d’en vouloir tellement à Danny O’Grady que je me prends à le détester, ce qui est pire que tout. Un principal n’a pas le droit de détester un élève. Comment un adulte peut-il en arriver à détester un enfant ?

Le principal n’attendait visiblement aucune réponse à ses questions. Il se redressa et s’éloigna en direction de sa voiture à l’instant précis où des nuages voilaient le soleil et où tombaient les premières gouttes de pluie.

— Encore un qui a besoin d’aide, finit par dire Rainie.

— Vous réagiriez comme lui si vous aviez perdu la personne que vous aimez.

— Comment ça ? On a toujours dit qu’il formait avec sa femme un couple très uni !

— Ce n’était pas le cas quand il se trouvait avec Melissa Avalon, laissa tomber Quincy.

11

Mercredi 16 mai, 16 h 46

Sandy O’Grady n’arrivait pas s’ôter de la tête que Danny était mort.

Toutes les sociétés ont leurs rituels, leur façon de célébrer les grandes étapes de l’existence. La plupart de ces rites sont liés à la table. Quand une femme se marie en Oregon, on fait cuire pour elle son pain préféré avant d’en scotcher la recette sur le moule qu’elle utilisera dans sa nouvelle cuisine. Quand une femme a son premier enfant, on lui offre des petits gâteaux en forme de chausson. Pour fêter un examen, la mère de famille prépare sa meilleure salade aux trois haricots. Pour la fête des moissons, on cueille du maïs et des tomates fraîches du jardin et on prépare de la glace aux pépites de chocolat avec une machine à gros sel. Lors d’un enterrement, on sort les cocottes pour faire mijoter un jambon aux pommes de terre, ou bien des lasagnes de tacos. On fait cuire un jambon ou une dinde. Un beau jambon, une énorme dinde, servis avec des Kleenex qui sèchent les larmes de la veuve. Quelques jours plus tard, on revient avec des brownies ou une tarte aux pommes et, tôt ou tard, les gens se consolent avec des gâteaux. Ainsi va la vie.

La veille au soir, devant la porte des O’Grady, Sandy avait trouvé la première cocotte, accompagnée d’un petit mot : « Avec toutes nos condoléances. » Un mot anonyme, bien sûr. C’est à ce moment-là que Sandy avait compris à quel point l’avenir serait sombre. Certains voisins compatissaient. D’autres avaient même pitié d’eux, mais personne ne savait comment le leur faire comprendre.

Lorsque Danny avait été emmené dans le centre de détention pour mineurs du comté, on lui avait demandé d’enfiler un gilet pare-balles.

La police avait passé la soirée chez les O’Grady. Des inconnus à la mine grave, vêtus de coupe-vent bleu marine, avaient interdit l’accès à la chambre de Danny. Ils avaient défait son lit, vidé ses placards, démonté son bureau et son armoire avant d’emporter dans de grandes boîtes en carton tout ce qu’il avait pu toucher. Ils avaient passé la pièce au peigne fin et relevé toutes ses empreintes avant de s’en aller, sans un mot.

Pendant tout ce temps, Becky était restée cachée dans le placard de l’entrée.

Les parents de Sandy étaient venus. Ils avaient pris leur fille dans leurs bras avant de pleurer longuement, puis ils avaient sorti Becky de son placard et redoublé de larmes. En passant, ils avaient jeté à Shep un regard sombre. D’après eux, tout ce qui était arrivé était sa faute. La mère de Sandy était ensuite passée à la cuisine où elle avait préparé à manger pendant que son père s’était installé sur le canapé.

Le curé était venu lui aussi. Il avait parlé à Sandy et Shep. Il leur avait rappelé que nous sommes sur cette Terre pour porter le fardeau que nous donne le Seigneur. Il avait voulu les rassurer en affirmant que la foi est le meilleur rempart contre la peine. Et quand il s’était mis à parler de Danny, il l’avait fait au passé, et Sandy avait failli avoir une crise de nerfs.

Danny n’était pas mort ! Danny n’était pas un fardeau ! C’était un enfant perturbé et apeuré qui vivait désormais dans une institution spécialisée avec des barreaux aux fenêtres. Il avait subi un traumatisme majeur, de l’avis des médecins qui lui avaient rendu visite ce matin-là. Recroquevillé sur lui-même, les bras serrés autour des genoux, comme s’il voulait retourner dans le ventre maternel pour échapper à l’insoutenable.

Non, il était encore trop tôt pour lui rendre visite. Il lui fallait du temps et beaucoup de sommeil. Demain, peut-être…

Sandy refusait pourtant de partir, même si elle ne voulait plus vivre dans une maison où apparaissaient des cocottes comme par enchantement. Elle ne voulait plus voir sa mère, qui confondait le secret de l’existence avec celui d’une pâte à tarte réussie. Elle ne voulait plus jamais revoir ce prêtre qui les avait mariés avec Shep et qui leur jetait aujourd’hui un regard de compassion habituellement réservé aux lépreux. Elle ne voulait plus voir la porte de son garage où une main anonyme avait tracé tôt ce matin, en lettres rouges et dégoulinantes, l’inscription « Assassin d’enfants ».

Danny n’était pas un assassin. C’était un enfant. C’était son enfant et Sandy voulait qu’on lui rende sa famille. Revêtue de son armure de mère, elle était prête à tuer tous les monstres qui menaçaient ses petits.

Mais quels monstres ? Personne n’avait su lui dire pourquoi sa petite fille de huit ans s’était transformée en fantôme et son fils de treize ans en meurtrier.

Leur avocat, Avery Johnson, discutait avec eux dans la cuisine familiale. Ils revenaient tout juste de l’audience initiale avec le juge pour enfants, et Sandy avait été très choquée par la manière informelle dont les choses s’étaient déroulées. La salle du tribunal ressemblait à une salle de classe anodine et impersonnelle avec ses murs blancs et son sol en linoléum. Le juge, drapé dans une robe noire, s’était étonné de découvrir deux avocats en costume civil, si bien qu’il avait ouvert le débat en déclarant :

— Messieurs, je vois que vous n’avez pas l’habitude de fréquenter ces lieux.

Dans le décor ordinaire d’une procédure banalisée, le procureur Charles Rodriguez, un homme avec lequel Shep collaborait depuis des années et que Sandy avait reçu à dîner chez elle à de nombreuses reprises, avait officiellement demandé à ce que l’affaire soit jugée par une juridiction pour adultes en raison de « la nature particulièrement odieuse des crimes commis par Danny O’Grady ».

Il avait placé leur fils sous le chef d’une quintuple inculpation pour meurtre : une au titre de la première victime, et deux pour chacune des deux fillettes ; au prétexte qu’il s’agissait d’un meurtre en série. En cas de comparution devant un jury d’assises, Danny était passible de cinq condamnations à la prison à vie. Il était placé sous la responsabilité du comté depuis la veille au soir et ne reviendrait jamais chez lui.

Sandy n’arrivait pas à s’ôter de la tête que Danny était mort.

— Il faut tout de même voir le côté positif des choses, déclara l’avocat. Danny n’a que treize ans, et les statistiques lui sont favorables.

— Quelles statistiques ? demanda Sandy d’une voix éteinte, tout en émiettant le morceau de tarte aux pommes que sa mère lui avait servi dix minutes plus tôt avec une boule de glace à la vanille géante.

D’un œil distrait, Sandy regardait la glace fondre en une multitude de petites rivières qu’elle bloquait à l’aide de morceaux de pomme. Shep lui prit l’assiette des mains et fit un sort à sa tarte. C’était toujours pareil ; à chaque fois que quelque chose n’allait pas, il faisait une crise de boulimie et elle perdait tout appétit.

— À la prochaine audience, reprit Avery, nous devons disputer de ce qui est le mieux pour l’enfant, mais aussi pour la communauté. Le juge va poser deux questions essentielles : Danny est-il trop dangereux pour être confié à une institution pour mineurs, et existe-t-il une chance de le remettre dans le droit chemin ? Le procureur va s’efforcer de montrer que Danny est un criminel dangereux, qu’il n’a pas sa place dans une juridiction pour mineurs et qu’il est de la responsabilité du juge de le faire comparaître aux assises. Notre boulot est de faire pencher la balance dans le sens inverse, et les statistiques jouent en notre faveur. La majorité des enfants qui commettent des actes de violence ne récidivent pas. En outre, et c’est primordial de mettre l’accent là-dessus, on observe que les enfants placés en détention dans des prisons pour adultes ont plus de chances de récidiver que ceux confiés à un centre de détention pour mineurs. L’État a donc tout intérêt à faire passer Danny devant un juge pour enfants, ce qui lui permettrait d’être libéré le jour de son vingt-cinquième anniversaire et de retrouver une place normale dans la société.

— Vous parlez comme si vous étiez convaincu de la culpabilité de mon fils, dit Sandy après un court silence. Comment pouvez-vous en être si sûr ?

Avery tenta de lui sourire. C’était un homme plus âgé, portant de petites lunettes métalliques et un costume impeccable. Il avait dévoré sa part de tarte en quelques minutes avant de s’essuyer les lèvres d’un geste précieux avec sa serviette en papier. Sandy n’était pas certaine de l’aimer beaucoup. Elle le trouvait trop pompeux avec son air d’opulence tranquille, mais Shep ne jurait que par lui depuis qu’il l’avait rencontré à un séminaire quelconque dont Avery était le principal intervenant. Shep allait jusqu’à dire que c’était un ami, mais Sandy n’était pas dupe. Avery Johnson et eux n’étaient pas du même monde. Il habitait une superbe villa de Lake Oswego et n’avait pas accepté de prendre la défense de Danny uniquement pour leurs beaux yeux. Avery Johnson était un ténor du barreau qui facturait ses services cinq cents dollars de l’heure, et chaque minute comptait, qu’il discute d’une affaire ou mange de la tarte aux pommes.

Sandy n’avait pas la moindre idée de la manière dont ils pourraient régler ses honoraires, ni des pieux mensonges que Shep avait pu lui servir pour qu’il prenne le temps de venir les voir. Tout ce qu’elle savait, c’est que Shep voulait Avery Johnson et personne d’autre parce que c’était le meilleur. Sa façon à lui d’être un père exemplaire… Sandy en était folle de rage et de chagrin.

— Madame O’Grady, vous pouvez être certaine que jamais je ne laisserai les jurés penser que votre fils est coupable, reprit Avery en souriant. Mais nous n’en sommes pas là. Ce n’est pas avant six mois que Charles Rodriguez et moi-même évoquerons le cas de Danny avec le juge Matthews qui, entre parenthèses, est un vieux barbon convaincu de la nécessité de rétablir le châtiment corporel à l’école. Il est sans doute persuadé de la culpabilité de Danny et qu’il faudrait le pendre, mais, grâce à Dieu, ce n’est pas l’objet de l’audience d’aujourd’hui. Son rôle se borne à prendre une décision au sujet de la juridiction compétente, un point c’est tout. Le mien est de le convaincre que pour le bien de Danny et de la société, il est préférable de le placer entre les mains d’un juge pour enfants, qu’il soit coupable ou non.

— Parce que d’après vous, il suffit qu’un adolescent ayant tué plusieurs personnes grandisse un peu pour reprendre sa vie normalement, comme par magie ?

— Exactement, et la magie n’a rien à voir là-dedans. J’ai passé ma nuit à lire des articles sur les crimes d’enfants, et nous sommes en présence de ce que les psychologues appellent dans leur jargon un « phénomène de désistement ». Entre douze et dix-huit ans, avec les modifications hormonales liées à la puberté, les adolescents mâles font preuve d’une tendance marquée à l’agressivité. C’est leur façon d’appréhender le monde qui les entoure. À leur entrée dans l’âge adulte, ils commencent à travailler, leurs relations affectives se stabilisent et ils se calment. Même les adolescents que l’on cataloguait comme « perturbés » mènent aujourd’hui des existences tout à fait normales.

— Si j’ai bien compris, si Danny est innocent, il est innocent. Et s’il est coupable, ça n’est qu’une mauvaise passe. C’est bien ça que vous comptez dire aux jurés ? répondit Sandy d’une voix aiguë.

Elle n’avait pas pu s’en empêcher. Tout ça lui paraissait tellement ridicule, tellement absurde.

Shep lui jeta un regard agacé.

— Mais bon sang, Sandy, qu’est-ce que tu voudrais qu’on te dise ? Il vient de t’expliquer que son boulot consiste à éviter les assises à Danny, et c’est comme ça que ça marche.

— Madame O’Grady… tenta à son tour Avery d’un air rassurant, avant d’être coupé aussitôt.

— Je ne sais pas ce que j’ai envie d’entendre, mais je sais que je n’ai pas envie d’entendre que mon fils est un meurtrier et qu’il a tué trois personnes.

Elle frappa du poing sur la table pour ponctuer sa réponse.

— Mais regardez-vous un peu tous les deux ! Vous êtes en train de vous vautrer dans des arguties juridiques sans la moindre importance ! Ce n’est pas un match de foot, avec un gagnant et un perdant. Il s’agit de notre fils, Shep ! Il s’agit de notre vie à Bakersville ! Tu crois qu’on pourra se promener dans la rue, comme si de rien n’était, si Danny est reconnu coupable ? Et Becky ? Que va-t-on lui dire ? Tu n’as pas vu ce qui est écrit sur la porte du garage ? Ils veulent sa peau. Tous nos voisins sont convaincus que Danny a assassiné ces deux petites filles et quelqu’un finira par le tuer, tôt ou tard. Et merde !

Sandy recula sa chaise, se leva et arpenta la minuscule cuisine en sanglotant. Shep ne fit pas un geste pour tenter de la consoler. La veille au soir, il avait voulu la rejoindre dans leur lit, après des mois passés à dormir sur le canapé du salon. D’une voix lasse, il lui avait dit qu’il voulait juste la prendre dans ses bras, qu’il était temps de faire une trêve, de se souvenir de l’époque où tout allait bien entre eux.

La colère rentrée de Sandy avait été la plus forte. Elle avait regardé son mari, le père de ses deux enfants, fragile et vulnérable pour une fois avec ses épaules voûtées, et n’avait pu s’empêcher de penser qu’il était le premier responsable de tout ce gâchis. À force de vouloir faire de son fils un homme, il en avait fait un assassin. Il n’avait jamais voulu comprendre que Danny était différent de lui, que c’était un cérébral comme sa mère. Il l’avait pris à rebrousse-poil, tenant absolument à lui faire une place dans son univers de mecs arrogants.

Sandy le détestait pour avoir détruit leur fils, pour avoir détruit leur famille.

D’un seul coup, aussi vite que sa colère était montée, Sandy se retrouvait debout dans sa cuisine, vidée, épuisée, rompue.

Tournant la tête vers la porte, elle aperçut Becky qui la regardait de ses yeux bleus inquiets.

— Maman, je ne veux pas que le monstre te fasse du mal.

Becky disparut aussi silencieusement qu’elle était venue et rejoignit ses grands-parents au salon où ils regardaient la télévision.

Sandy reprit sa place à la table de la cuisine.

— Je sais ce que vous ressentez, commença Avery.

— Putain de bordel de merde, répliqua Sandy.

Shep soupira longuement avant de se lever pour se servir une troisième part de tarte.

— Écoutez-moi, reprit Avery aussitôt. Je vais vous expliquer en détail comment les choses vont se passer, pour que vous ayez une meilleure idée de ce que je cherche à faire. Les six prochains mois vont être décisifs pour Danny.

Sandy leva la main.

— Comment se fait-il que ça prenne aussi longtemps ?

— Tout simplement parce qu’il faut du temps à la justice pour décider dans quelle juridiction Danny va être jugé. Ça n’est pas une petite affaire, vous savez.

— Vous m’avez bien dit que Danny n’aurait pas le droit de revenir ici, qu’on ne libérait pas sous caution les meurtriers mineurs. Qu’est-ce que ça veut dire ? Mon fils n’a même pas été jugé, il n’est donc reconnu coupable de rien du tout, et on veut l’enfermer dans une prison pour mineurs pendant six mois ? Comment peut-on encore parler de justice ?

— Ce n’est pas moi qui ai conçu le système.

— Eh bien, que le système aille se faire foutre !

La première, Sandy prit conscience que rien ni personne ne pouvait plus la raisonner. Avery Johnson tenta à nouveau de la rassurer d’un sourire avant de reprendre d’un ton plus mordant :

— Madame O’Grady, je sais que je ne vais pas vous faire plaisir, mais tout semble indiquer que Danny est coupable de ces meurtres. Quand on l’a trouvé, il tenait un pistolet sous le nez de votre mari, c’est lui qui a apporté les armes de son père à l’école et, surtout, n’oubliez pas qu’il a avoué à deux reprises.

— Il était sous le choc. C’est vous-même qui l’avez dit. Il ne savait plus ce qu’il disait.

— Les armes, madame O’Grady. Les armes. Comment ces armes, qui auraient dû se trouver chez vous dans un coffre, ont-elles atterri à l’école ?

Sandy regarda désespérément en direction de Shep. Celui-ci agita sa fourchette dégoulinante de glace en ajoutant, stoïque :

— Mon fils n’aurait jamais fait ça.

Pour la première fois depuis longtemps, Sandy retrouvait le Shep qu’elle avait aimé.

Avery Johnson répondit d’un air grave :

— Personne n’est en mesure de prouver l’innocence de votre fils, pas même vous qui êtes officier de police.

— Je compte bien m’en occuper.

— Comment ?

— J’ai six mois devant moi.

Avery Johnson soupira. Il ne faisait guère de doute à ses yeux que Shep et Sandy se trouvaient au stade du refus, mais il retenta sa chance :

— Quand bien même vous réussiriez à expliquer par quel tour de passe-passe deux armes qui vous appartiennent se sont retrouvées sur le lieu de la fusillade, pourquoi votre propre fils vous a pris en otage et pour quelle raison il a lui-même avoué les trois meurtres, il n’en reste pas moins que Danny est un enfant à problèmes. Sans même envisager la situation d’un point de vue juridique, votre rôle en tant que parents est de comprendre que les six prochains mois peuvent permettre à Danny de se faire aider. Il sera placé entre les mains d’experts et il va subir toutes sortes de tests psychologiques. On va examiner à la loupe son enfance, sa famille et ses amis. Ce sera difficile, mais en fin de compte, ça permettra de mieux comprendre Danny et la nature de ses problèmes. Vous comprenez ?

Pour la première fois, Sandy semblait décidée à voir les choses en face. Elle jeta un regard en direction de Shep qui mâchait distraitement un morceau de tarte, abattu par ce que venait de lui dire l’avocat. Shep avait toujours refusé de comprendre que son fils avait des problèmes, et le discours de Johnson le laissait sans voix. Et si c’était eux qui avaient fait de Danny un monstre ?

Des poches s’étaient brusquement creusées sous les yeux de Shep, et Sandy dut détourner la tête.

Elle savait qu’en quittant leur chambre la veille, Shep s’était allongé par terre à côté du lit de Becky. La petite fille avait refusé de dormir dans la chambre de ses parents, préférant construire un rempart autour de son lit avec ses animaux en peluche. Gros Ours, son préféré, était son garde du corps en chef. Hannah le cheval veillait à la porte, les Beanie Babies protégeaient la fenêtre et Becky avait insisté pour que sa mère prenne Pugsley le chien, en cas de besoin.

Becky avait crié dans son sommeil à plusieurs reprises. Vers 3 heures du matin, Shep l’avait interceptée alors qu’elle sortait tout endormie de son lit pour se réfugier dans le placard. Elle s’était mise à hurler quand il avait voulu la réveiller, et il avait eu toutes les peines du monde à la remettre dans son lit avec Gros Ours. Becky lui avait recommandé de faire attention aux monstres avant de se rendormir.

Vers 6 heures, Shep s’était finalement installé sur le canapé du salon. Une heure plus tard, Sandy avait trouvé Becky recroquevillée tout au fond de son placard, cachée sous une pile de robes.

Becky refusait toujours de dire ce qui s’était passé la veille, et les médecins étaient convaincus qu’elle ne parlerait jamais. Le choc avait été trop fort pour ses huit ans et elle s’appliquait à enfouir ce traumatisme au plus profond d’elle-même. On avait recommandé à Sandy et Shep de tout faire pour sécuriser leur fille sans pour autant minimiser sa peur. Encore des mots…

Sandy avait l’impression que Shep avait vieilli de dix ans en l’espace de quelques heures. Elle aurait voulu pouvoir prendre son téléphone et se confier à Margaret, Liz ou Margie comme elle en avait l’habitude, mais rien ne serait jamais plus comme avant. Le premier responsable de ce drame était son fils, c’était donc à elle d’en payer le prix.

— Et… et si c’est bien Danny qui a fait ça ? osa-t-elle demander pour la première fois à cet avocat riche et prospère qui tenait leur avenir entre ses mains. Que va-t-il se passer si les experts décident que Danny est un meurtrier ?

— C’est ce que j’ai tenté de vous expliquer. Le but de ce procès n’est pas de déterminer si Danny est un meurtrier ou non, mais de savoir s’il est susceptible de recommencer. Le tribunal pour enfants va nommer un psychologue spécialisé qui examinera Danny afin de détecter des troubles éventuels de la person-nalité, scruter son passé, etc. Ce genre d’étude prend du temps. Quand il aura fini ses examens, il faudra qu’il rédige son rapport, et compte tenu de la gravité des faits reprochés à Danny, il est probable que le psychologue rendra un double avis d’expertise : s’il est coupable de ce qu’on lui reproche, il indiquera un pourcentage de risques de récidive ; s’il est innocent, il devra déterminer ses chances de retrouver sa place dans la société.

— Je ne comprends pas. Si Danny est innocent, pourquoi n’aurait-il pas cent pour cent de chances de mener une vie normale ? Pourquoi ce double avis d’expertise ?

— Le rôle de l’expert ne s’arrête pas à ce qui s’est passé aujourd’hui, madame O’Grady, qu’il soit coupable ou non.

— Danny a toujours été un petit garçon formidable, précisa Sandy dans un ultime réflexe de défense.

Avery Johnson lui lança un regard compréhensif, mais ferme :

— Danny est capable d’accès de violence. Il s’intéresse de près aux armes à feu et n’est pas très sociable. Tout ça va apparaître au moment de l’enquête, madame O’Grady. L’expert va rechercher toutes sortes de facteurs, en particulier dans son environnement familial.

Shep baissa la tête. Sandy, qui le connaissait mieux que quiconque, savait à quoi il pensait. Shep avait un tempérament violent, ce qui n’arrangeait pas les choses, même si, grâce à Dieu, il n’avait jamais levé la main sur elle ou sur les enfants. Le mobilier, en revanche, n’avait pas toujours eu cette chance.

Shep finit par prendre la parole :

— Et si les rapports de l’expert ne nous conviennent pas ? A-t-on le droit de choisir notre propre psychologue ?

— Bien évidemment. Dès demain, j’ai bien l’intention de demander au juge pour enfants de nommer un expert psychiatre pour nous représenter. Il sera nommé par le tribunal, mais il travaillera pour nous.

— Je suppose que tout ça va coûter beaucoup d’argent, demanda Sandy d’un air hésitant.

Elle savait que son mari allait lui en vouloir d’avoir abordé le sujet, mais c’était plus fort qu’elle. Shep gagnait vingt-cinq mille dollars par an et Sandy neuf dollars de l’heure à son boulot. Elle avait espéré être augmentée, voire être salariée au lendemain de la signature du contrat Wal-Mart, mais ses espoirs s’étaient envolés la veille, comme tout le reste. Elle avait quitté son bureau comme une flèche sans s’inquiéter de la suite. Mitchell avait laissé un petit message sur son répondeur lui disant de prendre le temps qu’il lui faudrait, mais elle avait bien senti à sa voix qu’il était déçu. Il ne pouvait pas s’en tirer seul et comme elle n’était plus là, il lui faudrait bien faire appel à quelqu’un d’autre. Les affaires sont les affaires.

— Conformément à la loi, les experts sont pris en charge par le tribunal.

— Ce qui veut dire que ça ne va rien nous coûter ? demanda Sandy.

Son mari grogna tandis qu’Avery Johnson acquiesçait. Pour la première fois, elle lut de la compassion dans ses yeux. Sans doute comprenait-il mieux qu’elle n’avait pas rêvé leur situation financière.

— L’avantage d’avoir notre propre expert est qu’il est tenu par le secret professionnel. Danny peut tout lui dire et, si nous décidons en fin de compte que toute vérité n’est pas bonne à dire, nous avons toute latitude de ne pas faire témoigner notre expert. Personne n’en saura rien.

— Mais nous, nous saurons, ajouta Sandy.

— Si vous voulez aider Danny, vous avez besoin de savoir ce qui s’est passé, précisa calmement Avery.

— À condition qu’il ne passe pas en assises, répliqua-t-elle.

— C’est tout l’enjeu de notre combat. Pour un garçon de treize ans, les assises seraient une catastrophe.

Le silence retomba. Sandy et Shep pensaient aux mois d’angoisse qui les attendaient, à l’avenir de Danny.

— Danny n’a pas fait ça, répéta Shep d’un air buté. Et j’ai bien l’intention de le prouver.

La sonnerie du téléphone retentit et Shep saisit machinalement le combiné. Au moment où il dit allô, ses traits se figèrent et il raccrocha brutalement.

— Une erreur, marmonna-t-il sans que personne ne fût dupe.

Le téléphone avait sonné toute la matinée. Des voix déguisées qui hurlaient à l’appareil : « J’espère que ce petit salopard va se faire violer. J’espère qu’ils lui feront bien mal en taule. Saloperie de tueur d’enfants. »

Sandy avait toujours vécu à Bakersville et elle aimait sa ville.

Elle se tourna vers Avery Johnson.

— Quelles sont nos chances ? Dites-moi la vérité. Qu’est-il arrivé aux autres enfants impliqués dans des affaires similaires ?

— Presque tous ont été condamnés à la prison à vie, mais la plupart d’entre eux avaient plus de seize ans. Ils ont donc été condamnés par des jurés d’assises.

— Quand vous dites la plupart, il y a eu des exceptions ?

— Oui, à Jonesboro. Les deux meurtriers étaient très jeunes et l’Arkansas n’a aucune loi permettant d’envoyer des mineurs aux assises.

— On les a envoyés dans une prison pour mineurs ?

— Si je me souviens bien, ils sont censés rester enfermés jusqu’à l’âge de vingt et un ans.

Sandy entrevit pour la première fois une lueur d’espoir.

— Mais qu’est-ce que ça a donné, monsieur Johnson ? Ont-ils pu retrouver une place dans la société ?

— Il est encore trop tôt pour le dire, madame O’Grady.

12

Mercredi 16 mai, 17 h 57

Pour surfer sur l’internet, l’inconnu utilisait de préférence AOL, à cause de la façon dont les rubriques y sont agencées. Passer d’un titre à l’autre était en particulier un jeu d’enfant. Cliquer sur la rubrique Info, « Fusillade tragique, le fils du shérif inculpé ». Deux paragraphes plus bas, cliquer sur « compte rendu complet ». Le monde entier est en larmes. Trois familles anéanties par ce drame, le président demande une modification de la législation sur les armes à feu, bla bla bla. À gauche de l’écran, un menu avec d’autres options. S’entretenir de la question avec d’autres internautes, un rappel de toutes les autres fusillades en milieu scolaire, des interviews de survivants expliquant que chaque nouvelle tuerie est pour eux un véritable drame car elle rouvre immanquablement leurs blessures. « Blessures ouvertes, cœurs meurtris. » Il prit le temps de savourer l’article. À chaque fois, c’était la même chose, le même plaisir renouvelé. Il avait même fait encadrer le numéro du Time du 20 décembre 1999.

Deux heures plus tôt, il s’était appliqué à télécharger les derniers articles consacrés à la tuerie de Bakersville. Il avait été déçu de constater que la presse n’était pas aussi prolixe sur le sujet qu’il l’aurait voulu. Sûrement parce qu’il n’y avait que trois morts. Il devenait de plus en plus difficile d’avoir la une avec ce genre d’histoire. Il faudrait qu’il s’en souvienne la prochaine fois.

6 heures du soir. L’inconnu repoussa son ordinateur portable. Il avait faim. Très faim.

De ce point de vue, le motel dans lequel il était descendu n’était pas très pratique. Il aurait préféré quelque chose de plus grand, une chaîne hôtelière plus impersonnelle, mais ça n’existait pas dans la région de Bakersville. Il lui avait fallu se rabattre sur ce motel bon marché, tenu par un autochtone. Il y avait du pour et du contre. D’un côté, le gérant s’intéressait d’un peu trop près à ses clients, mais de l’autre, le personnel était trop peu nombreux pour que l’on fasse attention à ses allées et venues. Du pour et du contre.

Comme son estomac le rappelait à l’ordre, il se décida pour un bar anonyme.

Un quart d’heure plus tard, il poussait la porte d’un petit café mal éclairé sur la rue principale du patelin. Trois indigènes, agglutinés autour de l’unique poste de télévision, se tournèrent dans sa direction. Un peu d’animation, enfin ! Le patron, un grand type chauve, lui fit un petit signe de la tête. L’inconnu prit place devant les pompes à bière et commanda un demi.

— Quoi de neuf aux infos ? demanda-t-il à ses voisins de comptoir.

— Le Sénat veut changer la loi sur les armes à feu et faire porter le chapeau aux parents quand leurs gosses font des conneries avec un flingue.

— Il serait temps, grommela son compagnon. Comme on dit, les chiens ne font pas de chats ; il faut bien que les gamins aillent chercher leurs idées tordues quelque part.

Le troisième, un vieil homme au visage tanné par une vie de labeur passée au volant de son tracteur, se contenta d’un avis laconique :

— Shep est un type bien.

Les deux autres haussèrent les épaules, manifestement peu enclins à discuter.

L’inconnu en profita pour relancer la conversation :

— Personne n’a dit que Shep n’était pas un bon shérif. De là à être un bon père, c’est une autre histoire.

Les trois hommes le dévisagèrent. Visage tanné reprit la parole :

— J’ai pas bien compris votre nom. Vous êtes qui, vous ?

— Je suis de passage, pour affaires. J’aime bien faire la côte. Les gens sont gentils, le pays est beau, mais je dois dire que cette fois-ci… Un gamin de treize ans qui tue deux petites filles avant d’assassiner cette pauvre prof… Quel gâchis ! Une fille aussi jolie.

Il se tourna vers le patron dont le visage s’était durci.

— J’aurais voulu commander des ailes de dinde épicées, avec beaucoup de sauce au bleu.

— Personne ne sait encore si c’est Danny O’Grady qui a fait ça, reprit Visage tanné.

Le barman approuva.

— Arrête, Darren ! répondit l’un de ses compagnons. La mère de Luke Hayes a dit à ma femme que Danny avait même avoué.

— Et moi je te dis que les O’Grady sont des gens bien.

— Y a-t-il d’autres suspects ? demanda l’inconnu, l’air de ne pas y toucher.

— Plusieurs gamins ont dit avoir aperçu un inconnu en noir, s’empressa de répondre Visage tanné.

— Darren ! Comment peux-tu croire une histoire comme ça ? C’est des gamins. Ils ont eu peur et comme ils ne manquent pas d’imagination…

— Ça veut pas dire que c’est pas vrai.

Les deux autres froncèrent les sourcils, soucieux de ne pas le contredire.

— On dit que les parents O’Grady ne s’entendaient pas très bien, reprit l’inconnu.

Visage tanné lui lança un regard noir. Il était encore costaud pour son âge, mais l’inconnu n’avait pas l’air impressionné pour autant. Les vieux comme lui ne se battent pas, ils comptent sur le respect dû aux anciens pour éviter les affrontements, mais cette fois, il avait trouvé à qui parler. L’inconnu assis au comptoir ne désarmait pas.

— Je répète ce que j’ai entendu, c’est tout, dit-il d’une voix calme.

Visage tanné fit un pas dans sa direction, mais l’un de ses compagnons le retint par le bras.

— Laisse-le tranquille, Darren. Chacun est libre de penser ce qu’il veut.

— L’été dernier, reprit Visage tanné d’une voix tendue, je suis allé à Bakersville pour le marché aux bestiaux. Un pneu de ma remorque a éclaté et j’ai bien failli aller au tas. Shep O’Grady patrouillait dans le coin avec son fils et ils se sont arrêtés pour m’aider. Vous croyez que Danny est resté dans la voiture ? Pas du tout, il m’a aidé à changer la roue. Un bon gamin. Quand je les ai remerciés, il m’a serré la main en me disant que c’était normal. Je ne sais pas ce qui s’est passé dans cette école, mais ce que je sais, c’est qu’il ne faudrait pas juger trop vite un gamin et ses parents, surtout que vous ne les connaissez même pas.

— C’est drôle que vous racontiez ça, répliqua l’inconnu, parce qu’à Bakersville, on dit que Danny O’Grady a un sale caractère. Il paraît qu’il traîne avec des bons à rien et qu’il a même démoli son casier au collège. J’ai un client qui a son fils dans la même école et tout le monde savait que Danny O’Grady ne tournait pas rond.

Cette fois, Visage tanné fronça les sourcils, prêt à bondir, et l’un de ses compagnons dut à nouveau le retenir avant d’ajouter, conciliant :

— En tout cas, ça n’a pas de sens, ce qui est arrivé là-bas. À se demander si une bonne guerre ne leur remettrait pas les idées en place, aux jeunes d’aujourd’hui.

— Parce que tu t’imagines que les guerres forment la jeunesse ? demanda Visage tanné.

Son interlocuteur haussa les épaules.

— Tout ce que je sais, c’est que j’ai tiré sur des Allemands et des Coréens, mais jamais sur mes copains de classe.

— T’as de la merde dans la tête, Edgar…

— Ce que je voulais dire…

— Ce que tu voulais dire, c’est que la guerre sert à faire des gueules cassées et des types qui se droguent. Belle façon de former la jeunesse, tiens !

— Mais Bon Dieu, Darren, comment t’expliques tout ce qui se passe aujourd’hui ? Toutes ces tueries ? Il y en a eu combien, déjà ?

Un silence épais enveloppa le bar. L’inconnu du comptoir tentait de réprimer un sourire sarcastique.

— On verra bien ce qui va se passer, reprit Visage tanné.

Edgar grogna :

— S’il se passe quelque chose. Il n’y a même plus de shérif à Bakersville. Il paraît que c’est cette fille qui le remplace.

— Rainie Conner, précisa l’inconnu du comptoir, ce qui ne manqua pas de surprendre le patron.

Edgar approuva :

— Ouais, c’est ça. Et c’est à cette gamine qu’on a confié l’enquête.

— Ils ont aussi fait appel à un flic fédéral, précisa l’inconnu. Un spécialiste des fusillades en milieu scolaire.

— Ils ont un spécialiste au FBI pour ça ? demanda le patron, incrédule.

— C’est drôle, non ? répliqua l’inconnu avec un petit sourire en coin. C’est le moment ou jamais de voir ce qu’il a dans le ventre.

 

8 heures du soir. Une lumière grise et terne était lentement descendue sur les rues de Bakersville, ce qui n’était pas pour remonter le moral de Rainie.

En quittant le principal, elle s’était rendue en compagnie de Quincy dans le petit appartement de Melissa Avalon, avec l’espoir d’en apprendre davantage sur sa vie privée. À en juger par les apparences, l’auteur de la fusillade l’avait assassinée délibérément. Le meurtre avait sans doute même été prémédité, mais Rainie ne pouvait croire que Danny O’Grady eût cherché à tuer sa prof préférée. Ce qui posait la question de savoir qui elle était vraiment et qui voulait la voir morte. Après ce que lui avait dit Quincy des relations de Melissa avec VanderZenden, Rainie était tentée de penser que la clé de l’énigme se trouvait là. Le principal peut-être, ou bien sa femme…

De son côté, Quincy évitait de croire quoi que ce soit. Il semblait convaincu que Melissa Avalon était bien la victime désignée, sans en déduire pour autant que le meurtrier la connaissait personnellement. Ce n’était pas la première fois qu’une femme se faisait assassiner parce qu’elle était jeune et jolie. Quand il lui avait dit ça, Rainie s’était fait la réflexion qu’il devait avoir de drôles de lectures le soir pour s’endormir.

Cependant, l’inspecteur Sanders avait une fois de plus pris les devants. Quand Rainie et Quincy arrivèrent à l’appartement de Melissa Avalon, les tiroirs étaient sens dessus dessous, la cuisine en chantier, le lit défait. Les spécialistes de l’identité judiciaire avaient même fouillé la réserve de tampons de la jeune femme.

Rainie devrait se contenter d’attendre le rapport officiel de la police d’État pour connaître le résultat de la perquisition, à moins de supplier Sanders de lui communiquer les éléments dont elle avait besoin pour son enquête, ce qui ne l’enchantait guère.

Toujours accompagnée de Quincy, elle était arrivée à son QG improvisé de la mairie juste à temps pour croiser Luke Hayes et Tom Dawson. Ses deux collègues avaient tenté d’interroger Becky peu avant le dîner, sans succès. Avery Johnson, présent chez les O’Grady, avait exigé d’assister à l’interrogatoire, tout comme Sandy et Shep, et la petite fille s’était retrouvée dans le salon face à cinq adultes inquisiteurs.

Becky avait eu une réaction normale. Elle avait serré contre elle son ours en peluche, s’était mise en boule sur le canapé et s’était endormie.

Au bout d’un quart d’heure, Luke et Tom prenaient congé et Shep ne les avait même pas raccompagnés à la porte. L’avocat s’en était chargé, non sans leur préciser que les O’Grady avaient dû changer de numéro et se faire mettre sur liste rouge à cause des coups de téléphone anonymes. Il leur avait aussi demandé de veiller sur eux, surtout après ce qui avait été écrit sur la porte du garage.

Luke avait été outré par le graffiti dont il avait pris deux clichés Polaroïd pour le dossier. Il avait ensuite acheté un seau de peinture blanche à la quincaillerie de Bakersville pour repeindre la porte du garage de Shep en compagnie de Tom. Ni Shep ni Sandy n’étaient sortis pour les remercier.

Luke et Tom venaient tout juste de partir lorsque le maire était passé voir Rainie. Il avait reçu un appel des parents de Sally Walker ; ils demandaient pourquoi on avait repoussé l’autopsie au lendemain. Pourquoi tant tarder à rendre les corps aux familles désireuses de fixer au plus vite la date de l’enterrement ? Les parents étaient furieux.

Le maire parla également à Rainie de l’intervention de George Walker aux infos de 5 heures. Devant les caméras de télévision, le père avait déclaré que Danny O’Grady allait s’en tirer et que c’était un scandale car il avait tué trois personnes de sang-froid, mais la police de Bakersville le protégeait éhontément sous prétexte qu’il s’agissait du fils du shérif. Il criait à l’injustice et prévenait les mères de famille de tenir leurs enfants enfermés chez elles car Danny O’Grady serait bientôt de retour.

Tout l’après-midi, les gens avaient fait la queue pour acheter des fusils au magasin de sport, pas seulement à Bakersville, mais dans tout le comté.

La peur s’était emparée de la région et le maire n’avait pas mâché ses mots. La population était en colère, et Rainie n’avait pas beaucoup de temps devant elle si on voulait éviter que l’ambiance ne tourne à l’émeute.

Le maire à peine parti, assise face à Quincy à sa table à tréteaux, Rainie avait sorti une boîte de crayons qu’elle avait cassés consciencieusement en deux l’un après l’autre. Sa manière à elle de passer ses nerfs.

Elle avait beau se triturer les méninges, les éléments dont elle disposait étaient contradictoires et les questions s’accumulaient. Pourquoi Danny aurait-il tué l’enseignante qu’il appréciait apparement le plus ? Charlie Kenyon avait-il influencé Danny ? Ou alors avait-il rencontré quelqu’un sur le net ? Une hypothèse un peu tirée par les cheveux, sans doute, mais envisageable quand on savait à quel point Danny était influençable. Dieu sait que, de nos jours, tout est possible.

Autre point inexplicable, la façon dont Melissa Avalon avait été exécutée d’une balle en plein front alors que les autres victimes avaient reçu des blessures multiples.

Vingt-quatre heures après le drame, Rainie aurait aimé avoir quelques ébauches de réponse, mais c’était loin d’être le cas. Elle était dans un tel état d’énervement que le crissement du stylo de Quincy sur le papier lui donnait envie de lui arracher son carnet et de l’assommer. Quand elle avait commencé à casser ses crayons de papier, il avait même osé rire. Décidément, les gens du FBI ont un sens de l’humour pour le moins curieux.

Rainie était cependant consciente qu’elle aurait pu tomber sur quelqu’un de pire. Elle était frappée par le calme et le détachement apparent de Quincy, même s’il avait une façon bien à lui de regarder son téléphone portable, dans l’attente d’une mauvaise nouvelle.

Mais c’était avant tout l’application de Quincy qui l’étonnait. Elle avait pu en prendre la mesure à la façon méthodique dont il avait arpenté le lieu de la fusillade, et plus tard dans l’appartement de Melissa Avalon, réunissant ici et là des informations qu’il répertoriait dans sa tête, attendant d’être en mesure de reconstituer le puzzle. Quincy était sans aucun doute un type intelligent, sérieux, solide. Une constatation qui ne manquait pas de la troubler, mais avait-elle besoin d’être troublée ?

D’ailleurs, elle en avait marre de ce putain d’agent du FBI. De ce putain d’inspecteur Sanders, décidé à marquer des points. De ce putain de Danny O’Grady. De ces putains de crétins alcooliques qui avaient décidé de répondre à la violence par la violence, sans avoir la moindre idée de toute la paperasse qu’il lui faudrait noircir.

Le regard de Rainie quitta la fenêtre et la nuit qui tombait sur Bakersville. Elle s’aperçut qu’elle serrait machinalement les poings et comprit qu’elle faisait fausse route en s’imaginant que le sort s’acharnait sur elle. Elle était tout à fait capable de gérer un flic du FBI et un inspecteur de la police d’État. Elle n’en avait honnêtement rien à foutre du maire et de sa conférence de presse, ni des amateurs d’autodéfense de la région. Ce n’était pas la première fois qu’elle avait affaire à eux.

La perspective de prendre la route à 5 heures le lendemain matin pour assister à l’autopsie des deux petites filles était en revanche nettement moins réjouissante.

Elle en était toute retournée d’avance. Ne plus jamais revoir Sally et Alice, d’autant plus qu’elle connaissait maintenant leurs parents, qu’elle savait que les deux fillettes étaient inséparables depuis leur naissance. Ne pas penser à la cérémonie à l’église, aux deux petits cercueils enterrés côte à côte.

La veille au soir, pour la première fois en cinq ans, Rainie avait revécu en rêve la mort de sa mère. Tout ce sang, ces restes de cervelle sur le mur. L’odeur, cette puanteur atroce de viscères et de poudre qui imprégnait la moquette. Ce corps sans tête prostré par terre, grotesque et irréel, que Rainie n’aurait pu reconnaître si le goulot d’une bouteille de Jim Beam n’était resté coincé entre les doigts sans vie de sa mère.

Dans son rêve, au moment où la Rainie de dix-sept ans voyait pétrifiée la cervelle de sa mère lui dégouliner sur les cheveux, Danny O’Grady était arrivé de la cuisine et lui avait calmement tendu un fusil encore chaud.

— J’ai fait ce que tu voulais, lui avait-il déclaré avant de sortir de la maison.

Rainie s’était réveillée à 4 heures du matin, couverte d’une sueur glacée, tremblant de tous ses membres. Elle s’était obligée à se lever pour faire le tour du salon où la moquette brune et le papier à fleurs avaient disparu depuis longtemps. En balayant du regard cette pièce qui n’avait plus rien de commun avec le lieu du crime quatorze ans plus tôt, elle aurait juré que du sang suintait encore du plafond.

Rainie s’était recouchée, mais en se levant une heure plus tard, elle savait au tremblement qui agitait ses mains que la fin de sa nuit n’avait guère été plus paisible.

Cette affaire avait réveillé de vieux démons. Après toutes ces années, elle ne s’y attendait pas, et à sa peur se mêlait de la colère.

— Il faut que je mange quelque chose, déclara-t-elle en se levant brusquement de son bureau avant de réunir ses affaires.

Quincy leva la tête de ses notes. Son visage restait impassible, mais il avait enlevé sa veste et dénoué sa cravate lie-de-vin et semblait ainsi moins distant. Cela faisait également ressortir les poches qu’il avait sous les yeux. Monsieur Superflic n’avait visiblement pas beaucoup dormi ces derniers temps, avant même d’arriver à Bakersville.

— On peut manger dans cette ville ? demanda-t-il d’un air faussement étonné. Et moi qui pensais que nous avions sauté le déjeuner faute de restaurant.

— Le déjeuner ? C’est bon pour les femmelettes, lui répondit Rainie sur le même ton. Allez, venez. Je vous emmène chez Martha, elle fait le meilleur poulet frit du coin.

Quincy leva un sourcil d’un air dubitatif, sans que Rainie pût savoir s’il mettait en cause le talent culinaire de Martha ou s’il s’inquiétait pour ses artères. Il prit sa veste et la suivit.

Martha’s Diner était calme à cette heure-là. La plupart des gens avaient fini de manger, il était quasiment l’heure de se coucher pour les agriculteurs. Rien de tel que quelques milliers de vaches pour imposer un couvre-feu dans une petite ville. Rainie aperçut tout d’abord Donald Leyden, le président de la banque locale, qui avait pris l’habitude de dîner là depuis son divorce, puis elle remarqua Abe Sanders.

Seul dans un box, Sanders tenait son téléphone portable d’une main tout en grignotant un blanc de poulet de l’autre. Entre deux phrases, il tirait d’un sac plastique des carottes crues qu’il mangeait du bout des dents. Devant lui, un Tupperware rempli de salade verte. L’inspecteur ne se déplaçait jamais sans sa salade ! Si Rainie ne l’avait pas encore compris, il ne lui restait plus guère de doute désormais : Abe Sanders était l’Antéchrist.

— Mais oui, j’entends le chien, ma chérie.

Au ton de sa voix, on sentait son agacement.

— Non, Sara. Je ne tiens pas à ce que tu me passes le chien. Non…

Sa voix se fit soudain plus aiguë :

— Bonjour, Murphy. Oui, tu es un bon chien. Un très bon chien. Maintenant, passe-moi ta maman. Il faut que je parle à maman. Allô, Sara ? Oui, je lui ai dit bonjour, mais c’est un chien et je ne suis pas sûr qu’il sache très bien comment marche le téléphone. Attends une seconde… C’est lui qui pleure ? Pourquoi ce chien pleure-t-il ? Qu’est-ce qu’il y a ? Quoi ? Vraiment ?

Sanders avait l’air à la fois surpris et béat.

— Murphy me cherche dans toute la maison le matin ? Je lui manque ? C’est qu’il est malin notre Murphy.

C’est à ce moment-là que Sanders remarqua la présence de Rainie et Quincy qui le regardaient avec des yeux ronds.

Il se redressa sur la banquette et rougit comme un gamin pris en flagrant délit avant de refermer précipitamment son téléphone portable.

— C’est notre bébé chien, grommela-t-il. Ma femme en est dingue. Vous savez ce que c’est…

Il avala sa salive et fit signe à ses deux collègues de se joindre à lui.

— Vous voulez vous asseoir ? J’ai des nouvelles fraîches.

Rainie, méfiante, se glissa sur la banquette de skaï rouge et présenta Quincy à Sanders. Les deux hommes savaient visiblement déjà à quoi s’en tenir au sujet l’un de l’autre, et leur poignée de main ne fut pas particulièrement chaleureuse.

— Alors, qu’est-ce qui vous amène à Bakersville ? demanda Sanders après que Quincy, malgré les injonctions de Rainie qui voulait lui faire goûter le poulet frit, eut commandé une salade César.

Rainie secoua la tête devant la gravité de son erreur et commanda du poulet avec de la purée de pommes de terre et une double ration de sauce. Elle n’avait rien mangé de la journée et n’avait pas l’intention de laisser deux mangeurs de salade lui donner des complexes. Elle était en train de se demander si elle ne terminerait pas son repas par un milk-shake au chocolat quand Quincy répondit à Sanders :

— Je fais des recherches sur les fusillades en milieu scolaire pour le département des Sciences du comportement. Voilà pourquoi je m’intéresse à cette affaire.

— Vous êtes ici en simple observateur ?

Quincy jeta furtivement un coup d’œil en direction de Rainie.

— On peut dire ça comme ça.

— Parce que je peux vous dire qu’on n’a nul besoin du FBI, ajouta Sanders brutalement, ce qui fit sourire Quincy.

— Ne vous inquiétez pas, inspecteur. Je n’ai pas la moindre intention de passer au-dessus de la tête de l’agent Conner afin de prendre l’enquête en main. J’ai cru comprendre qu’elle ne comptait pas se laisser faire… et que c’était une tireuse émérite.

Rainie accepta le compliment avec un petit sourire en coin. Sanders fronça les sourcils et s’essuya les mains sur sa serviette en papier avant de reprendre :

— De toute façon, la question ne se posera probablement plus demain. J’ai quasiment dénoué l’affaire.

— Vraiment ? s’étonna Rainie. Et moi qui craignais ce matin encore d’avoir détruit des preuves capitales.

— Il arrive que les choses se dénouent d’elles-mêmes, même en présence d’un flic aussi bien intentionné que vous, répliqua Sanders du tac au tac.

— Je saurai m’en souvenir. Mais je serais curieuse de savoir ce que vous avez dénoué.

— Je ne vous l’avais pas dit ? fit Sanders, faussement surpris. J’ai reçu le rapport de la balistique qui n’a eu aucun mal à retrouver la trace des deux armes de Danny, un revolver .38 et un .22 semi-automatique. Les deux appartenaient à un certain Shep O’Grady. En plus de ça, l’identité judiciaire a retrouvé cinq projectiles de 38 mm sur les lieux du drame. Le médecin a confirmé que le sang et les tissus retrouvés sur les balles correspondent à ceux des deux jeunes victimes et surtout – roulement de tambour – la balistique a confirmé que les balles de .38 avaient bien été tirées par le revolver de Danny. Vous aviez raison, Conner, on a effectivement retrouvé l’une des armes du crime.

— Ce qui confirme que le 38 mm a bien servi à tuer les deux petites filles, répondit Rainie. Mais ça ne veut pas dire que Danny a appuyé sur la gâchette.

— Ouais, bien sûr, n’empêche que les empreintes de Danny ont été relevées sur les douilles retrouvées sur le lieu du drame. Un bon avocat nous répondra que Danny a chargé les armes et que rien ne prouve qu’il a tiré, mais à ce stade, les charges qui pèsent contre lui sont écrasantes. On a pu établir un lien direct entre Danny et l’arme du crime, il n’a aucun alibi à l’heure de la fusillade et nous avons un témoin – vous-même – qui le situe dans le bâtiment tout de suite après, en train de tenir son père en respect. Même si sa confession n’est pas recevable, je ne crois pas que les jurés auront beaucoup de mal à comprendre que deux et deux font quatre.

— Et Melissa Avalon ? Jusqu’à preuve du contraire, les preuves dont on dispose ne concernent que les deux petites filles.

— Pour Avalon, c’est une autre histoire. Elle semble avoir été tuée d’une balle en pleine tête par un calibre .22 semi-automatique. Comme la balle n’est pas ressortie, il faudra attendre que le légiste l’extraie demain au cours de l’autopsie, mais c’est sans grand espoir. Le plomb utilisé pour les balles de calibre .22 est mou et il est rare qu’on puisse procéder à la moindre identification une fois que la balle a ricoché plusieurs fois à l’intérieur de la boîte crânienne. On verra bien. D’un autre côté, j’ai appris deux ou trois trucs aujourd’hui en allant me faire couper les cheveux. Si l’on en croit la rumeur, Avalon et le principal avaient l’air de s’entendre particulièrement bien, si vous voyez ce que je veux dire.

— Quelle perspicacité ! railla Rainie. Quincy en savait autant après dix minutes de conversation avec le principal. Racontez-lui, Quincy.

L’enquêteur fédéral haussa les épaules, gêné, alors que Sanders, visiblement agacé, l’interrogeait :

— Vous saviez qu’il trompait sa femme ?

— Disons que je l’ai trouvé anormalement perturbé par la disparition de Mlle Avalon.

— Ouais…

Sanders passa ses nerfs sur une carotte avant de reprendre, très sûr de lui :

— Ça ne change rien à l’enquête. J’ai vérifié auprès du personnel administratif, VanderZenden se trouvait dans son bureau quand les coups de feu ont éclaté. Jusqu’à preuve du contraire, Danny est la seule personne manquant à l’appel au moment des faits, ce que nous serons forcés de signaler dans notre rapport.

— N’oublions pas les élèves absents hier, rétorqua Rainie.

— Je sais, vingt et un élèves absents pour cause de maladie. Seize d’entre eux étaient avec leurs parents et je suis prêt à parier que les cinq autres seront mis hors de cause avant demain soir.

— Parlez-nous un peu des ordinateurs, reprit Quincy. M. VanderZenden nous a dit que Danny passait des heures sur le net, je serais curieux d’en savoir davantage.

Sanders posa sur lui des yeux curieux.

— Vous pensez qu’il a pu être influencé par quelqu’un de l’extérieur ?

— C’est arrivé dans plusieurs affaires similaires. Et je suis surpris par la facilité avec laquelle Danny semble avoir réussi à ouvrir le coffre de son père.

— Je n’en sais pas suffisamment pour déterminer s’il a eu du mal à l’ouvrir ou non. Tout ce que je sais, c’est que Shep a une collection d’armes impressionnante. On a eu de la chance que Danny se contente de deux armes de poing relativement modestes quand il aurait pu prendre les fusils de son père. Vous imaginez un peu le carnage ?

— Sait-on pourquoi il a choisi un .38 et un .22 ? interrogea Quincy.

Sanders posa sur Rainie un regard interrogatif, mais la jeune femme fit non de la tête :

— Il n’en a pas parlé et je n’ai pas pensé à le lui demander. Sans doute parce que c’était plus facile de les glisser dans son sac de classe sans que personne ne le remarque.

— Mais Danny chassait bien avec son père, non ? demanda Quincy.

— Depuis qu’il était tout petit.

— Il s’y connaissait aussi en armes de poing ?

Rainie prit le temps de réfléchir avant de répondre, et leur dîner arriva. La salade de Quincy avait l’air craquante à souhait. C’était bien la moindre des choses à Bakersville. Quant au poulet de Rainie, couronné d’un gros morceau de beurre à moitié fondu, il nageait dans une sauce épaisse, mais elle s’aperçut dès la première bouchée que la conversation lui avait coupé l’appétit.

— Shep parle souvent de chasse, reprit-elle au bout d’un moment, et je sais que Danny a remporté des concours de tir, mais je crois que c’était avec un 22 long-rifle.

— Un premier prix en catégorie junior, confirma Sanders. On a retrouvé la coupe dans sa chambre.

Rainie fit la grimace. Elle n’osait pas imaginer ce qu’avaient pu ressentir Sandy et Shep en voyant les types de l’identité judiciaire mettre en cartons toutes les affaires de leur fils.

Quincy poursuivit :

— Danny a beau préférer les fusils, il choisit deux armes de poing. Il n’aime pas le sport, mais s’en prend à la prof d’informatique qu’il adore. Il se cache dans une classe pour qu’on ne le voie pas sans pour autant chercher à quitter le bâtiment après la fusillade. Vous avouerez que c’est curieux.

Puis à l’adresse de Sanders :

— On parlait des ordinateurs…

— Les techniciens sont en train de les analyser. D’après ce que j’ai compris, il y avait une unité centrale et trois postes de travail. L’école avait fait installer un serveur « étanche » et il est donc impossible d’avoir le détail des sites auxquels se sont connectés les élèves pour chacun des postes de travail. Théoriquement, les types de l’informatique devraient être en mesure de me communiquer la liste des sites visités avant la fin de la semaine. Je dis théoriquement, parce qu’on m’a appelé cet après-midi pour m’annoncer que les ordinateurs avaient été bidouillés ; la mémoire cache a été vidée, le journal du navigateur a été supprimé, comme si quelqu’un avait voulu effacer les traces de son passage, mais les techniciens n’avaient pas l’air de s’en faire. Il semblerait qu’ils puissent retrouver tout ça dans les cookies ou je ne sais quoi. Ils doivent s’y attaquer demain matin.

— En cas de besoin, sachez qu’on a des types spécialisés dans ce genre de choses au FBI, précisa Quincy incidemment.

— Ouais, ouais, merci…

Sanders n’avait visiblement pas la moindre intention de laisser quiconque piétiner ses plates-bandes et s’empressa de repousser de la main la proposition de Quincy.

— On se débrouillera très bien. En plus, ce ne sont pas les éléments de preuve qui manquent et la question des ordinateurs est accessoire.

— Sauf que rien ne permet d’établir un lien entre Danny et le meurtre de Melissa Avalon, remarqua Quincy.

— Le procureur peut très bien se contenter d’inculper Danny pour le meurtre des deux gamines. Ça suffira amplement à faire enfermer ce charmant jeune homme pour le restant de ses jours.

— Ce n’est pas un jeune homme, c’est un enfant, précisa Rainie d’une voix neutre en repoussant son assiette avant de voler une feuille de salade dans celle de Quincy. Un enfant qu’on risque d’enfermer pour le restant de ses jours.

Sanders leva les yeux au ciel.

— Comme si l’âge comptait encore aujourd’hui. On va finir par se retrouver à la tête de toute une génération de psychopathes. Vous n’êtes pas d’accord avec moi, Quincy ? Depuis que la société trouve normal que les deux parents travaillent, le système génère des superprédateurs sans conscience ni remords, qui commencent par apprendre à tuer sur leurs consoles Nintendo avant de faire pareil dans la rue. Ils assassinent des femmes enceintes et retournent tranquillement chez eux regarder Bugs Bunny à la télé. J’ai lu tout un article là-dessus dans le New York Times.

— Il ne faut pas croire tout ce qu’on lit, répliqua Quincy.

— Pourquoi ? J’ai lu ça au début des années 90 et regardez le nombre de fusillades en milieu scolaire qu’on a eues depuis.

— Une demi-douzaine, c’est vrai, répondit Quincy calmement, mais l’année 1998 reste l’un des meilleurs crus de toute l’histoire de l’école américaine en matière de sécurité.

Sanders regarda Quincy d’un air dubitatif, mais l’enquêteur fédéral ne se laissa pas démonter pour autant.

— Au cours de l’année scolaire 1992-1993 – dont parlait très certainement votre article –, on a recensé cinquante-cinq morts. Comme vous le faisiez remarquer, c’était avant cette explosion de fusillades. En 1997-1998, on a recensé trois tueries en milieu scolaire, ce qui n’a pas empêché les statistiques de descendre à quarante morts, soit une baisse de trente pour cent. La violence à l’école, c’est un peu comme les accidents d’avion ; tout le monde en parle et la presse en fait des gorges chaudes parce que c’est horrible, mais il n’y a pas de véritable tendance pour autant. Ça reste moins dangereux d’envoyer ses enfants à l’école – ou de leur faire prendre l’avion, d’ailleurs – que de prendre la route dans le monospace familial.

— D’un autre côté, on ne peut pas nier qu’on assiste à une recrudescence de ce genre d’affaires, contra Rainie.

Elle en profita pour piquer un croûton à Quincy en le regardant droit dans les yeux avant de poursuivre :

— Je veux bien qu’on ait cru à un épiphénomène au début, mais ça fait des années que ça dure. La première fois, on a trouvé ça terrible. Au bout de la septième tuerie, ça fait peur.

— Je ne prétends pas que c’est un problème mineur, rétorqua Quincy. Je dis simplement qu’il faut savoir mettre les choses en perspective. En règle générale, les crimes commis par des mineurs ont diminué au cours des cinq dernières années. Au fur et à mesure qu’on élimine les gangs et qu’on s’occupe du problème de la drogue, nos écoles deviennent plus sûres, ce qui est une bonne chose. D’un autre côté, ajouta-t-il en voyant leur scepticisme, il est indéniable que certains adolescents font preuve d’une violence incroyable, et les médias en profitent pour travestir la vérité. « Un élève irréprochable tue dix de ses camarades. » « Une famille unie décimée par le fils de quatorze ans. » Si on ne fait pas attention, on risque de provoquer des réflexes paranoïaques et on finira par avoir peur de tous les enfants. La vérité est que l’immense majorité des gamins qui passent à l’acte ne sont pas normaux, entre guillemets. Plusieurs d’entre eux étaient des déséquilibrés traités comme tels par la psychiatrie. Et même ceux qui n’étaient pas suivis par des médecins présentaient des troubles de l’attachement susceptibles de les pousser au pire.

— Des troubles de l’attachement ? interrogea Sanders.

— L’incapacité à créer des liens affectifs avec les autres, répondit aussitôt Rainie, picorant à nouveau dans l’assiette de Quincy. J’ai fait des études de psycho, j’ai encore quelques restes.

Quincy en profita pour tenter de protéger son assiette contre les attaques répétées de Rainie, avant d’y renoncer définitivement lorsque celle-ci trouva le moyen de lui voler un nouveau croûton.

— Tout le monde a besoin de s’attacher aux autres, reprit Quincy à l’intention de Sanders. Pendant l’enfance, nous sommes censés nous attacher à nos parents. Quand on pleure, nos parents réagissent en nous donnant à manger, nous comprenons qu’ils nous aiment et nous nous attachons à eux. En grandissant, l’enfant transfère cette capacité d’attachement à l’ensemble de la société, ce qui nous permet d’avoir des amis, des voisins, de nous marier… Malheureusement, il arrive que certains enfants se révèlent incapables de nouer des liens affectifs. Un bébé frappé par ses parents quand il pleure, par exemple. Au lieu d’apprendre à faire confiance aux autres, l’enfant se replie sur lui-même, il ment, il manipule son entourage, il est incapable de s’attacher à autrui. La plupart du temps, c’est ce qui arrive avec les enfants maltraités ou abandonnés, mais ça ne veut pas dire qu’on n’en rencontre jamais dans les bonnes familles. C’est plus rare, c’est tout.

— Vous voulez dire qu’il y a des parents comme il faut avec des enfants à problèmes ? demanda Sanders en levant les yeux au ciel d’un air incrédule.

— Bien sûr. Prenons le cas d’une femme. Elle traverse une période de dépression après l’accouchement et ne s’occupe pas de son bébé comme il faut. Un bébé atteint d’une maladie quelconque à la naissance dont ses parents n’arrivent pas à soulager la douleur. Ou même un enfant qui reste insensible aux marques d’affection de ses parents ; malgré tous les efforts de la mère, il se replie sur lui-même. Ça arrive rarement, mais ça arrive. Oui, bien sûr, de bons parents peuvent parfaitement avoir un enfant socialement normal et un autre qui ne l’est pas.

Sanders était toujours aussi peu convaincu.

— Je n’y crois pas, avoua-t-il. Des gamins qui seraient des mini-psychopathes de naissance ? Si c’était le cas, comment expliquer que personne ne s’en aperçoive dès le début ? Et pourquoi peut-on lire à la une des journaux, comme vous l’avez dit tout à l’heure, « Un élève irréprochable tue dix de ses camarades » ?

— Regardez le cas de Ted Bundy, répondit patiemment Rainie. Tout le monde pensait que c’était un jeune homme bien sous tous rapports. Le problème, c’est qu’il violait et tuait des jeunes filles pour s’amuser. Vous avouerez que ça fait un peu désordre.

— Exactement, approuva Quincy.

— Tout ça, c’est du blabla de psy, fit Sanders en se raclant la gorge. Ces gamins sont des tueurs, point barre. La seule solution, c’est de les enfermer et de ne plus jamais les laisser sortir.

— Sans tenir compte de leur âge ? demanda Quincy d’une voix douce, tout en continuant à regarder longuement Rainie dans les yeux avant de se replonger dans sa salade.

— Sans tenir compte de leur âge. C’est avant de faire des conneries qu’il fallait réfléchir.

Quincy haussa les épaules, peu convaincu. Il planta sa fourchette dans une feuille de salade et surprit Rainie et Sanders en poursuivant :

— Vous avez peut-être raison. Après tout ce que j’ai vu…

Il marqua une pause pour reprendre avec une fermeté inattendue :

— J’ai eu l’occasion d’interroger des gamins probablement irrécupérables, au-delà de tout ce qu’on peut imaginer, mais ce n’est pas le cas de tous. Sans oublier que notre système judiciaire préfère théoriquement laisser cent coupables en liberté plutôt que d’enfermer un innocent. Je reste convaincu qu’il est de notre devoir de tenter de savoir quels sont les jeunes pour lesquels il existe un espoir de réinsertion. C’est trop facile de tous les mettre dans le même sac et de ne plus s’en occuper.

— Vous croyez vraiment qu’il est possible de faire quelque chose pour un gamin qui a commis un meurtre ? interrogea Rainie.

— Dans certains cas, oui. Plus l’enfant est jeune, plus on a de chances de le sauver, sans parler de l’ampleur de ses problèmes affectifs. J’ai rencontré des enfants qui étaient des « mini-psychopathes », pour reprendre l’expression de Sanders. Dans ces cas-là, je suis d’accord avec lui, le mieux est de les enfermer et de ne plus jamais les laisser sortir.

Quincy adressa un sourire forcé à l’inspecteur, puis sa voix se fit plus grave :

— Mais ce n’est pas le cas de tous les meurtriers adolescents. Comme j’ai déjà eu l’occasion de vous l’expliquer, mademoiselle Conner, nous ne sommes pas en présence d’une population criminelle homogène. Certains de ces jeunes meurtriers étaient davantage des suiveurs que des meneurs. Ils étaient fragiles et donc vulnérables. Ils se sont laissé manipuler parce qu’ils étaient paumés. Ils ont fait ce qu’ils ont fait, mais l’ont regretté par la suite, ils ont même éprouvé du remords. Dans ces cas-là, il est encore possible de les sauver et ce serait criminel de ne pas essayer de le faire en considération de leur jeune âge.

— Tout ça c’est bien joli, mais si on se trompe et qu’ils récidivent ? demanda Sanders. Vous irez trouver les familles pour leur expliquer que vous avez voulu faire une expérience et qu’elle a raté ? C’est vous qui passerez à la télé pour dire aux gens pourquoi vous avez délibérément choisi de remettre en liberté un assassin convaincu ?

Quincy sourit faiblement.

— Ça arrive. Plusieurs tueurs en série – je pense à quelqu’un comme Kempner, par exemple – ont séjourné dans des établissements pour mineurs. Ils ont tué très jeunes, on a tenté de les réinsérer, ils ont grandi et ont recommencé à tuer.

— Quand j’entends ça, je suis content de ne pas avoir d’enfants, répondit Sanders.

Quincy soupira. Il posa sa fourchette, se désintéressant définitivement de sa salade.

— Les choses sont de moins en moins simples, murmura-t-il. Est-ce que vous savez que dans certains lycées, on évalue les élèves à partir de grilles établies pour les tueurs en série ?

Rainie fronça les sourcils. Sanders, plus prosaïque, s’exclama :

— Vous déconnez !

— Je ne déconne pas du tout, inspecteur. À la suite des dernières fusillades, plusieurs académies ont mis en place des techniques d’évaluation à l’intention des élèves. Les responsables d’établissements ont une liste de comportements « suspects » dont ils se servent pour repérer les élèves potentiellement violents. Les élèves qui martyrisent les animaux, qui insultent leur entourage, qui décrivent des scènes violentes dans leurs devoirs. Nous avons actuellement plusieurs agents chargés d’initier des équipes d’enseignants à l’évaluation psychologique et aux sciences du comportement.

— Que se passe-t-il quand un élève potentiellement dangereux est repéré ? s’inquiéta Rainie. On appelle les flics, on le fouille et on lui confisque ses jeux vidéo ?

— Ça dépend des académies, mais en général on prévient les parents avant de montrer l’élève à des spécialistes, ou alors on le renvoie de l’établissement. Croyez-moi, c’est très sérieux.

— Les procès qu’on faisait aux sorcières de Salem étaient très sérieux, eux aussi.

— Sans doute, mais les sorcières de Salem n’ont jamais tué treize personnes. Il faut bien comprendre que le système éducatif est actuellement sous pression. Il y a encore trois jours, M. VanderZenden n’aurait jamais imaginé qu’une fusillade puisse avoir lieu un jour dans une petite ville comme celle-ci, et il est probable qu’il regrette amèrement aujourd’hui d’avoir été aussi aveugle. Si on parle au conseil d’administration de la cité scolaire d’évaluation psychologique la semaine prochaine, je suis prêt à parier que les profs liront les copies de leurs élèves entre les lignes afin d’essayer de dénicher des meurtriers potentiels.

Un silence s’installa que Sanders rompit en déclarant avec véhémence :

— Je ne pourrais jamais être prof. Je m’occupe de deux à quatre crimes par semaine, de bons petits assassinats pépères, mais l’idée de traquer ce qui se passe dans la tête de ces gamins, ça me rend malade. Quand on pense que la moitié des profs se font harceler et tyranniser par leurs élèves et qu’on leur demande de savoir lesquels sont susceptibles de les tuer de sang-froid, pas étonnant qu’ils soient épuisés en rentrant chez eux le soir !

Rainie haussa les épaules.

— Ils doivent avoir l’habitude. Les associations de parents d’élèves sont les premières à ne jamais remettre en cause le rôle de la famille. C’est toujours la faute de l’école. À chaque fois qu’il y a un problème, les gens poussent les hauts cris en se demandant ce que font les enseignants.

Quincy lui lança un sourire forcé.

— Voilà bien un discours de quelqu’un qui n’a pas d’enfants.

— Je me demande ce qui a bien pu pousser Danny O’Grady à faire ça, lança Sanders comme s’il réfléchissait à voix haute. Il ressemble aux gamins qui ont fait pareil avant lui. Plutôt solitaire, il passe tout son temps dans la salle des ordinateurs, ne trouve pas sa place dans l’équipe de football. Pas d’amis, à en croire tous les profs à qui j’ai parlé. Vous ajoutez à ça un paternel qui se prend pour Dieu le père, des parents en conflit permanent et un garçon sachant manier un fusil depuis qu’il est né… Si ça se trouve, leur technique d’évaluation des élèves à risque aurait pu permettre d’éviter un drame. Il avait visiblement tous les atouts de son côté.

Quincy secoua la tête.

— Je ne pense pas que Danny O’Grady aurait pu être repéré de cette façon-là. C’était un bon élève, travailleur et poli avec ses enseignants. Personne ne l’a vu faire du mal au moindre animal, il n’avait aucune fascination particulière pour le feu et les incendies. Danny est peut-être un gamin révolté, mais rien n’indiquait qu’il pouvait avoir des pulsions meurtrières.

— C’est pourtant lui qui a fait le coup, aucun doute là-dessus, affirma Sanders. Rainie Conner l’a surpris en flagrant délit, les armes à la main, et il a même avoué à deux reprises. Affaire classée. Il ne nous reste plus qu’à boucler le dossier avant que cette putain de ville n’explose. Quel nid de péquenots ! Personnellement, je serais d’avis qu’on demande le QI des gens avant de leur vendre des armes.

Rainie choisit de se taire.

Il était 21 h 30, le restaurant était presque vide. Malgré les belles paroles de Sanders, tous restaient pensifs. Quincy finit par briser le silence :

— Tout ça mérite réflexion.

Il s’essuya les mains avec sa serviette en papier avant de récapituler.

— Primo. Tous les gamins qui sont passés à l’acte avaient envie que l’on parle d’eux. Ils sont arrivés à l’école sans se cacher et ont ouvert le feu devant tout le monde. Ils avaient envie que leurs copains de classe les voient. Ils avaient besoin de se venger à visage découvert. Le cas de Danny O’Grady est radicalement différent : il s’est arrangé pour que personne ne le voie. L’un des enseignants a même dit que les coups de feu venaient de la salle des ordinateurs, comme si le meurtrier avait voulu se cacher.

— Simple réflexe de panique. Il avait peur, suggéra Sanders.

— Deuxio. N’oublions pas non plus que les fusillades en milieu scolaire constituent une façon détournée d’exprimer une colère rentrée. De l’avis de tout le monde, Danny était étouffé par un père autoritaire, d’où cette colère rentrée. Mais alors, pourquoi ne pas s’en être pris à l’entraîneur de l’équipe de football, à des élèves plus sportifs que lui, c’est-à-dire à des rivaux potentiels aux yeux de son père, ou même au principal, le symbole même de l’autorité paternelle ? Pourquoi s’en prendre délibérément à Melissa Avalon, une femme jeune et jolie, enseignante dans le domaine qui l’intéressait le plus ? Quelle raison avait-il de lui en vouloir ?

— Peut-être était-il amoureux d’elle ? Il n’aura pas supporté qu’elle le rejette.

— Tertio. La plupart du temps, les meurtriers adolescents multiplient les victimes. Tuer sans limite et terroriser leurs camarades, cela fait partie du jeu et montre à quel point ils sont puissants. Pourquoi Danny a-t-il attendu la reprise des cours pour agir ? Et pourquoi avoir choisi des armes de poing nettement moins meurtrières quand il a l’habitude de manier des fusils beaucoup plus efficaces ?

— Peut-être que ce n’était pas une fusillade en milieu scolaire telle qu’on la conçoit habituellement, répondit Sanders, intrigué. Si ça se trouve, il en voulait à Mlle Avalon parce qu’elle l’avait vexé ou qu’elle l’avait regardé de travers. Il perd la boule, il décide de se venger et les deux petites filles se trouvent juste au mauvais endroit au mauvais moment.

— Votre théorie tient debout, inspecteur, sauf sur un point.

— Lequel ?

— Jusqu’à preuve du contraire, rien ne prouve qu’il a tué Melissa Avalon. Si elle était sa cible, comme vous le dites, comment expliquer qu’aucun élément n’indique sa responsabilité ?

Sanders, ébranlé par l’argument de son interlocuteur, cherchait vainement une réponse.

Quincy eut un petit sourire ironique.

— Je ne sais pas ce qui a pu se passer dans cette école hier, inspecteur, mais je crois que cette affaire n’est pas aussi simple qu’il y paraît et qu’il est trop tôt pour apporter des réponses définitives. En particulier, il est impératif de savoir ce que nous diront les ordinateurs. Surtout après ce que vous ont affirmé vos techniciens.

— Mes techniciens ?

— D’après eux, quelqu’un a cherché à effacer la mémoire cache et le journal du navigateur. Qui pouvait avoir intérêt à faire ça ?

— Et merde ! répondit Sanders.

Quincy sourit à nouveau, mais les poches qu’il avait sous les yeux s étaient creusées. Loin de le rassurer, son propre raisonnement l’inquiétait.

Ils se levèrent de table et Rainie s’apprêtait à sortir son argent lorsque Sanders la surprit en s’emparant de l’addition.

Dehors, l’odeur des aiguilles de pin mêlée à celle de la pluie de printemps fraîchement tombée parfumait la nuit. Perdu dans ses pensées, Sanders se dirigea vers sa voiture. Rainie et Quincy se retrouvèrent seuls, debout l’un en face de l’autre. Elle le dévisagea, s’arrêtant longuement sur son regard bleu, capable de souffler tour à tour le chaud et le froid.

Elle se demandait s’il avait raison au sujet de Danny, frustrée que son enquête avance si lentement. Elle aurait voulu pouvoir expliquer ce qui s’était passé aux habitants de sa ville. Elle aurait voulu pouvoir expliquer ce qui s’était passé à Shep et Sandy. Elle aurait surtout voulu pouvoir se donner des explications à elle-même, pour être enfin capable d’oublier le drame de la veille et ne plus réveiller les démons de sa propre histoire.

Quincy la regardait, le visage impassible. Elle observa à nouveau ses mains. Des mains sans alliance.

— Il faut encore que je trouve un hôtel, finit par dire Quincy.

— Je connais l’endroit qu’il vous faut, répondit-elle.

13

Mercredi 16 mai, 22 h 03

Le Motel Hôtel de Ginnie n’était pas miteux à proprement parler, même si la literie avait effectivement une bonne vingtaine d’années au compteur et si les commodes en érable fatigué avaient été achetées dans des vide-greniers. En revanche, les rideaux à fleurs étaient cousus main, les draps scrupuleusement propres et la moquette aspirée quotidiennement.

Ginnie, la maîtresse des lieux, trônait derrière la réception, des bigoudis roses dans ses cheveux gris, sa silhouette massive drapée dans une tunique hawaïenne bleu marine à fleurs orange. Elle prit le temps d’expliquer à Quincy qu’elle avait ouvert son Motel dix ans plus tôt à la mort de George, son quatrième mari, et qu’après avoir consacré son existence à ses époux successifs, elle s’était lancée dans un commerce qui lui permettait de changer d’homme tous les soirs. Elle avait accompagné sa boutade d’un clin d’œil complice gentiment dragueur et Quincy aurait aimé être sûr qu’elle plaisantait.

Ginnie lui fit le baratin habituel : muffins maison au petit déjeuner, cookies le soir ; pour la lessive, deux dollars la charge, merci de laisser son linge sale par terre devant la porte. En fin de compte, le Motel Hôtel n’était pas aussi fruste qu’il y paraissait. Ginnie avait même fait installer une ligne à haut débit afin que son aimable clientèle soit en mesure de suivre en direct l’évolution du Dow Jones.

Elle déposa sur le comptoir de la réception une liste plastifiée de numéros d’accès aux serveurs internet locaux et invita Quincy à visiter son propre site, bigmama.com.

Rainie riait sous cape tandis que Quincy faisait de son mieux pour se débarrasser de Ginnie et de sa tunique hawaïenne. Quelques instants plus tard, ils avaient rejoint le parking entre les deux ailes des bâtiments roses disposés en V le long desquels se succédaient les chambres.

— Dans quel repaire m’avez-vous emmené ? s’enquit Quincy en glissant la clé dans la serrure de sa chambre.

— Au moins, ça fait couleur locale, répondit Rainie. Le Motel 6, c’est bon pour les touristes.

— Et si j’étais un touriste fédéral ?

— Pas question. Ginnie est la meilleure pipelette de Bakersville, après Walt, bien sûr. Vous verrez demain matin à l’heure du petit déjeuner. Le temps d’avaler quelques muffins et vous ne serez pas déçu, question potins.

— Mon estomac non plus ne risque pas d’être déçu, grommela-t-il en ouvrant la porte.

À l’intérieur, Rainie le regarda poser son sac de voyage sur le grand lit, installer son ordinateur sur la table en pin et chercher la prise du téléphone. Un rituel auquel il avait dû se plier des centaines de fois dans des centaines de petites villes. Il ouvrit la penderie, y prit le second oreiller et accrocha sa veste sur le dossier de l’unique chaise avant de pénétrer dans la salle de bains pour s’assurer qu’il y avait du savon et du shampooing en quantité suffisante. Il acheva son inspection en vérifiant la fenêtre et les serrures de la porte.

La fenêtre était protégée par une gâche précolombienne, et Quincy fit la grimace. La porte ne valait guère mieux : une chaîne symbolique et un verrou dont n’importe quel enfant de deux ans serait venu à bout. Il secoua la tête.

— Vous avez déjà entendu parler de mesures élémentaires de sécurité par ici ?

— Pour rompre le charme et gâcher le pittoresque de notre petite ville ? Le conseil municipal en ferait une jaunisse. En plus, quel imbécile aurait l’idée de cambrioler un agent du FBI ?

— Je vais avoir besoin d’un bout de bois pour coincer cette fenêtre, dit-il avec le plus grand sérieux. La chaise devrait suffire à bloquer la porte.

— Vous n’êtes donc pas armé, Agenquêteur ?

— Si, mais il faut nettement moins de paperasse pour justifier l’usage d’un bout de bois.

Quincy sortit et revint bientôt armé d’une branche avec laquelle il bloqua le bas de la fenêtre. Il prenait visiblement ses précautions. Après tout, avec la pile de photos de victimes qu’il baladait dans la sacoche de son ordinateur, il y avait de quoi faire de doux rêves…

Quincy se frotta les mains pour les dépoussiérer tout en balayant rapidement la pièce du regard. À part le téléphone, il n’y avait pas grand-chose à voir. Ginnie ne croyait manifestement pas aux vertus de la télévision.

Dehors, il régnait une nuit noire et épaisse qui déteignait sur la chambre. Il était temps de se souhaiter réciproquement bonne nuit, si possible sans trop de cauchemars peuplés de petits garçons armés de fusils d’assaut et de petites filles en fuite dans de longs couloirs sombres.

— Rainie, finit par proposer Quincy, puis-je vous inviter à prendre un verre ?

Rainie ne s’y attendait pas. Elle le regarda droit dans les yeux. Où voulait-il en venir ? Un verre, rien qu’un verre ? En compagnie du célèbre Pierce Quincy, super agent enquêteur de première classe ? À sa décharge, il n’avait rien d’un aventurier ; sérieux comme un pape et raide comme la justice. D’un autre côté, son regard s’était adouci. Ce n’était plus l’enquêteur du FBI qui s’adressait à un flic, mais un homme qui parlait à une femme.

Rainie ne savait plus très bien quoi penser.

La situation était singulière. Elle avait côtoyé la mort de trop près ces dernières heures et il lui faudrait y retourner dès l’aube pour les plaisirs de l’autopsie. Elle avait besoin de se retrouver seule face à elle-même, de s’asseoir sur son porche, de serrer contre elle une bouteille de bière glacée et de se laisser bercer par le hululement lugubre des chouettes. En même temps, elle avait une furieuse envie de se retrouver dans un bar, avec de la musique et des gens plein la piste de danse, des filles et des types au regard allumé. Histoire de se faire draguer. Histoire de se bagarrer. Ces soirs-là, elle n’était jamais très sûre de ce qu’elle voulait.

Tout ce qu’elle savait, c’est qu’il lui arrivait parfois d’être la digne fille de sa mère. Ce soir, il valait mieux se montrer prudente. Rentre chez toi, Rainie, tu connais la règle du jeu.

Elle choisit pourtant d’observer attentivement Quincy. Sa bouche résolue, ses épaules roides, ce regard bleu et décidé. Un bleu à la Paul Newman, caractéristique de qui n’a plus peur de rien.

Et puis merde !

Une demi-heure plus tard, elle avait troqué son uniforme pour une tenue plus passe-partout, et ils étaient assis l’un en face de l’autre.

Le Tequila’s était le bar branché de Bakersville. Un plancher jonché d’épluchures de cacahuètes. Des box étroits aux banquettes recouvertes de skaï marron déchiré. De la bière à un dollar cinquante la cruche le mercredi soir et des amuse-gueules à la mozzarella à volonté à l’heure de l’apéro. De la musique country sur le juke-box. Sur la piste, la moitié des couples dansaient nonchalamment dans la lumière des spots, tandis que d’autres avaient choisi de se réfugier dans l’ombre.

Rainie dut crier pour commander une bouteille de Bud Light dans la mêlée, et elle fut étonnée de voir Quincy l’imiter. Elle l’aurait volontiers pris pour un amateur de Heineken, mais on en apprend tous les jours.

Ils se contentèrent d’être là dans un premier temps, à regarder les gens sur la piste, submergés par le bruit et le mouvement, oubliant peu à peu Danny O’Grady et la cité scolaire.

— L’endroit est plutôt sympa, se contenta de dire Quincy.

— Ça va, répondit Rainie.

— Vous venez souvent ici ?

— Attention, terrain glissant, Agenquêteur. Dans un instant, vous voudrez connaître mon signe du zodiaque.

Quincy esquissa un sourire, ce qui le rendait plutôt séduisant, surtout avec ses manches relevées et sa cravate en soie desserrée. Il prit sa bière et but une longue gorgée.

— Elle est bien fraîche. Et la vôtre ?

— Je ne sais pas. Vous savez, Quince, je suis alcoolique, fille de mère alcoolique et sans doute de père alcoolique aussi. Je l’aurais peut-être su si ma mère n’avait pas été trop bourrée pour s’en souvenir.

Il lui jeta un regard curieux.

— On aurait pu aller ailleurs.

— Pas de problème. Ça fait dix ans que je ne bois plus. Je sais ce que je fais.

— Alors pourquoi avoir commandé une bière ?

— Ça me rassure de la prendre en main et de savoir que je vais la reposer sans y toucher. Une façon de me sentir forte, je suppose. En plus – ajouta-t-elle en lui glissant un clin d’œil –, on n’a pas encore trouvé mieux comme symbole phallique.

Quincy éclata de rire, ce qui fit sourire Rainie. Il ne devait pas rire très souvent, et c’était bien dommage. Il avait un rire agréable qui lui allait bien.

— Et vous ? demanda-t-elle en reposant sa bouteille. Dites-moi la vérité, Agenquêteur. Que venez-vous chercher à Bakersville ?

— Le boulot, bien sûr. Le monde ne manque pas de criminels.

— Vous voyagez beaucoup ?

— En moyenne, trois ou quatre villes par semaine. Si je n’étais pas un agent du FBI, je pourrais être rock star.

— J’imagine que ça ne doit pas faciliter la vie de famille, poursuivit-elle.

Un petit sourire en coin montra qu’il n’était pas dupe.

— J’ai été marié pendant quinze ans, c’est-à-dire sept de trop. Je me trimbalais toujours avec sa photo dans un cadre en argent dans mon attaché-case. À chaque fois que j’arrivais dans une chambre d’hôtel, je commençais par poser le cadre sur le bureau, mais ça n’était pas exactement l’idée qu’elle se faisait de la vie de couple. On a fini par divorcer et j’ai appris à travailler sans avoir sa photo sous les yeux. Et vous ?

— La vie à deux, ça n’est pas mon truc. C’est même contraire à ma religion. Je me dis que la moitié des Américains ont déjà divorcé et qu’on n’a pas besoin de moi pour faire monter les statistiques.

Quincy la regarda d’un air sceptique. Il essayait de faire la part des choses, entre vérité et forfanterie.

— Vous êtes jeune, vous êtes intelligente, vous êtes belle. Pourquoi ne pas avoir d’enfants ?

— Oh non, pas d’enfants. Ils sont petits, dépendants et fragiles. Il faut savoir regarder les choses en face. Je reviens peut-être de loin, mais je ne serai jamais que la fille d’une mère abusive et alcoolique. Avec une telle hérédité, mes chances de faire une bonne mère sont plutôt minces. Pour les Conner, la route s’arrête ici.

— Vous avez tort de vous sous-estimer, Rainie.

— Je ne me sous-estime pas, je suis réaliste.

Elle le regarda avaler une gorgée de bière. Nul doute qu’elle l’intéressait. Elle le voyait à son regard. Elle l’étonnait et l’intéressait tout à la fois. C’était sans doute idiot de sa part, mais elle éprouva le besoin de sourire.

Elle se pencha en avant, repoussant ses longs cheveux sur le côté, à nouveau sérieuse.

— Allez, Quincy, parlez. Vous êtes dans un bar à des millions de kilomètres de votre boulot et vous avez quasiment fini votre première bière. Racontez-moi votre histoire en commençant par le moins brillant. Ce sera autant de temps de gagné pour la suite.

— Je n’ai pas grand-chose d’intéressant à raconter.

— Tout le monde a quelque chose d’intéressant à raconter.

— Pas moi. J’ai le profil banal du flic lambda. Une ex-femme, deux grands enfants qui se souviennent à peine de moi et une foutue conscience professionnelle qui m’a empêché de me consacrer aux miens. La routine, quoi.

— Ah ouais ? Alors pourquoi vous avez peur des coups de téléphone ?

Il sursauta, pris au dépourvu, puis il la regarda longuement. Rainie n’était pas mécontente de son petit effet. Elle se rendait compte que la surprise était son meilleur atout avec un professionnel de haut vol dans son genre.

— Je n’avais pas l’impression d’être aussi transparent.

— Pierce ?

— Ne m’appelez pas comme ça. Mon ex-femme est la seule personne à m’appeler par mon prénom. Tout le monde m’appelle Quincy, comme le médecin légiste de la vieille série télé. Les tueurs en série ont un drôle de sens de l’humour, ajouta-t-il dans un murmure.

Elle ne le quittait pas des yeux, et il finit par reposer sa bière.

— L’une de mes filles est à l’hôpital, déclara-t-il brutalement.

— C’est grave ?

— Elle va mourir. Non, ce n’est pas exact, corrigea-t-il. Elle est déjà morte. Ça fait quatre semaines qu’elle est morte. À vingt-trois ans, un accident de la route particulièrement brutal. Pour vous donner une idée, on a retrouvé l’empreinte de son visage sur le pare-brise. Je le sais parce que j’ai insisté pour que les flics me le montrent.

Il détourna la tête un instant. Son visage était si décomposé que Rainie en fut étonnée. Décomposé et las.

— Aujourd’hui, elle repose dans une chambre d’hôpital, poursuivit-il d’une voix douce. Des machines respirent à sa place, font battre son cœur, la nourrissent, et nous restons là, jour après jour, dans l’attente d’un miracle. Sauf qu’elle a un électroencéphalogramme plat et qu’aucune machine ne peut rien contre ça. Les miracles de la science ont leurs limites.

— Mais votre place n’est-elle pas là-bas ?

— Si, bien sûr.

— Alors pourquoi êtes-vous ici ?

— Parce que si j’étais resté une minute de plus dans cette chambre, complice de ce simulacre de survie humaine, je serais devenu cinglé.

L’espace d’une seconde, il eut les yeux brillants. Un instant de faiblesse qu’il s’empressa de balayer d’un revers de la main avant de la regarder d’un air agacé.

— Rainie, ma fille n’a même plus de visage. Sa voiture a frappé de plein fouet un poteau téléphonique à soixante kilomètres-heure et elle n’avait pas sa ceinture. Vous voulez vraiment savoir ce qui se passe dans un cas pareil ? Le corps bascule en avant, vers le haut, le nez et le visage s’aplatissent contre le pare-brise et le crâne s’enfonce dans le cerveau. Ma fille n’a plus de tête, elle a juste une bouillie informe maintenue tant bien que mal par des agrafes, des fils et des kilomètres de pansements. Les médecins l’ont maintenue en vie artificiellement parce qu’ils espéraient obtenir l’autorisation de prélever ses organes. Et maintenant elle est là comme une baudruche grotesque, et mon ex-femme, Bethie, refuse de la laisser partir. De mon point de vue, ça n’a aucun sens. Comment peut-on encore parler de dignité humaine ? Et je ne vois pas pourquoi ma seconde fille, Kimberly, devrait rester au chevet de sa sœur, à nous écouter nous déchirer sur l’opportunité ou non de débrancher les machines. Je suis très clair là-dessus, mais la balle est dans le camp de Bethie.

— Vous êtes venu, vous avez donné votre verdict et vous êtes parti.

Quincy battit plusieurs fois des paupières.

— Si vous étiez charitable, vous pourriez au moins faire semblant de ne pas lire dans mon âme. Surtout que vous n’avez rien bu.

Il avala une gorgée de bière. Sa bouteille était presque vide. La serveuse lui demanda s’il en voulait une autre. Il hésita, visiblement tenté, mais finit par refuser.

— Je suis étonnée que vous ne vous soyez pas mis au bourbon, ajouta Rainie.

— J’ai essayé pendant une semaine, mais l’ironie de la situation m’a poussé à arrêter. Amanda a été tuée par un individu en état d’ivresse.

— Ah !

— Ensuite, je me suis gavé de chips, de chocolat et de bonbons. Les distributeurs qu’on trouve dans les hôpitaux sont parfaits pour ça. Mais j’oubliais de mâcher, ce qui n’est pas exactement recommandé. Je me suis remis au jogging et pour l’instant, ça marche. Et vous ?

— Vingt kilomètres quatre fois par semaine. Je n’aurais aucun mal à vous semer.

— J’ai presque quinze ans de plus que vous, Rainie. Bien sûr que vous n’auriez aucun mal à me semer.

— N’essayez pas de vous vieillir, Quincy.

Pendant un instant, leurs yeux firent des étincelles, mais il rompit le charme le premier en détournant les yeux.

— Maintenant, c’est votre tour, reprit-il brusquement. Œil pour œil, dent pour dent.

— Si vous voulez.

Elle redressa fièrement la tête, et sa main se serra sur sa bouteille de Bud Light.

— Ma mère était alcoolique. Elle avait l’alcool méchant et ramenait n’importe qui chez elle dans ces cas-là. C’est tout juste si elle ne faisait pas le trottoir. Elle passait son temps à se bagarrer, à se trouver des types qui la battaient et, selon la théorie bien connue des effets en cascade, elle me tapait dessus quand elle rentrait à la maison. Un jour, de retour du lycée, je l’ai retrouvée décapitée, la tête explosée par un coup de fusil. Et j’ai eu le grand honneur de découvrir le corps.

— C’est Shep O’Grady qui vous a arrêtée ?

— Eh oui ! Elle haussa les épaules. J’aurais fait la même chose à sa place. Toute la ville savait comment elle me traitait et, quand on l’a retrouvée morte avec sa cervelle dans mes cheveux, j’ai fait une coupable idéale. Sauf que ce n’était pas moi.

— Et qui était-ce ?

— Officiellement, l’enquête ne l’a jamais dit. Officieusement, tout le monde a pensé à son mec du moment. Un voisin l’a vu entrer chez nous juste avant d’entendre le coup de feu. Ils ont dû se disputer, ou alors ils étaient tellement soûls qu’ils ne savaient plus ce qu’ils faisaient. Les jules de ma mère n’étaient pas exactement des prix Nobel. Celui-là était camionneur, je crois. La police a lancé un avis de recherche, mais personne ne l’a plus revu. Après toutes ces années, je ne me souviens même plus de son nom.

Rainie haussa à nouveau les épaules.

— Vu la manière dont vivait ma mère, c’était écrit d’avance.

— Oui, mais vous ? interrogea-t-il d’une voix calme. On pourrait penser que vous auriez cherché à quitter Bakersville définitivement.

— C’est ce que j’ai voulu faire. Je suis allée à Portland où je suis entrée à la fac. Pendant quatre ans, j’ai passé mon temps à picoler avant d’entrer chez les AA. Quand je suis sortie avec un diplôme, j’ai décidé de revenir ici, et la boucle était bouclée. En plus, je me plais ici. Comme j’ai hérité de la maison de ma mère, je n’ai pas de loyer à payer, ce qui n’est pas si mal quand on gagne quinze mille dollars par an.

— Vous habitez toujours la même maison ? demanda Quincy, surpris.

— Je m’en fiche. Et puis je raffole de mon porche, ajouta-t-elle avec un pauvre sourire. C’est peut-être bizarre, mais j’adore mon boulot, et Bakersville est une bonne petite ville. Les gens sont plutôt gentils, par ici.

— Surtout les voisins qui n’ont jamais dénoncé votre mère quand elle vous battait tous les soirs, et ceux qui restent convaincus que c’est vous qui l’avez tuée.

— Ceux-là s’en fichent pas mal. Pour eux, on finit toujours par récolter ce qu’on a semé.

— Mais vous, Rainie, est-ce que vous pensez comme eux ? Ces derniers jours, en voyant Danny O’Grady, j’imagine que ça n’a pas été facile pour vous.

Elle se raidit et ses mains se contractèrent sur sa Bud Light.

— N’essayez pas de me psychanalyser.

— Je n’en ai pas l’intention, répondit-il calmement. Je remarque simplement que vous êtes très au fait de ce que sont les troubles de l’attachement. En tant que victime de maltraitance, vous avez grandi dans un environnement proche de celui de la plupart des adolescents violents. Rien de ce que vous vivez ces jours-ci n’est vraiment nouveau pour vous. C’est évident que vous y avez pensé et vous risquez d’y penser encore longtemps, même quand cette affaire sera bouclée.

— J’ai au moins des raisons personnelles de m’intéresser à cette affaire. C’est pas comme certains, qui se prennent bien à tort pour des héros.

C’était sorti tout seul. Rainie ne réalisa la dureté de ses propos qu’en le voyant pâlir.

— Touché, murmura-t-il.

Rainie baissa aussitôt les yeux, consciente d’avoir profité de confidences qu’elle avait elle-même provoquées. Mais comme elle n’était pas du genre à s’excuser…

— Je ne voulais pas vous blesser, reprit Quincy.

— Je suis inquiète pour Danny, répondit-elle brutalement, avant de poursuivre : Je l’ai vu dans son regard. Il se sentait piégé, mal à l’aise, furieux. Les gens pensent que les enfants sont incapables d’avoir de telles pulsions de violence, mais je sais bien que c’est un leurre. C’est parfois dur de combattre ses propres démons. C’est dur d’être jeune et sans défense…

Les mots se coincèrent dans sa gorge. Son cœur cognait dans sa poitrine comme un oiseau se cogne aux barreaux de sa cage.

— Vous pensez que vous auriez pu agir comme Danny O’Grady ? demanda Quincy.

Rainie resta silencieuse.

— Mais vous n’êtes pas Danny, poursuivit-il d’une voix ferme.

— Je sais ça ! Je suis une fille et les filles sont censées contenir leur rage mieux que les garçons. Les tueurs en série ne sont jamais des femmes. On préfère diriger notre haine contre ceux qui nous font du mal ou bien contre nous-mêmes, je connais la chanson. Mais il ne s’agit pas de ça. Je crois que c’est la violence qui me fait réagir avant tout. Et puis parce qu’il s’agit d’une fusillade et non d’un accident de la route. Tout me revient d’un seul coup. J’ai l’impression que c’était hier. Tout le monde se demandait si j’avais tué ma mère, et personne ne cherchait à savoir comment je vivais ça. Pendant une éternité, je me suis réveillée toutes les nuits en hurlant. C’était ma mère. Et quand je pense à toute l’eau de Javel qu’il m’a fallu pour faire disparaître ces taches de sang au plafond… J’ai l’impression d’avoir passé des jours et des jours à essayer d’enlever ces taches sans y parvenir, alors que c’était ma mère. La seule personne qui me restait.

— Rainie, ça va aller ?

— Bien sûr que ça va aller. Putain, avec ma grande gueule, je ferais mieux de la fermer.

À un moment, il lui avait pris la main, et elle ne s’en était pas aperçue immédiatement, ce qui ajoutait à son trouble. D’habitude, elle ne supportait pas qu’on la touche. Même après toutes ces années, elle veillait scrupuleusement à préserver sa bulle. Elle retira sa main et la passa machinalement dans ses cheveux. Elle voyait au regard de Quincy qu’il s’inquiétait pour elle. Si elle avait pu, elle aurait essayé d’en rire.

— Je suis désolée, dit-elle au bout de quelques instants. Je vous accuse de me parler comme à une malade et c’est moi qui vous parle comme si vous étiez mon psy.

— Je n’ai pas la moindre intention d’être votre psy, Rainie, répondit-il d’une voix calme. Que ça soit clair entre nous.

— Je le sais bien. D’ailleurs, je n’ai pas besoin de psy !

Il leva un sourcil d’un air interrogatif, ce qui la désarçonna encore davantage.

— Rainie, écoutez-moi.

Il avait repris sa main dans la sienne.

— Ce qui vous arrive est parfaitement normal. Il y a quatorze ans, vous avez été confrontée à une expérience particulièrement traumatisante. Vous avez su vous en sortir, mais un tel traumatisme laisse forcément des traces. Aujourd’hui, vous traversez une expérience similaire qui fait remonter des souvenirs enfouis depuis longtemps. C’est un phénomène extrêmement courant. Au moment de la guerre du Golfe, le ministère des Anciens Combattants a été obligé de créer des antennes psychologiques spéciales pour les anciens du Viêt-nam qui revivaient brutalement des souvenirs refoulés depuis vingt ans. À chaque fois qu’une tuerie comme celle-ci se produit, les familles qui sont passées par là revivent leur drame personnel. C’est normal.

— Je suis flic, Quincy. C’est mon boulot d’être confrontée à la violence sans rien laisser paraître.

— Vous êtes aussi un être humain…

Il serra sa main dans la sienne.

— … un être humain intelligent et sensible.

— Trop sensible. J’ai l’impression de revivre constamment la même scène et je voudrais que ça s’arrête.

Il sourit timidement.

— Plus le traumatisme est ancien, plus les effets disparaissent rapidement. En attendant, ce ne serait peut-être pas une mauvaise idée de voir quelqu’un. Y a-t-il une unité psychologique dans la police locale ?

— Vous rigolez ? Il n’y a même pas de machine à café.

— Vous pourriez voir l’un des spécialistes dépêchés pour les élèves de la cité scolaire.

À la manière dont elle répondit « Peut-être », Quincy ne se fit aucune illusion. Rainie aurait considéré comme une faiblesse de consulter un médecin. Et Rainie se voulait forte.

— Il est tard, déclara Quincy.

Rainie regarda autour d’eux. Les tables s’étaient vidées et la musique s’était tue. Il était en effet temps de partir. Chacun de son côté, surtout après ce qu’elle lui avait raconté. On ne passe pas la nuit avec un inconnu devant lequel on vient de dénuder son âme.

Elle se leva et Quincy l’imita.

— Quincy… Je suis sincèrement désolée pour votre fille.

— Merci. Ça ne change rien, et pourtant si.

— Je sais.

Elle hésita.

— Je suis désolée pour ce que je vous ai dit tout à l’heure. Je ne suis pas quelqu’un de gentil.

— Et moi qui croyais que ça faisait partie de votre charme.

Quincy posa sa main sur la taille de la jeune femme et se dirigea vers la porte.

Dehors, la nuit était fraîche, et Rainie le regarda à nouveau d’un air interrogatif. Il la tenait toujours par la taille. Ils se tenaient très près l’un de l’autre. Elle respirait son odeur, épicée par celle de son eau de toilette. Une eau de toilette délicate. Elle aurait été incapable de dire ce qui l’attirait chez lui. Sa force, son intelligence, sa délicatesse. Elle avait toujours veillé scrupuleusement à ne jamais rencontrer d’hommes susceptibles de l’intéresser, préférant se contenter de Don Juan peu enclin à lui poser des questions.

Elle posa les yeux un instant sur sa chemise ouverte avant de s’attarder sur ses mains aux doigts fins et agiles, sur ses yeux bleus inquisiteurs.

Elle recula instinctivement d’un pas, troublée et anxieuse tout à la fois. Trop tard. Il s’était avancé et avait caressé sa joue de ses lèvres.

— Je ne suis pas votre psy, Rainie.

— Je sais.

Ses lèvres effleurèrent son autre joue. Des lèvres fermes, sèches et tièdes.

— Je ne sais pas ce qui m’arrive. Je ne fais jamais ça, c’est contre mes principes.

Ses lèvres caressèrent le creux de son cou. Rainie bascula sa tête en arrière, consciente de braver un interdit. Il posa sur ses lèvres un baiser léger comme une plume qui la fit tressaillir.

— Alors, on fraternise ? murmura-t-elle.

Il releva la tête.

— J’ai passé l’âge des aventures et des nuits sans lendemain, Rainie. J’ai trop bourlingué dans mon boulot pour ce genre de connerie. J’ai voulu me marier et j’ai voulu avoir des enfants. J’ai fait dans ma vie des trucs dont je suis fier et d’autres que je regrette, mais je ne crois plus à l’éphémère.

Elle voulut lui répondre, mais il lui coupa la parole en posant sa bouche sur ses lèvres, ce qui la fit sursauter. Il s’arrêta net, mais sa bouche restait immobile, à la fois vivante et curieuse. Les mains dans le dos, il la retenait à peine. Elle lui en était reconnaissante, mais se sentait contrariée.

Elle s’apprêtait à fondre dans ses bras quand il rompit leur baiser.

— Je me sens très attiré par toi, Rainie, lui murmura-t-il au creux de l’oreille. Tu es différente de ce à quoi je m’attendais. Tu es intelligente, tu es compliquée, et j’ai déjà compris que tu ne passerais pas la nuit avec moi ce soir.

— Non, lui répondit-elle dans un souffle.

— Tu es déjà obnubilée par l’autopsie qui t’attend demain et tu vas rêver de ta mère, de petites filles assassinées.

— Je ne veux pas…

— Je t’ai dit que je n’avais pas l’intention de te servir de psy, Rainie. Je sais ce que tu ressens, c’est tout.

Au moment où il laissait tomber ses mains, elle se recula et sentit la nuit s’insinuer entre eux. Elle frissonna en le voyant rejoindre sa voiture, sans rien faire pour le retenir.

Toujours garder sa voiture afin d’être en mesure, quoi qu’il arrive, de rentrer chez soi. L’une des nombreuses règles qui contribuaient depuis des années à ériger un mur invisible autour de sa solitude.

La voiture de l’agent enquêteur Pierce Quincy s’éloigna, et Rainie attendit encore un petit moment avant de rentrer chez elle. Seule.