PREMIÈRE PARTIE


ROTGUT

1

La photo montrait un homme mort étendu au pied d’un escalier. Elle était parfaitement nette et cadrée, et personne ne semblait avoir remarqué ce qui était réellement intéressant sur cette photo. Pourtant, elle était loin de susciter l’enthousiasme d’Heather Kennedy.

Elle referma le dossier en papier kraft et le repoussa de l’autre côté du bureau. Il n’y avait pas grand-chose d’autre à regarder de toute façon.

— Je ne veux pas de ce dossier, dit-elle.

Face à elle de l’autre côté du bureau, l’inspecteur divisionnaire Summerhill haussa les épaules : un haussement d’épaules qui signifiait la vie n’est pas toujours une partie de plaisir.

— Je n’ai personne d’autre à qui le confier, Heather, lui dit-il, sur le ton d’un homme compréhensif qui ne faisait que son devoir. Tout le monde est débordé dans le service, vous êtes celle qui a le moins d’affaires en cours.

Il n’ajouta pas, mais il aurait pu le faire, vous savez pourquoi c’est vous à qui on a confié le moins d’affaires, et vous savez aussi ce que vous devez faire pour y remédier.

— Très bien, dit Kennedy, je ne suis pas débordée, alors laissez-moi aider Ratner ou Denning. Ne me donnez pas un dossier qui a atterri ici par hasard, n’a aucune chance d’aboutir et va rester dans les affaires non élucidées jusqu’à l’heure du jugement dernier.

Summerhill ne se donna même pas la peine de paraître sympathique.

— Si ce n’est pas un meurtre, dit-il, bouclez le dossier. Je soutiendrai votre décision, dans la mesure où vous parvenez à l’étayer.

— Et comment suis-je censée le faire alors que les preuves datent de trois semaines ? répliqua Kennedy sur un ton acerbe.

Elle allait perdre la partie. Summerhill avait déjà pris sa décision. Mais elle n’allait pas simplifier la tâche à ce vieux salaud.

— Personne n’a inspecté la scène de crime. Personne n’a examiné le corps sur les lieux. Et tout ce dont je dispose, ce sont quelques photos prises par un bleu du poste de la police locale.

— Oui, et vous avez aussi le rapport d’autopsie, dit Summerhill. Le labo de Londres a soulevé assez de questions non élucidées pour faire rouvrir le dossier, et peut-être même trouver de nouvelles pistes.

Il poussa le dossier vers elle de façon ferme et irrévocable.

— Pourquoi y a-t-il eu une autopsie, si personne ne pensait que la mort était suspecte ? demanda Kennedy, sincèrement perplexe.

Et comment cela était-il devenu notre problème ?

Summerhill ferma les yeux, se massa les paupières et grimaça d’un air las. De toute évidence, il voulait qu’elle prenne ce dossier et qu’elle déguerpisse.

— L’homme décédé a une sœur, et la sœur a fait pression. À présent elle a obtenu ce qu’elle voulait : un verdict constatant l’impossibilité de déterminer les causes du décès, ce qui implique une foule de possibilités toutes plus excitantes les unes que les autres. Pour être tout à fait franc, on n’a pas le choix. On a mauvaise presse parce qu’on a conclu à une mort accidentelle trop rapidement et on est mal vus parce qu’on n’a pas jugé nécessaire de procéder à une autopsie la première fois où on nous l’a demandé. Alors on doit rouvrir le dossier et suivre la procédure jusqu’à ce qu’une de ces deux choses se produise : soit on trouve une explication à la mort de ce type, soit on se heurte à un mur et on peut raisonnablement dire qu’on a essayé.

— Ce qui pourrait prendre une éternité, fit remarquer Kennedy.

C’était un cas classique de trou noir. Une affaire où aucune recherche préliminaire n’avait été faite en premier lieu voulait dire qu’il fallait s’évertuer à tout faire après coup, des expertises médicolégales aux déclarations des témoins.

— Oui, sans aucun doute. Mais regardez le côté positif des choses, Heather, vous allez également pouvoir former un nouveau coéquipier, un jeune inspecteur enthousiaste qui vient juste d’entrer dans le service et qui ne sait rien de vous. Chris Harper. Il a été directement muté de l’antenne de police de St John’s Wood par l’académie. Faites preuve de gentillesse avec lui. Ils sont habitués à des manières plus civilisées à Newcourt Street.

Kennedy s’apprêtait à riposter, puis elle renonça. C’était inutile. En fait, d’un certain point de vue, on pouvait admirer l’habileté et l’économie d’efforts avec lesquelles on avait œuvré contre elle. Quelqu’un s’était planté de façon héroïque – tirant des conclusions bien trop vite avant d’être rattrapé par les preuves – et maintenant on confiait le résultat de ce massacre à l’inspectrice la moins indispensable du service et un pauvre diable faisant office de chair à canon était détaché pour l’occasion par une autre antenne de police de la ville. Il n’y avait pas mort d’homme. Et si jamais cela arrivait, on n’avait engagé personne d’important pour faire le sale boulot.

Lâchant un juron entre ses dents, elle se dirigea vers la porte. Affalé sur sa chaise, les mains derrière la tête, Summerhill la regarda battre en retraite.

— Ramenez-les en vie, Heather, l’exhorta-t-il d’une voix lasse.

De retour à son bureau, Kennedy trouva le dernier cadeau de la brigade, pressée de la voir partir. C’était un rat mort pris dans un piège en acier inoxydable étendu sur les papiers qui se trouvaient sur son bureau. Sept ou huit inspecteurs étaient dans la fosse aux ours, restant assis à ne rien faire tout en l’observant à la dérobée, impatients de voir comment elle allait réagir. Peut-être même avaient-ils parié sur l’issue probable, à en juger par l’atmosphère d’excitation contenue qui régnait dans la pièce.

Kennedy avait supporté calmement des provocations de moindre importance, mais tandis qu’elle baissait les yeux sur le petit corps avachi, une croûte de sang dessinée sur la gorge, là où il avait été pris au piège, elle prit conscience de ce qu’elle savait déjà à quatre-vingt-dix pour cent : elle n’allait pas mettre un terme à tout ça en portant sa croix sans se plaindre.

Quels étaient les choix qui s’offraient à elle ? Elle en passa quelques-uns en revue jusqu’à ce qu’elle en trouve un qui avait le mérite d’être immédiat. Elle prit le piège et l’ouvrit avec difficulté, parce que le ressort était raide. Le rat retomba sur son bureau en faisant un bruit sourd. Puis elle jeta le piège sur le côté, l’entendant se fracasser au sol derrière elle, et prit le corps, non pas délicatement par la queue mais fermement dans son poing. Il était froid, bien plus froid que l’air ambiant. Quelqu’un l’avait gardé dans son réfrigérateur, attendant ce moment avec impatience. Kennedy balaya la pièce du regard.

Josh Combes. On ne pouvait pas dire qu’il était le meneur – la campagne n’était pas orchestrée de façon aussi consciente. Mais parmi les policiers qui ressentaient le besoin de mener la vie dure à Kennedy, Combes était celui qui avait la plus grande gueule et le plus d’ancienneté. Combes était donc aussi bien placé que n’importe qui, et il était sans doute le meilleur candidat. Kennedy traversa la pièce jusqu’à son bureau et jeta le rat mort sur son entrejambe. Combes sursauta brusquement, faisant rouler sa chaise en arrière. Le rat tomba sur le sol.

— Nom de Dieu ! vociféra-t-il.

— Vous savez, dit Kennedy au milieu d’un silence légèrement scandalisé, les grands garçons ne demandent pas à leur maman de faire ce genre de choses à leur place, Josh. Vous auriez dû rester en uniforme tant que vous n’avez pas fini de faire ce genre d’âneries. Harper, vous êtes avec moi, ajouta-t-elle.

Elle n’était même pas sûre qu’il soit présent, ne sachant pas du tout à quoi il ressemblait. Mais tandis qu’elle s’éloignait, elle vit du coin de l’œil un des hommes assis se lever et se détacher du groupe.

— Garce, dit Combes dans son dos d’une voix rageuse.

Elle était furieuse, mais elle lâcha un éclat de rire, s’assurant que tous l’avaient bien entendu.

2

Harper conduisait sous une légère pluie d’été venue de nulle part. Kennedy examina le dossier, ce qui prit moins d’une minute.

— Avez-vous eu l’occasion d’y jeter un coup d’œil ? lui demanda-t-elle tandis qu’ils tournaient dans Victoria Street, tombant dans des embouteillages.

L’inspecteur cligna rapidement des yeux, mais resta muet pendant quelques instants. Chris Harper, âgé de vingt-huit ans, sortait tout droit de Camden, St John’s Wood et du SCD, la très prisée école de criminologie : Kennedy avait pris un moment entre le bureau de Summerhill et la fosse aux ours pour consulter son dossier sur la base de données de la division. Il n’y avait rien à signaler en dehors d’une citation pour acte de bravoure (en relation avec l’incendie d’un entrepôt) et un dossier de procédure pour une altercation avec un de ses supérieurs pour des raisons personnelles, qui n’étaient pas spécifiées. Quoi que ce soit, cela semblait avoir été réglé sans qu’il y ait eu plainte.

Harper était blond, mince comme un fil et son visage était légèrement asymétrique, ce qui donnait l’impression qu’il était hésitant ou qu’il vous faisait un clin d’œil plein de sous-entendus. Kennedy pensa qu’elle l’avait peut-être déjà croisé, longtemps auparavant, mais si c’était le cas, cela fut sans doute fugace car il ne lui avait laissé aucune impression, bonne ou mauvaise.

— Je ne l’ai pas entièrement lu, finit par admettre Harper. J’ai été informé de mon affectation il y a une heure environ. J’étais en train de prendre connaissance du dossier, mais alors… vous êtes arrivée et vous avez fait le numéro du rat mort et ensuite on a pris la route. (Kennedy lui jeta un petit regard de côté, qu’il feignit de ne pas remarquer.) J’ai lu le récapitulatif, et j’ai feuilleté le premier rapport de police. C’est tout.

— Tout ce que vous avez loupé, c’est le rapport d’autopsie alors, lui dit Kennedy. Les policiers n’ont rien foutu sur la scène de crime, que dalle ! Vous avez retenu quelque chose ?

Harper fit non de la tête.

— Pas grand-chose, admit-il.

Il ralentit. Ils étaient arrivés au bout d’une file de voitures qui semblait bloquer la moitié de Parliament Street : la moitié de la rue était barrée à cause de travaux et il n’y avait plus qu’une seule file. Inutile d’employer la sirène, parce que les voitures n’avaient pas la place de se mettre sur le côté pour les laisser passer. Ils roulèrent au pas.

— Le mort était un professeur, dit Kennedy. Un professeur d’université pour être plus précise, à l’université du Prince Régent. Âge : cinquante-sept ans. Lieu de travail : dans le département Histoire, situé dans une annexe de l’université, dans Fitzory Street, et c’est le lieu où il est mort. Il s’est brisé le cou en tombant d’un escalier.

— Oui, dit Harper en hochant la tête, comme si tout lui revenait en mémoire.

— Excepté que selon l’autopsie, ce n’est pas ainsi qu’il est mort, reprit Kennedy. Il était étendu au bas de l’escalier, cela semblait donc être l’explication logique. Tout laissait penser qu’il avait trébuché et fait une mauvaise chute : le cou brisé et une blessure au crâne suite à un coup violent sur le côté gauche. Il avait un porte-documents avec lui. On l’a retrouvé renversé près de lui, alors là encore, il y a eu hypothèse par défaut. Il a rangé ses affaires avant de rentrer chez lui pour la nuit, il est arrivé en haut des escaliers et a fait une mauvaise chute. Le corps a été retrouvé juste après vingt et une heures, peut-être une heure après l’heure où Barlow avait l’habitude de partir le soir.

— Tout a l’air de concorder, admit Harper. (Il resta silencieux un moment tandis que la voiture avançait pendant presque deux kilomètres, avant de s’arrêter de nouveau.) Mais quoi ? Le cou brisé n’est pas la cause de la mort ?

— Si, c’est bien la cause de la mort, dit Kennedy. Le problème, c’est qu’il n’a pas été brisé de la bonne manière. Les lésions des muscles du cou correspondaient à un choc de torsion et non à un choc planaire.

— De torsion ? Comme s’il avait eu le cou tordu ?

— Précisément. Et cela demande pas mal d’efforts. Cela n’arrive pas en tombant des escaliers. Ok, un coup brutal porté selon un angle précis peut provoquer une brusque torsion du cou, mais encore faut-il que les traumatismes des tissus soient linéaires, que les lésions musculaires et les blessures externes confirment cet angle d’impact.

Elle feuilleta son maigre dossier, jusqu’à la page qui, après l’autopsie, était la plus troublante.

— Et puis, il y a le dingue qui le suivait, dit Harper, comme s’il avait lu dans ses pensées. J’ai vu qu’il y avait un autre rapport de police indiquant qu’il était suivi.

Kennedy hocha la tête.

— Très bien, Inspecteur. Dingue est peut-être un peu exagéré, mais vous avez raison. Barlow avait signalé avoir été suivi. D’abord lors d’une conférence universitaire, et ensuite devant chez lui. Celui ou celle qui a conclu à un accident la première fois, soit n’était pas au courant de ce fait, soit pensait que cela n’avait pas d’importance. Les deux rapports d’enquête n’ont pas été reliés, alors je pencherais plutôt pour la première solution. Mais au vu des résultats de l’autopsie, on passe vraiment pour des idiots.

— Heureusement, le ridicule ne tue pas !

— Alléluia ! entonna Kennedy.

Après un silence religieux, Harper profita de l’atmosphère soudainement détendue pour demander :

— Alors, ce truc avec le rat… ça fait partie de votre routine quotidienne ?

— Ces jours-ci, oui. On peut dire ça. Pourquoi ? Vous êtes allergique ?

Harper réfléchit à ce qu’il allait répondre.

— Pas encore, finit-il par dire.

En dépit de son nom, le département Histoire de l’université du Prince Régent était d’une modernité agressive du point de vue de son design. C’était un bunker austère en béton et en verre encaissé dans une petite rue transversale, à moins de cinq cents mètres du bâtiment principal, situé dans Gower Street. De plus, les lieux étaient déserts, les vacances scolaires ayant débuté depuis une semaine. Un panneau d’affichage recouvrait un mur entier du hall d’entrée, faisant la promotion de concerts par des groupes que Kennedy ne connaissait pas, pour des dates déjà passées.

L’intendant visiblement très stressé, Ellis, vint à leur rencontre. Il avait le visage brillant de sueur, comme s’il sortait juste de l’équivalent bureaucratique d’une séance d’aérobic, et semblait considérer cette visite comme une attaque dirigée contre la bonne réputation de l’institution.

— On nous a dit que l’enquête était close, dit-il.

— Je doute qu’une personne ayant l’autorité nécessaire ait pu vous dire cela, Monsieur Ellis, dit Harper, restant de marbre.

La position officielle à ce stade était que l’affaire n’avait jamais été classée : il s’agissait d’un simple malentendu.

Kennedy détestait se cacher derrière des paroles ambiguës, et au point où elle en était, elle ne se sentait pas redevable d’une grande loyauté envers le service.

— Le rapport d’autopsie a révélé des conclusions étranges, dit-elle sans regarder Harper. Et cela éclaire l’affaire d’un jour nouveau. Il est sans doute préférable de n’en parler à personne dans l’université, mais nous devons mener une enquête plus approfondie.

— Puis-je au moins espérer qu’elle sera terminée avant le début de notre programme d’université d’été ? demanda l’intendant sur un ton oscillant entre l’agressivité et la peur panique.

Kennedy l’espérait de tout cœur, mais elle pensait qu’annoncer aux gens de bonnes nouvelles sans le moindre fondement n’était qu’une façon de les condamner à une déception plus grande encore par la suite.

— Non, dit-elle sans ménagement. Il est préférable de ne pas faire ce genre de supposition.

Le visage d’Ellis se décomposa.

— Mais les étudiants…, dit-il. Ce genre de choses est désastreux pour notre recrutement et pour l’image de notre université.

Ce qu’il venait de dire était d’une telle stupidité que Kennedy ne sut pas très bien comment répondre. Elle opta pour le silence, ce qui, malheureusement, laissa un blanc dans la conversation, que l’intendant se sentit obligé de remplir.

— Il y a toujours une sorte de contamination par association dans ce genre d’affaire, dit-il. Je suis sûr que vous voyez ce dont je veux parler. C’est ce qui s’est passé en Alabama après des coups de feu dans le département de Biologie. Il s’agissait d’un assistant d’enseignement mécontent, d’après ce que j’ai compris – un monstre comme il y en a peu, une chance sur un million, et aucun étudiant n’était impliqué. Mais malgré tout, l’université a rapporté une baisse du nombre de candidatures l’année suivante. C’est comme si les gens pensaient qu’un meurtre était quelque chose de contagieux.

C’était peut-être moins stupide, pensa Kennedy, mais beaucoup plus odieux. Cet homme avait perdu un collègue, dans des circonstances qui se révélaient suspectes, et la première chose à laquelle il pensait était que cela allait affecter le résultat financier de l’université. Ellis était de toute évidence un sale con égoïste et intéressé, elle lui réserva donc le service minimum pour ce qui était de la politesse.

— Nous avons besoin de voir les lieux où le corps a été trouvé, lui dit-elle. Maintenant, s’il vous plaît.

Il les guida à travers des couloirs vides qui résonnaient. L’odeur des lieux rappela à Kennedy celle des vieux papiers journaux. Enfant, elle avait construit une cabane dans le jardin de ses parents avec des boîtes à journaux. Son père les avait collectionnées pour d’obscures raisons (peut-être commençait-il à perdre la tête, si longtemps en arrière déjà). C’était exactement la même odeur triste de vieux journal, arrivé en bout de course, frappé d’inutilité.

Ils tournèrent au bout d’un couloir et Ellis s’arrêta brusquement. Pendant un instant, Kennedy pensa qu’il voulait lui faire des remontrances mais il leva les mains à demi dans un geste étrangement empoté pour leur indiquer là où ils se trouvaient.

— Voilà l’endroit où cela s’est passé, dit-il avec une insistance sur le « cela » à la fois délicate et malsaine.

Kennedy jeta un coup d’œil alentour et elle reconnut le petit hall étroit et l’escalier visiblement raide qu’elle avait vu sur les photographies.

— Merci Monsieur Ellis, dit-elle. Nous pouvons continuer seuls. Mais nous aurons besoin de vous dans un petit moment, pour que vous nous ouvriez la porte du cabinet de travail de monsieur Barlow.

— Je serai à l’accueil, dit Ellis avant de partir d’un pas traînant.

Tel un personnage de bande dessinée, on pouvait presque apercevoir un nuage chargé de pluie au-dessus de sa tête. Kennedy se tourna vers Harper.

— Ok, dit-elle, imaginons la scène.

Elle lui tendit le dossier ouvert, sur lequel étaient étalées les photos. Harper acquiesça d’un hochement de tête, quelque peu méfiant. Il les disposa comme une main de poker, regardant tour à tour les photos, puis l’escalier, et vice-versa. Kennedy ne fit rien pour le brusquer : il avait besoin de voir les choses par lui-même et cela prendrait le temps qu’il faudrait. Qu’il en ait conscience ou non, elle lui accordait une faveur, en le laissant se faire sa propre opinion au lieu de lui asséner la sienne d’entrée de jeu. Après tout, c’était une toute nouvelle recrue, et en théorie, elle était censée le former et non se servir de lui pour se la couler douce.

— Il était étendu là, finit par dire Harper, esquissant la scène de sa main libre. Sa tête était… là, vers la quatrième marche.

— Tête sur le chemin d’escalier, au niveau de la quatrième marche, dit Kennedy, lui coupant la parole.

Elle n’exprimait pas son désaccord, mais reformulait simplement les choses dans ses propres termes. Elle voulait voir la scène, transférer l’image qu’elle avait en tête dans l’espace qui était sous ses yeux, et elle savait d’expérience que parler à voix haute l’aiderait.

— Où est le porte-documents ? demanda-t-elle. Au pied du mur, c’est ça ? Ici ?

— Ici, dit Harper, indiquant un point situé à moins de deux mètres du pied de l’escalier. Il est ouvert et sur le côté. Il y a aussi plein de papiers sur le sol, à peu près ici. Ils sont éparpillés un peu partout, il y en a jusqu’au mur qui est de l’autre côté. Ils ont pu s’échapper de la serviette ou de la main de Barlow quand il est tombé.

— Quoi d’autre ?

— Son manteau, dit Harper en le désignant d’un geste.

Kennedy fut désarçonnée, l’espace d’un instant.

— Il n’est pas sur les photos.

— Non, approuva Harper. Mais il figure sur la liste des preuves. Ils l’ont déplacé parce qu’il occultait partiellement le corps et ils avaient besoin d’avoir un angle de vue dégagé pour les photos des blessures. Barlow le portait sans doute sur le bras. Il faisait chaud ce soir-là, ou peut-être était-il en train de l’enfiler quand il est tombé. Ou quand il s’est fait attaquer.

Kennedy réfléchit à ce qu’il venait de dire.

— Est-ce que le manteau était assorti au reste de sa tenue ? demanda-t-elle.

— Pardon ?

Harper faillit se mettre à rire, mais il vit que Kennedy était sérieuse.

— Est-il de la même couleur que la veste et le pantalon de Barlow ?

Harper feuilleta le dossier un bon moment sans rien trouver décrivant ou montrant le manteau. Puis il finit par se rappeler qu’il figurait sur une des photos – une de celles qui avaient été prises au tout début de l’affaire, mais qui, pour une raison ou une autre, s’était retrouvée sous la pile.

— C’est un imperméable noir, dit-il. Pas étonnant qu’il ne le portait pas, il transpirait sûrement déjà avec sa veste.

Kennedy monta à mi-chemin dans l’escalier, observant les marches avec attention.

— Il y avait du sang, dit-elle en faisant signe à Harper d’approcher. Où se trouvait le sang, Inspecteur ?

— En comptant à partir du bas, entre la neuvième et la treizième marche.

— D’accord. Les taches sont encore visibles sur le bois ici, regardez.

Elle décrivit un cercle d’un geste de la main au-dessus de l’endroit en question et, de l’autre main, montra une zone triangulaire allant jusqu’au pied de l’escalier.

— Il bute, se cogne, rebondit… (Elle se tourne pour faire face à Harper de nouveau.) Pas de vol, dit-elle, davantage pour elle-même qu’à l’intention d’Harper.

Il consulta de nouveau le dossier, mais cette fois regarda le rapport écrit, et non les photos.

— Aucune indication que quoi que ce soit ait été volé, confirma-t-il. Son portefeuille et son téléphone se trouvaient toujours dans sa poche.

— Il travaillait ici depuis onze ans, dit Kennedy d’un air songeur. Pourquoi tomberait-il ?

Harper feuilleta quelques pages, restant un moment silencieux. Quand il releva la tête, il fit un geste en direction du haut de l’escalier, derrière Kennedy.

— Le bureau de Barlow se trouve de l’autre côté de ce couloir, au premier étage, dit-il. C’était plus ou moins le seul chemin qu’il pouvait emprunter pour sortir du bâtiment, à moins qu’il ne descende et fasse tout le trajet jusqu’à l’accueil pour y déposer du courrier à expédier ou autre chose. Et il est écrit ici qu’il n’y avait plus d’ampoule, alors il devait faire sombre dans la cage d’escalier.

— Comment ça il n’y avait plus d’ampoule ? Vous voulez dire qu’elle a été enlevée ?

— Non, je veux dire qu’elle a grillé.

Kennedy gravit le reste des marches. En haut, il y avait un palier très étroit. Une seule porte, au milieu, menait à un autre couloir – d’après ce qu’avait dit Harper, c’était le couloir qui conduisait au bureau de Barlow. De chaque côté de la porte, il y avait deux fenêtres en verre dépoli qui donnaient sur le couloir, qui s’étendaient du plafond à hauteur de taille. Le mètre qui séparait les fenêtres du sol était recouvert de panneaux blancs en bois.

— Il arrive donc en haut de l’escalier dans le noir, dit-elle. Il marque un temps d’arrêt, appuie sur l’interrupteur – du côté gauche – mais cela ne s’allume pas. Et quelqu’un l’attend ici, du côté droit, et avance sur lui dans son dos.

— Ça se tient, dit Harper.

— Non, dit Kennedy. Ça ne colle pas. Ce n’est pas vraiment le genre d’endroit dans lequel on tend une embuscade. N’importe qui, se tenant là, est visible aussi bien du bas de l’escalier que du couloir du premier étage à travers ces fenêtres. C’est du verre dépoli, mais cela n’empêche pas de voir quelqu’un qui se tiendrait là.

— Sans lumière ?

— Il n’y a peut-être plus de lumière sur le palier, mais on doit présumer qu’il y a de la lumière dans le couloir de l’étage. Et il serait impossible de ne pas voir quelqu’un qui se tiendrait là, juste devant soi, de l’autre côté de la vitre.

— Ok, dit Harper, avant de marquer une pause, l’air pensif. Mais nous sommes dans une université. S’il y a quelqu’un qui attend là, en haut de l’escalier, on ne pense pas forcément que c’est inquiétant.

Kennedy fait une moue dubitative.

— Le meurtrier, lui, saurait que c’est inquiétant, dit-elle. Ce serait donc un drôle d’endroit à choisir. Et Barlow a signalé être suivi, il devait donc être davantage sur ses gardes qu’en temps normal. Mais il y a une meilleure explication à tout ça. À vous.

— Une meilleure explication ?

— Je vous montrerai dans une minute. Je vous écoute.

— Ok, dit Harper. Alors qui que ce soit, il attend sur le palier pendant le temps qu’il faut, laisse Barlow passer devant lui, et l’empoigne par derrière. Il lui fait tourner la tête jusqu’à lui briser le cou, et le balance dans les escaliers.

Même en prononçant ces mots, Harper souriait. Il tournait en dérision son propre résumé des faits. Kennedy le regarda d’un air interrogateur, et il fit un geste pour désigner le haut de l’escalier, puis le bas.

— Vous avez raison, dit-il. Ça ne tient pas la route. Je veux dire, c’est plutôt exagéré. Le type avait cinquante-sept ans, nom de Dieu. La chute à elle seule l’aurait sans doute tué de toute façon. Pourquoi ne pas se contenter de le pousser ?

— Remarque intéressante, dit Kennedy. Peut-être que notre inconnu ne veut prendre aucun risque. De plus, n’oublions pas qu’il sait comment briser le cou de quelqu’un d’un seul geste. Peut-être n’a-t-il pas trop souvent l’occasion de faire étalage de ses talents et que c’était le soir qu’il avait choisi pour frimer.

Harper se joignit au jeu des devinettes.

— Ou ils ont pu se battre, et le cou brisé n’est peut-être que le résultat d’une prise qui aurait mal tourné. Cela, ainsi que la chute, étaient peut-être des accidents. Même si nous retrouvons le type, il est possible qu’on ne puisse pas prouver l’intention criminelle.

Kennedy était redescendue pendant qu’il parlait et elle passa devant lui pour atteindre le bas de l’escalier. La rampe s’arrêtait là, se courbant vers le bas et formant un montant en bois plus épais. Elle cherchait quelque chose de précis, qui devait forcément se trouver à cet endroit, selon elle. Elle le vit, à cinquante centimètres du sol environ, sur le côté externe de la rampe – le côté qui se trouvait face au couloir du rez-de-chaussée, et non du côté escalier.

— Ok, dit-elle à Harper. Maintenant, regardez ça.

Il descendit et s’accroupit près d’elle, vit ce qu’elle voyait.

— Une encoche dans le bois, dit-il. Pensez-vous qu’elle a été faite la nuit où est mort Barlow ?

— Non, dit Kennedy. Avant. Peut-être longtemps avant. Mais il ne fait aucun doute qu’elle était là la nuit où il est mort. Elle apparaît sur certaines des photos prises au cours de l’expertise médicolégale. Regardez.

Elle lui reprit les photos, les passa en revue et tomba sur la première image qu’elle avait vue ce jour-là, assise face à Summerhill tandis qu’il lui donnait le calice empoisonné. Elle la passa à Harper, qui n’y jeta dans un premier temps qu’un coup d’œil furtif, avant de s’y attarder.

— Nom de Dieu ! finit-il par s’exclamer.

— Je ne vous le fais pas dire.

Ce que montrait la photo, c’était un petit morceau de tissu marron pris dans la minuscule encoche. Le photographe de la police scientifique avait veillé à la netteté de l’image, supposant sans doute à ce stade qu’il participait au début d’une possible enquête criminelle.

Le petit lambeau de tissu avait été consigné comme preuve, par conséquent il se trouvait encore dans un sac étiqueté dans une boîte, sur une étagère du service de la police scientifique. Mais personne ne semblait y avoir accordé une grande attention depuis. Après tout, il n’était en général pas nécessaire de fournir des efforts démesurés pour déterminer la présence d’une victime sur une scène de crime.

De plus, en arrière-plan sur la photo mais encore assez net, on voyait Stuart Barlow en personne, portant une veste beige avec des pièces cousues aux coudes – le stéréotype du vieil universitaire célibataire, si on faisait abstraction de son cou incliné selon un angle impossible et de son visage livide dans la mort.

— J’ai regardé les photos, mais je n’ai pas vraiment remarqué ça, admit Harper. J’ai surtout regardé le corps.

— Tout comme le policier chargé de l’enquête. Mais vous comprenez ce que cela signifie, n’est-ce pas ?

Harper hocha la tête, mais son visage trahissait qu’il était encore en train de réfléchir à tout ce que cela impliquait.

— Cela provient de la veste de Barlow, dit-il. Ou peut-être de son pantalon. Mais… C’est au mauvais endroit.

— Veste ou pantalon, Barlow ne devrait pas se trouver par ici, confirma Kennedy, tapant du doigt sur l’endroit en question. C’est à plus de deux mètres, latéralement, du lieu où il a été retrouvé, et c’est du mauvais côté de la rampe de l’escalier – le côté extérieur. Et l’encoche dans le bois est également orientée vers le bas. Il faudrait plus ou moins se déplacer de bas en haut près du bord qui accroche pour faire un accroc à ses vêtements, et c’est seulement si on part du principe qu’on se tient là où nous sommes. Je ne vois pas comment cela pourrait se produire en tombant du haut de l’escalier.

— Peut-être que Barlow s’est débattu après être tombé en bas de l’escalier, avança Harper. Peut-être n’était-il pas tout à fait mort, qu’il a essayé de se lever, de demander de l’aide, ou… (Il s’arrêta brusquement, secouant la tête.) Non, c’est ridicule. Le pauvre diable avait la nuque brisée.

— Bon, si les fibres de tissu venaient de son manteau, je croirais peut-être à votre version. Il est difficile de définir la trajectoire de quelque chose qui pend au bras de quelqu’un. Mais le manteau est noir. Cela vient des vêtements que portait la victime, qui n’avaient aucune chance d’aller de bas en haut quand l’homme tombait de haut en bas, ni d’être propulsés en l’air sur un objet solide quelconque. Non, je pense que Barlow a rencontré son agresseur ici, au bas de l’escalier. Le type l’attendait à l’abri des regards, sans doute dans cette alcôve sous l’escalier, et quand il a entendu les pas qui venaient vers le rez-de-chaussée, il s’est mis en position, est sorti au moment où Barlow passait et l’a empoigné par derrière.

— Et il a ensuite positionné le corps pour qu’il ait l’air d’être tombé, poursuivit Harper. Ce qui expliquerait comment il a pu hisser Barlow vers le haut et ainsi accrocher ses vêtements dans l’aspérité.

Kennedy fit non de la tête.

— Rappelez-vous le sang sur les marches du haut, Harper. Le corps est bien tombé. Je pense simplement qu’il est tombé ensuite. L’agresseur tue Barlow ici même, parce qu’il court moins de risques au rez-de-chaussée. Pas de fenêtre, moins de chances d’être vu par Barlow – ou même qu’il le reconnaisse, car ils se sont peut-être déjà rencontrés. Mais il est méthodique et veut s’assurer que les preuves matérielles concordent. Alors une fois que Barlow est mort, il tire le corps en haut de l’escalier pour pouvoir le faire retomber en bas et ajouter une touche d’authenticité à la scène. Pendant ce processus, tandis qu’il porte le corps, la veste s’accroche sur cette aspérité du bois et quelques fibres restent coincées.

— C’est bien trop compliqué, protesta Harper. Il suffit juste de frapper le type avec une clé anglaise, non ? Et tout le monde supposera que c’est une agression qui a mal tourné. On peut sortir d’ici avec l’arme du crime sous son manteau sans que personne remarque rien. Hisser le corps jusqu’en haut de l’escalier, même tard le soir sans personne dans les parages, est un risque stupide.

— Peut-être préférait-il ce risque-là à celui d’une enquête, dit Kennedy. Il y a aussi l’ampoule.

— L’ampoule ?

— Sur le palier du premier. Si j’ai raison, Barlow n’a pas été tué, ni même agressé là-haut. Mais l’ampoule est grillée, pour rendre plus plausible le fait qu’il soit tombé. Cela pourrait être simplement une étrange coïncidence, mais je ne crois pas. Je pense que notre tueur a aussi prêté attention à ce détail. Il dévisse l’ampoule, la secoue jusqu’à ce que le filament claque, et la remet en place.

— Après coup.

— Oui, après coup. Je sais que cela semble dingue. Mais si les choses se sont bien passées ainsi, alors peut-être…

Elle commença à remonter en haut de l’escalier, mais sur ses mains et ses genoux cette fois, la tête penchée au-dessus des marches pour examiner le chemin d’escalier. Mais ce fut Harper qui le trouva, sur la septième marche, alors qu’elle était déjà passée avant lui.

— Ici, s’exclama-t-il, le doigt pointé.

Kennedy se retourna et se pencha près de son collègue. Coincé sur la tête d’un clou qui n’avait pas été enfoncé bien droit, il y avait un petit bout de tissu beige. Il était resté intact parce qu’il était situé près du mur, à un endroit que ceux qui empruntaient l’escalier avaient peu de chances de fouler. Kennedy hocha la tête, satisfaite.

— Bingo, dit-elle. C’est une preuve concordante. Le corps de Barlow a bien été tiré en haut de l’escalier, avant sa chute mais vraisemblablement après sa mort.

— Alors, résuma Harper, nous avons un tueur qui frappe dans l’ombre, brise le cou de notre homme d’un seul geste, puis le traîne tout en haut d’un escalier dans un lieu public, et reste sur place assez longtemps pour faire un peu de mise en scène, tout ça pour maquiller la scène en accident et se mettre à l’abri d’une enquête criminelle. Ça demande un cran insensé.

— Ça s’est passé tard dans la soirée, lui rappela Kennedy, sans toutefois le contredire.

Cela suggérait un acte commis de sang-froid, par quelqu’un en pleine possession de ses moyens et non un crime passionnel, ni une bagarre qui aurait mal tourné.

Elle se releva.

— Allons jeter un coup d’œil au cabinet de travail de Barlow, suggéra-t-elle.