L’après-midi, son père avait emmené Nino au McDo de la rue de Rennes pour goûter. Il avait un truc spécial à lui dire. Sa mère avait décidé que ses parents allaient se séparer. Nino a terminé son milk-shake au chocolat. En rentrant à la maison, j’ai demandé à Nino, tu m’en veux ? Il m’a répondu, je t’en voudrai toute ma vie.
Le soir même, nous sommes allés dîner tous les trois, Nino qui a huit ans, son père et moi, dans une pizzeria. Il a affirmé d’un ton clair, un enfant ne peut rêver de meilleurs parents.
Je suis la mère de cet enfant unique, je crois avoir réussi un divorce moderne, je présente une émission de radio, une autre à la télévision, je suis la maîtresse de W, un critique littéraire puissant marié à une femme qui a des qualités que je ne possède pas, je suis l’auteur d’un roman qui, grâce à son entregent, a reçu un accueil immérité et, dans ma presque réussite, je pense à Denise, à sa splendeur et à sa chute.
Peut-être pour conjurer le sort ?
Peut-être parce que l’heure de la punition a enfin sonné ?
Je n’ai rien compris. La véritable histoire n’est pas celle-là et il m’a fallu dix ans pour le deviner.

Très vite je l’ai appelée Denise tant elle m’a paru familière, proche.
Je pense à ce qu’elle avait, le talent, l’admiration des téléspectateurs, à ce qu’elle n’avait pas, un enfant, un amour partagé. Je nous jauge, nous compare, nous regarde.
Je pense à sa fin. Denise Glaser est morte, comme le dit sa biographe Esther Hoffenberg, dans la pauvreté et la solitude le 7 juin 1983.
Le 7 juin 1983, je fêtais mes dix-sept ans, avec mes parents, au Dôme, un restaurant du boulevard du Montparnasse. J’ai reçu en cadeau des boucles d’oreilles, de minuscules anneaux en or, que j’ai perdues quelques années plus tard, comme d’autres choses.
Denise était une vedette de la télévision des années soixante. La présentatrice de « Discorama », une émission de variétés à l’origine de la carrière de Barbara, Maxime Le Forestier, Catherine Lara et tant d’autres. Denise avait une diction parfaite. Ses phrases étaient posées. Elle était fine, intelligente, savait se taire.
Denise recevait de nombreuses lettres d’admirateurs et quelques lettres d’insultes. On critiquait sa manière particulière de s’exprimer. On critiquait ses gestes, sa façon de tenir sa main pour cacher son visage, qu’elle croyait ingrat. On critiquait son style de vêtements un peu trop séduisant pour une femme de son âge, elle n’avait plus vingt ans et montrait ses épaules, ses genoux à la télévision.
De février 1959 à juin 1968, elle a reçu tous les dimanches, puis, jusqu’en janvier 1975, de manière plus épisodique, des chanteurs, dans un studio blanc, sans décor. On voyait les micros, les fils électriques, les éclairages, les caméras. On voyait son visage écoutant la musique jouée devant elle, écoutant les réponses de ses invités, on voyait le visage de l’artiste quand elle l’interrogeait. Ils étaient assis l’un à côté de l’autre, sur deux petites chaises noires de style Napoléon III. Le générique, composé des premières mesures de « J’ai du bon tabac dans ma tabatière », démarrait l’émission.
Au montage, elle gardait les hésitations, les silences, les répétitions, les mots idiots que l’on se dit avant que l’émission commence car on a le trac. Sylvie Vartan chuchotant, je bâille toujours avant un enregistrement. La semaine dernière, chez Jean-Christophe Averty, c’était pareil, je n’arrêtais pas de bâiller.
Elle posait les questions que je me pose parfois :
– Nous n’avons pas besoin de nous parler. D’où vient cette impression de vous connaître déjà ?
– Qu’est-ce qui vous fait peur ?
– Vous pensez vraiment qu’un grand artiste ne peut pas être heureux ?
– Vous chantez pour elle et vous nous touchez tous et toutes. C’est ce que vous cherchez ?
Ensuite, les invités interprétaient des morceaux de leur répertoire.
Les réalisateurs successifs, Jean Kerchbron, Philippe Ducrest, Raoul Sangla, avec, aux lumières, André Diot, filmaient l’envers du décor, ce que l’on cachait auparavant.
Parfois, Denise avait l’air aussi intimidée que son invité. Elle se reprenait.