1
Des convictions, Gayle Fortman en avait acquis un certain nombre au fil des années, dont trois qui venaient en tête de liste. Elle savait, tout d’abord, qu’un simple moment d’inattention suffit parfois à tout faire basculer dans une vie. Ensuite, que même une vigilance draconienne ne peut vous garantir contre les coups du destin. Enfin, que la sagesse consiste surtout à affronter les problèmes auxquels on ne peut échapper.
Mais rien n’obligeait à le faire avec le sourire.
D’ailleurs, Gayle ne souriait pas en cet instant. Les autres personnes de son entourage non plus. Aussi n’avait–elle aucune raison de faire comme si tout allait bien.
Eric Fortman, l’homme avec qui elle avait été mariée pendant sept ans et dont elle était divorcée depuis douze, avait annoncé son arrivée. Eric, qui était aussi le père de ses trois fils, même si ceux–ci l’avaient davantage vu à la télévision que dans leur vie. Eric qui avait été son premier et unique amour et dont le souvenir éclipsait tous les hommes qui avaient cherché à le remplacer dans son cœur.
Grièvement blessé lors d’un reportage, Eric avait failli en mourir. A présent il avait besoin d’eux.
A cette pensée, Gayle sentit sa gorge se serrer, et elle se pencha pour prendre la tasse qu’elle avait posée sur la table de la terrasse. Le café chaud la réconforta un peu. Et de réconfort, elle en avait bien besoin depuis quelques semaines !
Un oiseau, perché sur un frêne en bordure de clairière, se mit à pépier comme pour saluer le soleil levant. Peut–être cet oiseau, qui était un compagnon de longue date, partageait–il cette autre conviction de Gayle, celle qui l’empêchait de démarrer ses jour– nées sur les chapeaux de roues. La certitude qu’il était important de prendre le temps de vivre, de contempler la vie, comme elle le faisait tous les matins, une tasse de café à la main, seule sur la terrasse qui surplombait le bras nord du fleuve Shenandoah tandis que l’aube, de ses doigts de fée, faisait pleuvoir sur l’eau une pluie d’or et de roses.
C'était son lieu de prédilection. Elle aimait y venir en été, lorsque l’air était encore humide de rosée et de brume matu– tinale ou que les dalles, qu’Eric et elle avaient soigneusement disposées sur la pelouse, étaient encore couvertes d’une couche de glace traîtresse. L'aube était le moment de la journée au cours duquel elle rassemblait ses pensées, murmurait une prière ou se laissait aller à rêvasser. Ces quelques minutes de solitude qu’elle s’accordait lui étaient précieuses avant d’aborder la journée de travail qui l’attendait à Daughter of the Stars, l’auberge dont elle était propriétaire.
Seulement, ce matin–là, alors qu’elle avait tant de choses à régler, il lui sembla qu’elle n’était pas seule.
Surprise, Gayle fit un pas et plissa les yeux dans la lumière nacrée. L'auberge se trouvait en hauteur, protégée des eaux qui montaient et descendaient au gré des caprices du fleuve. Quand le Shenandoah s’emportait, les ponts qui en émaillaient le cours sinueux étaient rapidement submergés par les eaux. Les jardins, plantés en terre alluviale, étaient alors emportés par le courant, et tous les habitants à des kilomètres à la ronde s’attendaient à être bloqués par les eaux.
Ce matin, cependant, le fleuve était sage. On ne pouvait pas en dire autant d’un certain membre de la famille. Reposant brutalement sa tasse sur la table, Gayle dévala les marches de la terrasse. Seule la crainte de réveiller ses fils aînés la retenait d’interpeller le plus jeune à voix haute.
– Dillon, marmonna–t–elle, Dillon… Arthur… Fortman.
Complètement absorbé par ce qu’il faisait, l’adolescent qui se trouvait dans le bateau ne l’entendit pas. La voix de sa mère était certainement couverte par le murmure du courant et le clapotis de l’eau ballottant la vieille barque attachée au saule qui se dressait sur la rive.
Gayle observa Dillon tandis que, d’un geste sec, il prenait son élan pour lancer sa ligne le plus loin possible. Celle–ci, malheu– reusement, retomba piteusement devant lui, et la jeune femme en fut désolée. Elle avait vu son fils s’entraîner plus d’une fois, mais ses mouvements restaient aussi maladroits que s’il n’avait jamais manié une canne à pêche. L'absence de coordination de ses gestes, son manque d’assurance ôtaient toute beauté à son lancer. Et que dire de son corps de treize ans, en plein développement ? Cette explosion corporelle représentait pour Gayle l’obstacle le plus intimidant auquel elle ait jamais été confrontée.