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Il y a beaucoup de choses que je n'ai pas dites à Rudolph Grichenberg et d'abord que sans lui, je n'aurais jamais écrit cette histoire et que, finalement, je l'en remercie. Est-ce que je dois aussi le remercier pour tout le reste? La vérité est que je n'écris que pour Perla. La chère Perla. Ma très chère Perla. Et qui sait? Il la lira peut-être un jour, cette histoire ! Il est capable d'en faire un film ! Et alors ce sera peut-être moi qui jouerai le rôle principal ! Est-ce que je vivrai assez longtemps pourvoir ça, moi? Je ne me souviens pas non plus d'avoir dit à Rudolph Grichenberg que Hegel prétendait que ce n'était pas la peine de demander à un juif s'il préférait attendre le journal ou le Messie parce qu'il opte presque toujours pour le journal - et bien qu'antisémite notoire, Hegel avait raison. Je ne l'ai jamais lu, Hegel, mais ça, je le savais...
« Quoi de neuf? » « Alors les nouvelles? » « Qu'est-ce qui se passe à part ça? » Rien de plus important que les nouvelles ! C'est la preuve que le monde bouge et nous avec lui. Elles s'étalent comme de la marchandise dans une vitrine, elles attirent l'œil bien que le plus souvent elles ne nous concernent pas, sauf pour moi les critiques de la rubrique spectacles. Encore que, quand je suis bon, je le sais ! Quand la pièce ou le film sont bons, je le sais aussi. Et quand c'est moi qui suis mauvais, je le sais mieux que personne. Même chose avec la pièce ou le film. Mais quand j'ai lu dans le journal que le jeune et grand metteur en scène américain Rudolph Grichenberg venait à Paris, j'ai tout de suite su que cette nouvelle me concernait. Une autre nouvelle m'attendait. Elle me concernait autant, sinon plus, mais celle-là, si j'avais pu faire qu'elle n'existât pas et ne jamais l'apprendre... Il paraît que Dieu lui-même ne peut pas changer ce qui est prévu. À quoi ça sert d'être Dieu, alors? C'est un métier, ça? Comme m'avait dit mon père quand je lui ai confié que je voulais faire l'acteur et pas le cuisinier. Je devais avoir à peine dix-huit ans, ça va faire bientôt cinquante ans ! Et quand je me regarde dans la glace, toutes ces années, je ne les vois pas, ma parole ! Même avec mes lunettes. Il doit y avoir quelque chose avec ma vision.
« C'est un métier, ça acteur, nouh? m'avait dit mon père avec un petit éclair de malice dans l'œil, alors, toi, tu fais l'acteur si ça t'amuse mais tant que tu gagnes pas ta vie, tu fais pas le cuisinier, ça je le fais, mais tu fais le garçon, avec ta sœur. Et si Dieu nous envoie un client qui soit dans le théâtre ou le cinéma, moi je te présente comme si tu étais Adler !
- Adler? Je n'en avais jamais entendu parler. Il appela ma mère qui sortait de la cuisine comme on sort d'un rêve.
- Alors qu'est-ce qui se passe ici?
- Qu'est-ce qui se passe ici? Il se passe que Maurice veut faire l'acteur et il ne sait même pas qui est Adler.
- Alors tu lui dis ! Un père ça sert à dire à son fils qui est Adler.
- Moi je l'ai vu jouer, Adler, il jouait en yiddish, tout en yiddish même ceux qui n'avaient pas écrit en yiddish, je ne sais pas moi, Molière? Non, il a jamais écrit en yiddish, Molière ?
- Ça se saurait », dit Myriam, ma sœur.
Ma mère et ma sœur retournèrent dans la cuisine. Elles laissaient les hommes à leurs fantasmes. On n'avait pas fini de parler d'Adler. On alla sur le trottoir poursuivre l'évocation du grand acteur. Quoi d'étonnant à ce que je sois devenu comédien avec un père tel que le mien qui jouait la comédie toute la journée ?
« Alors écoute, Adler, il était beau ! Les femmes étaient toutes folles de lui. Il levait le petit doigt et là, autour de lui, il y avait plein de femmes, rien que des belles femmes, comme si le tri se faisait tout seul et que les moches restaient à la maison. Comme tous les artistes - c'était l'idée que mon père se faisait des artistes -, Adler, il séduisait et puis il oubliait! Toi, n'oublie pas qu'il a eu trois femmes, Adler. Trois mariages. La victoire de l'optimisme sur l'expérience ! Nouh ? Un soir, il joue dans une pièce et une femme vient le voir dans sa loge. Elle dit : "Fais quelque chose pour moi, je suis vraiment dans la mouise, au moins parce que je t'ai donné le meilleur de moi," etc. Elle gémit et elle pleure, tout ça... La femme est une réserve mondiale d'eau. Adler fouille dans le tiroir de sa table de maquillage et lui donne un carnet de places gratuites. "Mais moi qu'est-ce que je fais de ça? C'est manger que je veux! - Si c'est manger que tu veux, pourquoi tu choisis un acteur? Je te donne ce que j'ai, moi! Pour manger, c'est un cuisinier que tu prends pour amant, nouh?" »