Première partie
Nous sommes une matière qui épouse toujours la forme du premier monde venu.
Robert Musil, L'Homme sans qualités
Chapitre 1
À l'accueil, 1
09 h 00
Oui, cela pourrait commencer ainsi, ici, sur le paillasson de l'accueil. Lui porte un pull vert sombre, le col amidonné de sa chemise à carreaux bordeaux dépasse bien proprement. Un pantalon en velours à côtes, la raie au milieu, l'œil terne. En trente ans de mariage, elle a fait de lui un parfait Versaillais. C'est à cause d'elle qu'ils sont ici. C'est elle qui a voulu, la tenace, mais il n'y avait pas d'autre solution. À la maison, ça devenait vraiment impossible. Et maintenant qu'il a cédé, il voudrait un peu de tendresse. Qu'elle lui prenne la main par exemple, qu'ils forment un couple uni. Elle a peur qu'il se débine. Déjà, elle s'adresse à la jeune fille plate qui se tient derrière le comptoir en simili acajou. « Bonjour, mademoiselle, nous avons rendez-vous à 9 heures avec monsieur Drouin. » Elle parle fort, serrée dans son jean Stretch avec son petit twin-set pour se donner des airs de Jackie Kennedy. Le serre-tête, le collier de perles et le sac à main, tout est là. Elle pense : cette fois-ci, mon petit chéri, tu ne vas pas y couper, c'est moi qui te le dis. Elle le pense si fort ; il a l'impression que tout le monde peut l'entendre. Il a honte. Il ne sait pas quoi faire de ses bras. Il aimerait entendre sonner son téléphone portable pour pouvoir sortir et fumer une cigarette. Il a arrêté de fumer, il y a six mois. Et personne ne l'appelle jamais le dimanche. Sauf sa mère. Sa mère, elle ne sait plus se servir du téléphone. Il y a deux ans, elle était déjà presque aveugle, mais elle était bien encore, il était allé chez France Télécom pour lui acheter un appareil avec des touches énormes. Un téléphone « adapté aux personnes âgées. » Il avait enregistré les numéros importants en mémoire. Ça avait été toute une histoire pour lui expliquer qu'elle n'avait qu'à taper 1 pour les pompiers, 2 pour le docteur Cadieux et 3 pour lui, son fils chéri. C'est sûr, il aurait dû se mettre en numéro 1, car lorsqu'elle avait commencé à perdre la tête, elle appelait les pompiers trois fois par jour. La tumeur derrière l'œil droit était passée à l'œil gauche ; elle se cognait partout. Elle continuait à faire la cuisine et mangeait tout cru ou carbonisé. Elle n'avait jamais été un cordon-bleu, mais lorsqu'elle les recevait le dimanche, c'était pire que tout. Les rires de ses imbéciles de fils et le sourire en coin d'Aline commentaient chaque bouchée d'un « c'est pathétique ». Lui s'en fichait, c'était toujours mieux que ce qu'il s'apprêtait à lui faire vivre.
« Vous pouvez vous asseoir, monsieur Drouin va vous recevoir dans cinq minutes. »
Aline s'avance vers lui, elle sourit, compatissante. Fausse. Elle est ravie qu'ils soient là. Elle a gagné. Elle lui tend la main. Il n'a plus envie. Machinalement, il se laisse entraîner vers un canapé en cuir bleu. Elle jette un coup d'œil dans la salle qui s'ouvre sur la droite. « C'est joli ce petit salon. » Pas de réponse.
« Jean-François, tu rêves ?
– Non, non, je viens.
– C'est chaleureux ce jaune citron, tu ne trouves pas ?
– Non. »
Il a parlé trop vite, la main de sa femme glisse de la sienne. Ses talons aiguisés s'enfoncent dans le lino taupe moucheté de gris et son brushing se raidit. « Tu ne vas pas recommencer, tu as dit toi-même qu'il n'y avait pas d'autre solution. » Elle a parlé très bas, entre ses dents. Il est désolé. Il ne sait pas prendre une décision. Dans la vie privée il hésite, il balance. Pourtant, à l'usine il est plutôt un homme d'action. Il a toujours été comme cela. Même sa mère le lui reprochait.

Mais qui est-ce qui m'a collé une moule pareille ? Elle est exaspérée, Aline. Elle fait ça pour lui. Après tout, elle n'a pas à s'occuper d'une belle-mère qui n'a jamais pu l'encadrer. Rien n'était trop bien, rien n'était trop beau pour son fils polytechnicien. Alors bien sûr, quand le jeune directeur brillant de Verreco avait épousé sa secrétaire, ça lui était resté en travers de la gorge à la vieille. Elle n'a que ce qu'elle mérite. La mère d'Aline va bien, Dieu merci, elle ne fait pas ses soixante-quinze ans. Elle est autonome, elle ne les appelle pas trente fois par jour. Jean-François lui dit toujours : « Tu ne ferais pas ça à ta mère », il ne se rend pas compte, le pauvre. Complètement aveugle. Enfin, depuis qu'elle s'est cassé le col du fémur, il a bien été obligé d'admettre que ce n'était plus tenable, déambulateur ou pas. Si encore elle avait sa tête, mais elle est sénile, la mauvaise. Non, ça n'est pas Aline qui va la plaindre. Après tous ces Noëls où elle lui a offert un parfum qui n'était pas le sien, c'est un juste retour des choses. Et comme elle la regardait méchamment lorsqu'elle demandait à inspecter les carnets de correspondance de ses petits-fils. « Eh bien, ça n'est pas brillant, vous n'avez pas le temps de les aider à faire leurs devoirs, Aline ? » Sous-entendu, tu ne travailles pas, mon fils t'entretient et tu es une mauvaise mère. Lors du redoublement de Nicolas, elle avait même insinué que le niveau d'études d'Aline était insuffisant, comme si les mauvaises notes c'était héréditaire, par la mère. Et lui, toujours à s'écraser, à la soutenir. Eh bien, qu'il s'en occupe ! Qu'il aille lui rendre visite tous les jours si ça lui chante. Le pire c'est qu'Aline se souvenait toujours de la date d'anniversaire de la morue et insistait pour qu'elle vienne en vacances avec eux. Au début du moins, quand elle croyait qu'elle finirait bien par se faire accepter. Et puis un jour, elle avait lâché l'affaire. Après un Noël où elle avait reçu un de ces éternels flacons qui finissaient en désodorisants dans leurs toilettes, un Noël ordinaire où sa belle-mère avait dépassé les bornes. Aline avait surpris une conversation dans la cuisine entre la mère et le fils. « Pourquoi nous a-t-elle placées l'une à côté de l'autre ? Nous n'avons pas élevé les cochons ensemble que je sache ? » Certes, les deux belles-mères ne sont pas du même monde, mais ce jour-là, Aline avait compris l'infranchissable. Ce que l'amour, la famille, la fête de la naissance du Christ, même pour une très bonne catholique, ne pourrait jamais changer. Il ne fallait pas toucher à la mère d'Aline. Sa mère à elle est bonne et drôle, peut-être un peu « nature », comme on dit. Qu'on la traite de secrétaire illettrée, passe encore, mais de quel droit cette vieille schnoque méprisait-elle sa mère ? Au moins, ses deux garçons ne sont pas dupes, c'est leur mamie de Nice qu'ils préfèrent, avec son accent des herbes folles et son rire du mistral. Et si elle perdait la tête comme la mère de Jean-François, eh bien ils aviseraient. Elle la prendrait chez elle, chez eux. Elle s'occuperait d'elle. C'est ce qu'il aurait voulu pour sa mère à lui. « Tu es à la maison, elle pourrait venir ici. » Il ne lui a dit qu'une fois. La semaine dernière. « C'est ta mère ou c'est moi », a-t-elle répondu. « On ne peut pas vivre sous le même toit, on n'a pas élevé les cochons ensemble. » Et paf, dans les dents ! Il est parti regarder la télévision. Le lendemain, il a proposé d'aller visiter les maisons de retraite de la banlieue parisienne.