Cinq Lettres d’Égypte
Première lettre à Louis Bouilhet a
Le Caire, samedi soir, 10 heures, 1er décembre 1849

Je commence, mon cher vieux, par embrasser ta bonne tête et par souffler sur ce papier toute l’inspiration possible pour que ton esprit vienne vers moi. Je crois, du reste, que tu penses bougrement à nous, car nous pensons, nous autres, bougrement à toi et cent fois dans la journée nous te regrettons. Hier par exemple, mon cher monsieur, nous fûmes au broc… b Mais n’anticipons pas sur les faits. À l’heure qu’il est la lune brille sur les minarets, tout est silencieux, de temps à autre aboient les chiens ; j’ai devant ma fenêtre, dont les rideaux sont tirés, la masse noire des arbres du jardin vue dans la clarté pâle de la nuit. J’écris sur une table carrée garnie d’un tapis vert, éclairé par deux bougies et puisant mon encre dans un pot à pommade. Près de moi, à environ dix millimètres, gisent mes instructions ministérielles qui m’ont l’air de vouloir torcher mon cul un de ces jours. J’entends derrière le refend c le jeune Maxime qui fait ses dosages photographiques. Les muets sont là-haut qui dorment, à savoir Sassetti et le drogman d ; lequel drogman, pour avouer la vérité, est un des plus fieffés maquereaux et ruffians et vieux bardachese qu’on saurait dire. Quant à ma seigneurie elle est revêtue d’une grande chemise de Nubien, en coton blanc ornée de houppes, et d’une coupe dont la description serait longue. Mon chef est complètement ras, sauf une mèche à l’occiput (c’est par-là qu’au jour du jugement Mahomet doit vous enlever), et couvert d’un tarbouch rouge qui casse f pète de couleur rouge et m’a fait, les premiers jours, casse péter de chaleur. Nous avons des boules assez orientales. Max surtout est colossal, quand il fume le narguileh en roulant son chapelet. Des considérations de sécurité arrêtent notre élan de costume; comme l’Européen est plus respecté en Égypte, ce ne sera qu’en Syrie que nous nous affublerons complètement. Et toi, pauvre vieux bougre aimé, que deviens-tu dans cette sale patrie à laquelle je me surprends parfois rêvassant avec tendresse ? Je songe à nos dimanches à Croisset quand j’entendais le bruit de la grille en fer, et que je voyais apparaître la canne, le cahier et toi… Quand reprendrons-nous nos interminables causeries au coin du feu, plongés dans mes fauteuils verts… Où en est Melænisg ? Et les piècesh ? etc. etc. Envoie-moi des volumes. Jusqu’à nouvel ordre écris-moi au Caire, Égypte, et n’oublie pas de mettre sur l’adresse « Chargé de mission en Orient » ; en me répondant de suite j’aurai ta lettre vers la fin du mois. Je serai encore ici, d’où nous partirons vers le 1er janvier pour notre voyage de la Haute Égypte et de la Nubie : ce sera l’affaire de trois mois environ. Mais toutes les lettres devront être adressées au Caire, de là le consul de France se charge de les faire passer où nous serons. Je n’ai pas encore vu les Pyramides. La semaine prochaine nous ferons une petite tournée aux environs dans laquelle nous verrons les Pyramides, Saccara, Memphis et le Motakam i où j’espère tuer des hyènes ou quelque regnard [sic] dont je rapporterai la peau.
Je crois bien, homme intelligent, que tu ne t’attends pas à recevoir de moi une relation de mon voyage. C'est tout au plus si j’ai le temps de me tenir au courant de mes notes. Je n’ai encore rien écrit, ni même ouvert un livre, si ce n’est hier que j’ai lu trois odes d’Horace par divertissement en fumant mon chibouk. Je voudrais pourtant t’envoyer quelque chose qui aille te divertir dans ton logement de la rue Beauvoisine, entre Huart et les hiboux empaillésj. D’un mot voici jusqu’à présent comment je résume ce que j’ai ressenti : peu d’étonnement de la nature, comme paysage et comme ciel, comme désert (sauf le mirage), étonnement énorme des villes et des hommes. Hugo dirait : « J’étais plus près de Dieu que de l’humanité. » Cela tient sans doute à ce que j’avais plus rêvé, plus creusé et plus imaginé tout ce qui est horizons, verdure, sables, arbres, soleil que ce qui est maison, rues, costume et visage. Ç’a été pour la nature une retrouvaille et pour le reste une trouvaille. Mais il y a un élément nouveau, que je ne m’attendais pas à voir et qui est immense ici : c’est le grotesque. Le vieux comique de l’esclave rossé, du vendeur de femmes bourru, du marchand filou est ici très jeune, très vrai, charmant. Dans les rues, dans les maisons, à propos de tout, de droite et de gauche on y distribue des coups de bâton avec une prodigalité réjouissante. Ce sont des intonations gutturales qui ressemblent à des cris de bêtes féroces; et des rires par là-dessus, avec de grands vêtements blancs qui pendent, des dents d’ivoire claquant sous des lèvres épaisses, nez camus de nègres, pieds poudreux, et des colliers, et des bracelets ! Pauvre vieux ! Nous avons fait chez le pacha de Rosette un dîner où il y avait dix nègres pour nous servir : ils avaient des jaquettes de soie, quelques-uns des bracelets d’argent, un négrillon nous chassait les mouches avec un plumeau en roseaux, nous mangions avec nos doigts, on apportait les mets plat à plat sur un plateau d’argent. Il y [en] eut environ une trentaine qui défila de cette façon. C'était dans un pavillon de bois, toutes fenêtres ouvertes sur des divans, en vue de la mer.