I
Le contrat
1
— J'en avais par-dessus la tête de ses soirées au Lapin chasseur. Il se prenait pour Sartre écrivant L'Être et le Néant aux Deux Magots. Alors je l'ai viré. Il s'est laissé foutre à la porte sans un mot.
Dès qu'elle s'allongeait sur le divan, Maryse retrouvait sa colère, intacte. L'homme du fauteuil se taisait, et elle ne savait pas si c'était après lui qu'elle en avait ou après celui qui écrivait.
- Vous êtes pareil ! s'écria t-elle, je me lèverais, je partirais, vous ne diriez rien. Comme Ernest, il...
Son regard se posa sur Le 24e jour, de Daurat, accroché au-dessus d'une commode. Il représentait un tunnel en béton qui, en un rapide mouvement circulaire, se précipitait vers la droite du tableau. L'architecture du tunnel, étonnamment aérienne malgré la masse imposante du béton, la lumière provenant des ouvertures en ogive sur la gauche, la paix qui se dégageait de l'ensemble, évoquaient l'atmosphère d'une cathédrale. Exactement ce qu'elle aurait voulu dans son bureau.
- Ernest, il est incapable de plaquer quoi que ce soit, reprit-elle. Il faut décider à sa place. A Aim'-sur-Meuse, c'est moi qui ai fait les premiers pas. Lui, il n'aurait pas bougé. Je l'ai toujours connu comme ça. Cultivé, intelligent, mais incapable de prendre une décision. Il a fallu que je décroche ce poste d'éditrice chez Condorcet et que je lui trouve des traductions chez Romance pour qu'il envoie paître le collège, ses cours d'anglais, et qu'il vienne s'installer chez moi. A l'époque, j'en mourais d'envie, je me disais que Romance, c'était de l'alimentaire, que les niaiseries du genre Serre-moi fort dans tes bras, Rendez-vous avec le bonheur, ça ne durerait pas, j'étais persuadée qu'il avait du talent, qu'il publierait chez Condorcet. Il me racontait que son oncle —le vieux Samuel, comme il l'appelait - voyait en lui un grand écrivain. Un grand écrivain ! J'y croyais, moi aussi. C'est pour ça que je l'accompagnais à l'hôpital pour voir l'oncle. Un vieux dégoûtant à moitié paralysé qui passait son temps à réclamer le pistolet. Qui n'arrêtait pas de parler. Un flot ininterrompu de paroles et de bave coulait de sa bouche. À vomir. Entre deux bouillies de mots, il essayait de me dire qu'Ernest était plus fort que Victor Hugo. Tout petit déjà, il tenait des carnets, dans lesquels il écrivait des choses magnifiques. Et maintenant, il se préparait à écrire sa grande oeuvre sur un certain Serial-Killer. Un type qui avait terrorisé le monde entier, il y a longtemps. Fallait-il que je sois amoureuse pour supporter de telles salades ! Bien sûr, Ernest a fini par me présenter un manuscrit. Le roman du siècle, à l'entendre. En réalité, une bouillie insipide et prétentieuse, intitulée Jugement dernier. Pire que ses romans à l'eau de rose. C'était supposé s'inspirer de l'Ancien Testament, le genre pontifiant, qui se prend au sérieux. Je n'ai fait ni une ni deux, j'ai foutu Victor Hugo à la porte. Là-dessus, il s'est trouvé une morveuse deux fois plus jeune que lui... et que moi. Ce n'est pas très...
- Bien, madame, dit l'homme en se levant.
Elle se leva à son tour, posa cinq cents francs sur la table pendant qu'il ramenait d'un geste machinal les cheveux qui lui tombaient sur le front. Maryse aimait ce geste. Cela lui donnait un air d'intellectuel un peu blasé. Elle se demanda si ce n'était pas pour cette raison qu'elle avait entrepris une thérapie avec lui. Ça faisait un peu cher pour voir quelqu'un ramener ses cheveux en arrière, mais c'était une habitude chez elle de donner de l'argent aux hommes.
Lorsqu'elle se retrouva dehors, il faisait nuit, la neige tombait en tourbillonnant.
Il était neuf heures et demie.
L'avenue Trudaine avait quelque chose de désolé.
Brusquement, elle eut peur.
*
Brusquement, elle pensa à l'homme qui faisait la une de la presse. Celui dont le portrait, à l'inconsistance près, n'était jamais le même, qui perpétrait ses exploits depuis la place Clichy. C'était de ça qu'elle aurait voulu parler quand il l'avait interrompue.
La neige redoubla de violence.
Il fallait se décider.
Son Austin était garée boulevard de Rochechouart, de l'autre côté du square d'Anvers. À l'autre bout du monde. La rue qui longeait le square était mal éclairée, elle disparaissait sous la neige; sur le sol, des plaques dures et glacées obligeaient à avancer à pas mesurés.
Finalement, elle s'engagea dans la rue.
Elle eut l'impression que, entre chaque pas, un temps fou s'écoulait. « Je n'irai plus sur le divan à une heure pareille », se dit-elle. Au loin, à travers les tourbillons de flocons, on distinguait les lumières du boulevard de Rochechouart. Instinctivement, elle pressa l'allure, mais à peine eut-elle parcouru deux ou trois mètres qu'elle glissa et n'évita la chute qu'en se rattrapant aux grilles du square. Elle fit une courte halte pour reprendre son souffle, puis repartit prudemment. A petits pas. Tout à coup, elle entendit un bruit dans son dos. Quelqu'un marchait derrière elle. Un homme, elle en eut la certitude. On aurait dit qu'il avait ajusté son pas sur le sien. Peut-être craignait-il, lui aussi, de glisser. Ou peut-être la suivait-il? Cette idée la terrifia. Elle essaya de se convaincre que c'était un promeneur. Mais un promeneur par ce temps... La neige craquait à intervalles réguliers sous ses pas. Maryse n'entendait que ce bruit. Un bruit qui venait à sa rencontre, léger, presque délicat. Il lui rappela un film où un homme qui se préparait à commettre un acte monstrueux avançait en sifflotant. En prenant son temps. Dans la presse, une femme qui avait échappé de justesse au tueur racontait qu'il essayait de persuader ses victimes qu'il maîtrisait le jeu, que le rapport de forces jouait forcément en sa faveur. Prendre son temps, c'était déjà établir ce rapport de forces. Maryse sentit son coeur battre à tout rompre. Elle aurait voulu se dire qu'on ne pouvait voir dans chaque passant une menace. Mais les mots étaient sans effet. L'homme se rapprochait. À aucun moment, il n'avait accéléré l'allure, mais il était sur le point de la rejoindre. Elle regarda autour d'elle et comprit qu'elle était restée sur place, comme si elle l'attendait. Les autres femmes en faisaient-elles autant? Attendaient-elles docilement de se faire égorger? Elle songea qu'elle avait trente-cinq ans, qu'elle aurait aimé être plus jolie, qu'elle était agrégée de lettres classiques, qu'elle avait enseigné dans la Meuse, qu'elle était éditrice chez Condorcet, et aussi qu'elle était en analyse et que sa vie était une merde. Elle songea à Ernest. Ce salaud avait dépassé la quarantaine, il n'allait pas vivre plus qu'elle ! Cette idée lui fut insupportable. Dans son estomac, une boule faisait des efforts désespérés pour remonter jusqu'à sa gorge. Elle se contracta de toutes ses forces pour lui venir en aide. La boule commença à remonter. Mais ses chances étaient dérisoires. L'homme s'en doutait, qui se rapprochait avec un flegme de vainqueur. Il allait la rejoindre quand Maryse sentit que la boule atteignait sa gorge. Elle ouvrit largement la bouche pour la libérer.