Spleen et Idéal (édition de 1857)21– « Soyez béni, mon Dieu, qui donnez la souffranceComme un divin remède à nos impuretésEt comme la meilleure et la plus pure essenceQui prépare les forts aux saintes voluptés !« Je sais que vous gardez une place au PoèteDans les rangs bienheureux des saintes Légions,Et que vous l’invitez à l’éternelle fêteDes Trônes, des Vertus, des Dominations.« Je sais que la douleur est la noblesse uniqueOù ne mordront jamais la terre et les enfers,Et qu’il faut pour tresser ma couronne mystiqueImposer tous les temps et tous les univers.« Mais les bijoux perdus de l’antique Palmyre 1,Les métaux inconnus, les perles de la mer,Par votre main montés, ne pourraient pas suffireÀ ce beau diadème éblouissant et clair ;« Car il ne serait fait que de pure lumière,Puisée au foyer saint des rayons primitifs,Et dont les yeux mortels, dans leur splendeur entière,Ne sont que des miroirs obscurcis et plaintifs ! »606570751. Palmyre :oasis du désert de Syrie, qui eut le monopole du commercecaravanier entre l’Inde et la Méditerranée aux IIeet IIIe siècles après J.-C.
Les Fleurs du mal28Delacroix 1, lac de sang hanté des mauvais anges,Ombragé par un bois de sapins toujours vert,Où, sous un ciel chagrin, des fanfares étrangesPassent, comme un soupir étouffé de Weber 2;Ces malédictions, ces blasphèmes 3, ces plaintes,Ces extases, ces cris, ces pleurs, ces Te Deum4,Sont un écho redit par mille labyrinthes ;C’est pour les cœurs mortels un divin opium !C’est un cri répété par mille sentinelles,Un ordre renvoyé par mille porte-voix ;C’est un phare allumé sur mille citadelles,Un appel de chasseurs perdus dans les grands bois !Car c’est vraiment, Seigneur, le meilleur témoignageQue nous puissions donner de notre dignitéQue cet ardent sanglot qui roule d’âge en âgeEt vient mourir au bord de votre éternité !7LAMUSEMALADEMa pauvre muse, hélas ! qu’as-tu donc ce matin ?Tes yeux creux sont peuplés de visions nocturnes,Et je vois tour à tour réfléchis sur ton teintLa folie et l’horreur, froides et taciturnes.3035401. Delacroix :peintre français (1798-1863), auquel Baudelaire a consacré denombreux écrits.2. Weber :compositeur allemand (1786-1826).3. Blasphème :insulte à l’égard d’un dieu ou d’une religion.4. Te Deum :« Nous te louons » : dans la liturgie chrétienne, chant de louangeet d’action de grâces en latin.
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LES FLEURS DU MAL(1857)L’édition originale de 1857 contient cent poèmes, soigneusement organisés en cinq sections. Elle est donc la seule édition, parue du vivant de Baudelaire, comportant les six pièces condamnées lors du procès des Fleurs du mal.
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Charles Baudelaire Les Fleurs du mal (1857, 1861, 1866)suivi de Mon cœur mis à nuPréface de Stéphane BouquetTexte intégral suivi d’un dossier critique pour la préparation du bac françaisCollection dirigéeparJohan FaerberÉdition annotée etcommentée parFlorence Bouchyancienneélève del’Écolenormalesupérieureagrégéedelettresmodernesdocteur ès lettres
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5Liste des poèmes30. Le Léthé .........................................................................5231. Une nuit que j’étais près d’une affreuse Juive........................5332. Remords posthume ........................................................5433. Le chat (Viens, mon beau chat…)......................................5434. Le balcon .......................................................................5535. Je te donne ces vers afin que si mon nom................................5636. Tout entière ...................................................................5737. Que diras-tu ce soir, pauvre âme solitaire..............................5838. Le fl ambeau vivant .........................................................5939. À celle qui est trop gaie .................................................6040. Réversibilité ..................................................................6141. Confession .....................................................................6342. L’aube spirituelle ...........................................................6543. Harmonie du soir ..........................................................6544. Le fl acon ........................................................................6645. Le poison .......................................................................6846. Ciel brouillé ..................................................................6947. Le chat (Dans ma cervelle se promène…).............................7048. Le beau navire ................................................................7249. L’invitation au voyage ....................................................7450. L’irréparable ...................................................................7551. Causerie .........................................................................7852. L’héautontimorouménos .................................................7853. Franciscæ meæ laudes ....................................................8054. À une dame créole .........................................................8155. Mœsta et errabunda .......................................................8256. Les chats ........................................................................8457. Les hiboux .....................................................................8558. La cloche fêlée................................................................8559. Spleen (Pluviose, irrité…)...............................................8660. Spleen (J’ai plus de souvenirs…).......................................8761. Spleen (Je suis comme le roi…)..........................................8962. Spleen (Quand le ciel bas et lourd…).................................9063. Brumes et pluies ............................................................9164. L’irrémédiable ................................................................9165. À une mendiante rousse .................................................93
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Les Fleurs du mal222LESOLEILLe long du vieux faubourg, où pendent aux masures 1Les persiennes, abri des secrètes luxures 2,Quand le soleil cruel frappe à traits redoublésSur la ville et les champs, sur les toits et les blés,Je vais m’exercer seul à ma fantasque 3escrime,Flairant dans tous les coins les hasards de la rime,Trébuchant sur les mots comme sur les pavés,Heurtant parfois des vers depuis longtemps rêvés.Ce père nourricier, ennemi des chloroses 4,Éveille dans les champs les vers comme les roses ;Il fait s’évaporer les soucis vers le ciel,Et remplit les cerveaux et les ruches de miel.C’est lui qui rajeunit les porteurs de béquillesEt les rend gais et doux comme des jeunes filles,Et commande aux moissons de croître et de mûrirDans le cœur immortel qui toujours veut fleurir !Quand, ainsi qu’un poète, il descend dans les villes,Il ennoblit le sort des choses les plus viles 5,Et s’introduit en roi, sans bruit et sans valets,Dans tous les hôpitaux et dans tous les palais.51015201. Masure :petite maison misérable.2. Luxure :recherche des plaisirs sexuels.3. Fantasque :imprévisible, qui est sujet à des sautes d’humeur.4. Chlorose :état maladif, résultant du manque de fer, et caractérisé par unepâleur verdâtre de la peau.5. Vil :qui inspire le mépris.
AUPOÈTEIMPECCABLEAUPARFAITMAGICIENÈSLETTRESFRANÇAISESÀ MONTRÈSCHERETTRÈSVÉNÉRÉMAÎTREETAMITHÉOPHILE GAUTIER1AVECLESSENTIMENTSDELAPLUSPROFONDEHUMILITÉJEDÉDIECESFLEURSMALADIVESC. B141. Théophile Gautier :écrivain français (1811-1872), chef de file des poètesparnassiens.
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Spleen et Idéal (édition de 1857)25Cybèle 1alors, fertile en produits généreux,Ne trouvait point ses fils un poids trop onéreux,Mais, louve au cœur gonflé de tendresses communes,Abreuvait l’univers à ses tétines brunes.L’homme, élégant, robuste et fort, avait le droitD’être fier des beautés qui le nommaient leur roi ;Fruits purs de tout outrage et vierges de gerçures,Dont la chair lisse et ferme appelait les morsures !Le Poète aujourd’hui, quand il veut concevoirCes natives grandeurs, aux lieux où se font voir 2La nudité de l’homme et celle de la femme,Sent un froid ténébreux envelopper son âmeDevant ce noir tableau plein d’épouvantement.Ô monstruosités pleurant leur vêtement !Ô ridicules troncs ! torses dignes des masques !Ô pauvres corps tordus, maigres, ventrus ou flasques,Que le dieu de l’Utile, implacable et serein,Enfants, emmaillota dans ses langes d’airain 3 !Et vous, femmes, hélas ! pâles comme des cierges,Que ronge et que nourrit la débauche, et vous, vierges,Du vice maternel traînant l’héréditéEt toutes les hideurs de la fécondité !Nous avons, il est vrai, nations corrompues,Aux peuples anciens des beautés inconnues :Des visages rongés par les chancres 4du cœur,10152025301. Cybèle :divinité représentant, dans le monde greco-romain, la fertilitéde la nature.2. Aux lieux où se font voir :dans les ateliers des peintres notamment.3. Airain :en bronze. D’où le sens figuré : dur, implacable.4. Chancre :érosion ou ulcération de la peau.
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16Les Fleurs du malAinsi qu’un débauché pauvre qui baise et mangeLe sein martyrisé d’une antique catin 1,Nous volons au passage un plaisir clandestinQue nous pressons bien fort comme une vieille orange.Serré, fourmillant, comme un million d’helminthes 2,Dans nos cerveaux ribote 3un peuple de Démons,Et, quand nous respirons, la Mort dans nos poumonsDescend, fleuve invisible, avec de sourdes plaintes.Si le viol, le poison, le poignard, l’incendie,N’ont pas encor brodé de leurs plaisants dessinsLe canevas 4banal de nos piteux destins,C’est que notre âme, hélas ! n’est pas assez hardie.Mais parmi les chacals, les panthères, les lices 5,Les singes, les scorpions, les vautours, les serpents,Les monstres glapissants, hurlants, grognants, rampants,Dans la ménagerie infâme de nos vices,Il en est un plus laid, plus méchant, plus immonde !Quoiqu’il ne pousse ni grands gestes ni grands cris,Il ferait volontiers de la terre un débrisEt dans un bâillement avalerait le monde ;202530351. Catin :prostituée.2. Helminthes :vers intestinaux.3.Ribote :formé à partir de l’ancien verbe « riboter », se livrer à un excès denourriture et de boisson.4. Canevas :toile de fond des tapisseries. Par extension : plan, scénario.5. Lice :femelle d’un chien de chasse.
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18Spleen et Idéal1BÉNÉDICTIONLorsque, par un décret des puissances suprêmes,Le Poète apparaît en ce monde ennuyé,Sa mère épouvantée et pleine de blasphèmes 1Crispe ses poings vers Dieu, qui la prend en pitié :– « Ah ! que n’ai-je mis bas tout un nœud de vipères,Plutôt que de nourrir cette dérision !Maudite soit la nuit aux plaisirs éphémèresOù mon ventre a conçu mon expiation 2!« Puisque tu m’as choisie entre toutes les femmes 3Pour être le dégoût de mon triste mari,Et que je ne puis pas rejeter dans les flammes,Comme un billet d’amour, ce monstre rabougri,« Je ferai rejaillir ta haine qui m’accableSur l’instrument maudit de tes méchancetés,Et je tordrai si bien cet arbre misérable,Qu’il ne pourra pousser ses boutons empestés ! »510151. Blasphème :insulte à l’égard d’un dieu ou d’une religion.2. Expiation :souffrance destinée à purifier d’une faute.3. Le second hémistiche est repris de la version française de l’Ave Maria.