Couverture Pierre Martin Vielcazat
ISBN 978-2-234-07598-6
© Éditions Julliard, 1956
© Éditions Stock, 2014
L’amour c’est ce qui se passe
entre deux personnes
qui s’aiment.
À Florence Malraux
Nous avions passé l’après-midi dans un café de la rue Saint-Jacques, un après-midi de printemps comme les autres. Je m’ennuyais un peu, modestement ; je me promenais de la machine à disques à la fenêtre pendant que Bertrand discutait le cours de Spire. Je me souviens qu’à un moment, m’étant appuyée à la machine, j’avais regardé le disque se lever, lentement, pour aller se poser de biais contre le saphir, presque tendrement, comme une joue. Et, je ne sais pourquoi, j’avais été envahie d’un violent sentiment de bonheur ; de l’intuition physique, débordante, que j’allais mourir un jour, qu’il n’y aurait plus ma main sur ce rebord de chrome, ni ce soleil dans mes yeux.
Je m’étais retournée vers Bertrand. Il me regardait et, quand il vit mon sourire, se leva. Il n’admettait pas que je fusse heureuse sans lui. Mes bonheurs ne devaient être que des moments essentiels de notre vie commune. Cela, je le savais déjà confusément, mais, ce jour-là, je ne pus le supporter et me détournai. Le piano avait esquissé le thème de Lone and Sweet ; une clarinette le relayait, dont je connaissais chaque souffle.
J’avais rencontré Bertrand aux examens de l’année précédente. Nous avions passé une semaine angoissée côte à côte avant que je ne reparte pour l’été chez mes parents. Le dernier soir il m’avait embrassée. Puis il m’avait écrit. Distraitement, d’abord. Ensuite, le ton avait changé. Je suivais ces gradations non sans une certaine fièvre, de sorte que, lorsqu’il m’avait écrit : « Je trouve cette déclaration ridicule, mais je crois que je t’aime », j’avais pu lui répondre sur le même ton et sans mentir : « Cette déclaration est ridicule, mais je t’aime aussi. » Cette réponse m’était venue naturellement, ou plutôt phonétiquement. La propriété de mes parents, au bord de l’Yonne, offrait peu de distractions. Je descendais sur la berge, je regardais un moment les troupeaux d’algues, ondoyants et jaunes, à la surface, puis je faisais des ricochets avec des petites pierres douces, usées, noires et agiles sur l’eau comme des hirondelles. Tout cet été, je répétais « Bertrand » en moi-même, et au futur. D’une certaine manière, établir les accords d’une passion par lettres me ressemblait assez.
A présent, Bertrand était derrière moi. Il me tendait mon verre ; en me retournant je me trouvais contre lui. Il était toujours un peu vexé de mon absence à leurs discussions. J’aimais pourtant assez lire, mais parler littérature m’ennuyait.
Il ne s’y habituait pas.
« Tu mets toujours le même air, dit-il. Remarque, je l’aime bien. »
Pour cette dernière phrase, il avait pris une voix neutre et je me souvins que nous avions pour la première fois entendu ce disque ensemble. Je retrouvais toujours chez lui des petites poussées sentimentales, des jalons dans notre liaison, dont je n’avais pas gardé le souvenir. « Il ne m’est rien, pensai-je soudain, il m’ennuie, je suis indifférente à tout, je ne suis rien, rien, parfaitement rien » ; et le même sentiment d’exaltation absurde me prit à la gorge.
« Je dois aller voir mon oncle, le voyageur, dit Bertrand. Tu viens ? »
Il passait devant et je le suivais. Je ne connaissais pas l’oncle voyageur et je n’avais pas envie de le connaître. Mais il y avait quelque chose en moi qui me destinait à suivre la nuque bien rasée d’un jeune homme, à me laisser toujours emmener, sans résistance, avec ces petites pensées glaciales et glissantes comme des poissons. Et une certaine tendresse. Je descendais le boulevard avec Bertrand ; nos pas s’accordaient comme nos corps la nuit ; il me tenait la main ; nous étions minces, plaisants, comme des images.
Tout au long de ce boulevard et sur la plate-forme de l’autobus qui nous emmenait retrouver l’oncle voyageur, j’aimais bien Bertrand. Les cahots me jetaient sur lui, il riait et m’entourait d’un bras protecteur. Je restais appuyée sur sa veste, contre la courbe de son épaule, cette épaule d’homme si commode pour ma tête. Je respirais son parfum, je le reconnaissais bien, il m’émouvait. Bertrand était mon premier amant. C’était sur lui que j’avais connu le parfum de mon propre corps. C’est toujours sur le corps des autres qu’on découvre le sien, sa longueur, son odeur, d’abord avec méfiance, puis avec reconnaissance.
Bertrand me parlait de l’oncle voyageur qu’il semblait peu aimer. Il me disait sa comédie de voyages ; car Bertrand passait son temps à chercher les comédies chez les autres, à tel point qu’il vivait un peu dans la crainte de se jouer lui-même une comédie dont il ne serait pas conscient. Ce qui me paraissait comique. Ce qui le rendait furieux.
L’oncle voyageur attendait Bertrand à la terrasse d’un café. Quand je l’aperçus, je dis à Bertrand qu’il n’avait pas l’air mal du tout. Déjà nous étions près de lui, il se levait.
« Luc, dit Bertrand, je suis venu avec une amie, Dominique. C’est mon oncle Luc, le voyageur. »
J’étais agréablement surprise. Je me disais :
« Tout à fait possible, l’oncle voyageur. » Il avait les yeux gris, l’air fatigué, presque triste. D’une certaine manière il était beau.
« Comment s’est passé le dernier voyage ? dit Bertrand.
– Très mal. J’ai réglé une succession assommante à Boston. Il y avait des petits juristes poussiéreux dans tous les coins. Très ennuyeux. Et toi ?
– Notre examen est dans deux mois », dit Bertrand.
Il avait insisté sur le « notre ». C’était là le côté conjugual de la Sorbonne. On parlait de l’examen comme d’un nourrisson.
L’oncle se tourna vers moi :
« Vous passez aussi des examens ?
– Oui, dis-je vaguement. (Mes activités, si minimes fussent-elles, me faisaient toujours un peu honte.)
– Je n’ai plus de cigarettes », dit Bertrand.
Il se leva et je le suivis du regard. Il marchait vite, avec souplesse. Je pensais parfois que cet assemblage de muscles, de réflexes, de peau mate, m’appartenait et cela me paraissait un étonnant cadeau.
« Que faites-vous, à part les examens ? dit l’oncle.
– Rien, fis-je. Enfin pas grand-chose. »
Je levai la main en signe de découragement. Il l’attrapa au vol ; je le regardai, interloquée. Pendant une seconde, très vite, je pensai : « Il me plaît. Il est un peu vieux et il me plaît. » Mais il reposa ma main sur la table en souriant :
« Vous avez les doigts pleins d’encre. C’est bon signe. Vous réussirez à votre examen et vous serez une brillante avocate, bien que vous n’ayez pas l’air loquace. »
Je me mis à rire avec lui. Il fallait m’en faire un ami.
Mais déjà Bertrand revenait ; Luc lui parlait. Je n’écoutais pas ce qu’ils disaient. Luc avait une voix lente, de grandes mains. Je me disais : « C’est le type même du séducteur pour petites jeunes filles de mon genre. » Déjà je me mettais en garde. Pas assez pour ne pas avoir un petit coup de déplaisir quand il nous invita à déjeuner pour le surlendemain, mais avec sa femme.