Chapitre premier
Dans son pavillon de la Cité Interdite, auprès des Lacs du Sud et de l'Ouest, Mao attend la fin de la nuit. Il gît sur son lit, écoutant l'infinie durée du silence. Chaque seconde lui pèse, chaque seconde qui le rapproche de la mort. Et lui, si indomptable, il tremble.
Il discerne sa femme Jiang Qing dans la pièce, forme immense et maléfique, à la bouche de venin. Avec quel art elle s'est enlaidie : ses lunettes, ses cheveux courts, son costume de prolétaire, le visage et le corps de l'impitoyable pédanterie. Sous ce déguisement, il le sait, elle est la noirceur même. Jadis il l'a aimée, pour sa méchanceté justement, pour sa fureur à glapir les accusations fatales, pour sa joie à accumuler les victimes. Maintenant, dans son agonie, il la craint cette épouse qui remplit la chambre de sa colère muette. Jiang Qing fait un signe de la main, les hommes de l'unité de police 8341 surgissent près de Mao et le poignardent.
Rampe une aube blême qui sort Mao de son terrible cauchemar. Autour de lui vont et viennent des domestiques, des médecins, tous occupés à l'épier, à scruter ses pauvres gestes à peine esquissés, ses mots qui ressemblent à des râles. Pas de Jiang Qing. Il se souvient que, offusqué par ses requêtes, il lui a ordonné de ne pas se présenter à lui pendant plusieurs jours. On lui sert du thé, il se redresse pour porter la tasse à ses lèvres et boire quelques gorgées qui lui brûlent les entrailles - il ne peut plus rien avaler. Il se sent énorme, gonflé de partout, une gigantesque baudruche, ses traits se sont encore plus enlardés, ils sont désormais exorbitants de graisse. Généralement la maladie amaigrit mais lui, elle l'enfle, son ventre est une montagne où les intestins se nouent en un tas grouillant.
Mao ferme les paupières, sa carcasse le dégoûte, cette carcasse qui a été si solide à travers épreuves, défis et guerres. A peine avait-elle été assaillie par des fièvres bizarres pendant les marches à travers les jungles et les marais, mais elle se remettait rapidement pour qu'il puisse vaincre, vaincre sans cesse. Désormais elle le trahit, elle se défait dans les sursauts de cette infirmité que les Barbares appellent le mal de Parkinson.
La camarde l'assiège. Mais l'âme, elle, demeure forte. C'est sans appréhension que Mao voit s'approcher l'instant de son dernier souffle. Il est l'empereur rouge mais à la différence de Qin Shihuangdi, le premier dynaste, il ne rêve pas de commander au temps, il ne désire pas l'éternité. Le souverain mythique avait cherché l'immortalité en de longs voyages à travers la Chine, et puis, accablé, il avait voulu figer le monde avec lui, autour de lui : on l'avait enseveli auprès d'une armée de pierre. Mao, lui, sera seul, dissous dans le néant où aboutissent toutes les créatures. Il n'éprouve pas vraiment d'angoisse devant cette fin : il n'y a pas de dieux, il n'en est pas un. Mais peu lui importe. En ces moments il fleurit d'une pensée satisfaite, sa vie aura été prodigieuse. Qu'un individu comme lui, d'origine médiocre, ait subjugué en un règne absolu tant d'êtres, un milliard d'hommes et de femmes, lui apporte réconfort et chaleur : il a été grand. Il ne se souvient plus guère de l'enchaînement des épisodes qui l'ont amené à une telle puissance, cependant il est sûr que jamais il ne s'est essentiellement trompé. Jamais il n'a agi par égoïste ambition, son aiguillon a été la haine des fléaux qui dévorent le peuple. Sans hésiter il a massacré tous les suppôts de l'infamie, tous ces riches, tous ces bourgeois, tous ces stipendiés qui écrasaient les humbles. Bienheureux carnage!
A cet hymne dont il se repaît se mêlent toutefois des regrets, car il a échoué dans son dessein ultime. Le triomphe du communisme ne lui suffisant pas, Mao avait été saisi d'une ambition quasi métaphysique. Comme tous les génies de la Chine, comme tous les esprits supérieurs qui, dans le mépris des recettes de la sagesse confucéenne, s'élançaient sur la grande voie du Tao, Mao essaya de changer la nature humaine. Il voulut répandre sur elle l'élixir de la félicité par la négation du moi. Que les individus ne soient plus emportés par l'instinct, par l'ardeur des passions, des désirs, des angoisses, que soient éteints les sentiments qui révulsent et les pensées qui tourmentent, que disparaissent l'amour et l'amitié qui ne sont que des pièges, que soient abandonnées la science et la connaissance qui déchaînent l'orgueil et n'apportent que de vaines solutions, que toutes les identités se fondent en une seule. Si tout cela est accompli, il n'y aura plus de souffrance, il n'y aura plus de mort. Fini le gouffre de l'inconnu, la mort est une illusion si le trépassé se perpétue à jamais dans le peuple, faisceau de la vie unique gouverné par l'unique pensée de Mao, la pensée du monde. Hélas, Mao a failli. Impuissant son dessein, impuissante sa mystique, l'humanité a regimbé. Elle s'est débattue, elle a refusé de s'anéantir dans le non-être du paradis rouge, elle a croisé les bras et les récoltes n'ont pas poussé. Il en est résulté la famine, des meurtres, le chaos - tant de cadavres marqués par la mort noire, la mort réactionnaire... L'humanité est demeurée vile, soumise aux fausses joies cachant douleurs et trahisons, et Mao lui-même n'est plus qu'une loque, bientôt la proie de la triomphante mort.