Le monde est à moi
Je viens de nulle part, et je vais y retourner.
On me le promet sans cesse, dans une inquiétante unanimité. Parfois à mots couverts, parfois avec une pointe de compassion dans le regard. Il y a bien quelques encouragements mais ils sonnent faux. La bienveillance n’a pas l’air de peser bien lourd. Qui ça… Mormeck ? Allons bon, pas l’étoffe d’un champion, pas de la race des grands. Juste un tâcheron des rings, qui peut déjà s’estimer heureux qu’on s’intéresse à lui le temps d’un combat. L’affaire est entendue, elle ne fera pas un pli.
Ce 23 février 2002, ce doit pourtant être mon jour. Le jour d’une carrière, presque le jour d’une vie. Le Palais des Sports de Marseille, la porte d’entrée pour d’autres horizons, bien plus enviables que mon quotidien. Je vais sur mes trente ans, la chance ne repassera pas, je le sais, et personne ne se prive de me le rappeler. Le matin, dans ma chambre d’hôtel, mes yeux ne sont pas encore complètement ouverts qu’une boule a déjà fait le siège de mon estomac. Elle ne me lâchera pas. Je flippe comme jamais. Le cœur palpite. Vais-je m’en sortir ? Franchement, je n’en sais rien.
Les journaux, eux, n’ont évidemment pas le moindre doute. En face, il y a une montagne. Virgil Hill. Quicksilver Hill. Vingt-cinq championnats du monde. Celui qui a notamment infligé à Fabrice Tiozzo ses deux seules défaites, la dernière par KO au premier round, quatorze mois plus tôt. Bref, celui qui ne peut pas perdre. C’est plus fort que moi, avant même le petit déjeuner, je parcours la presse du jour, je lis tout ce qui est écrit sur le combat. Normal, c’est la première fois qu’on parle de moi. J’en sors vexé. J’ai la rage contre ceux qui me prennent pour un tocard. Un désir de vengeance monte en moi. Je veux leur montrer, aux prétendus spécialistes, que ce n’est pas une mascarade. Ils ont bien sûr le droit d’avoir un avis, mais, après tout, ces personnes ne me connaissent pas. À vrai dire, j’espérais sans doute un peu de chauvinisme, quelques phrases au conditionnel aussi, histoire de me laisser une chance. Mais je n’en trouve pas.



Le soir, quand j’arrive au Palais des Sports, l’appréhension est toujours là. J’ai pris place dans une limousine, une grande première pour moi, mais je n’en mène pas large. Et puis, au milieu de la foule, il y a ce monsieur, posté derrière une barrière où ma voiture stationne. Ma vitre est légèrement baissée, l’homme veut un autographe pour un petit garçon. Je le vois sans le voir et puis, la grille venant de s’ouvrir, la limousine repart. Et là, derrière moi, j’entends sa sentence : « Dans deux heures il va se faire défoncer, et il se prend pour une star. » Je ne peux pas croire> qu’il ait raison, mais je cogite sur ce qui vient d’être dit. J’aurais préféré ne rien entendre, je n’avais surtout pas besoin de ça. Et je regrette de ne pas avoir signé le bout de papier pour ce môme.
Quelques jours plus tôt, moi, le boxeur, l’homme dur et musclé, je m’étais aussi senti dans la peau d’un gamin. Quand j’ai aperçu Virgil Hill dans le hall de l’hôtel, peu avant la conférence de presse, c’est tout juste si je n’ai pas eu envie de lui demander une photo pour ma collection personnelle. Ce mec m’a tant fait rêver, je l’ai si souvent vu à la télé. Cette fois, il était là, juste à côté de moi. Et il était venu pour moi. Super élégant, la classe absolue. Je n’avais aucune raison d’avoir de la haine envers lui. Je l’ai regardé attentivement. J’ai noté qu’il a de grosses jambes, de vrais poteaux. J’ai pensé à toute son expérience, à toutes les ceintures mondiales qu’il a remportées ; de mon côté, je ne pouvais faire valoir qu’un titre de champion de France et un titre intercontinental, autant dire rien aux yeux du public. Et, surtout, j’avais beau avoir eu le temps d’y réfléchir pendant toutes ces semaines de préparation, j’étais soudain revenu au point zéro : « Mais comment je vais le prendre ? Comment je vais faire ? Si je mets ma gauche, avec son métier il va me contrer, je vais tomber… » À cet instant, j’ai imaginé le pire.
Cette conférence de presse n’était pas comme les autres. En règle générale, elles fonctionnent tel un rituel bien établi : elles donnent lieu à des fanfaronnades et des provocations. C’est le folklore du milieu. Les boxeurs se défient, se cherchent du regard, s’invectivent, jouent l’intimidation. Parfois, quand la tension est à son comble, un ou deux coups peuvent partir, échappant à la vigilance des gardes du corps, mais pas à celle des caméras. Au milieu, le promoteur fait semblant de s’en inquiéter mais, en réalité, il jubile. L’odeur du soufre, c’est bon pour l’audience télé, bon pour le business.