Première partie
Le blues des vieux
Chapitre premier
Vieillesse volée :
où il s’avère intéressant d’évoquer
la maltraitance financière
Certains vous braquent avec une arme, d’autres avec un stylo.
Woody Guthrie.
C’est dans un hôpital pour vétérans de guerre aux États-Unis, alors qu’il est en première année de psychiatrie, que le psychiatre-légiste1 et gérontopsychiatre Bennett Blum2 découvre la maltraitance financière dont sont victimes les personnes âgées. Au moment de quitter l’hôpital, l’un des ses patients découvre que ses comptes en banque ont été vidés, qu’il a été expulsé de son appartement pour non- paiement de loyer et que toutes ses possessions ont disparu. Quant à la jeune femme attentionnée, devenue ce que le médecin appelle depuis « sa toute nouvelle meilleure amie » et qui avait fait hospitaliser le vétéran âgé, elle s’est envolée. Les assistantes sociales, déjà confrontées à ce type de situation, expliquent qu’elles ne peuvent rien faire.
Quelques mois plus tard, c’est le grand-père du Dr Blum qui est victime d’un de ces rapaces. Veuf, en pleine possession de ses facultés physiques et mentales, le vieux monsieur fait une chute et se fracture la hanche. Il engage une infirmière à domicile pour s’occuper de lui. Peu de temps après, il appelle sa fille au secours. L’infirmière, dont il est totalement dépendant physiquement, menace de le priver de ses médicaments et de ses repas s’il ne lui donne pas divers objets de valeur qu’elle a repérés dans la maison. Interrogée par l’agence qui l’a envoyée, l’infirmière nie les faits.
« Ces deux incidents m’ont fait réaliser que le problème n’était pas rare », se souvient le médecin3. Mais lorsqu’il en parle à ses professeurs, ceux-ci réfutent avec la plus grande vigueur l’existence d’un problème de maltraitance des personnes âgées. « On m’a dit que cela n’existait pas. Ou que, si maltraitance il y avait, elle était extrêmement rare et que de toute façon, ce n’était pas quelqu’un avec ma formation qui pourrait intervenir. » Ils lui recommandent donc vivement de ne rien faire et d’oublier cela au plus vite. « Le plus étonnant, déplore le médecin, c’est qu’ils étaient intelligents, très humains et pleins de bonnes intentions. Mais ils étaient complètement ignorants du problème. »
Chez les malfaiteurs, le Dr Blum distingue les opportunistes et les prédateurs. Leurs objectifs sont les mêmes, mais leurs intentions et comportements initiaux sont différents. Les opportunistes sont souvent des membres de la famille, des proches ou des soignants, pleins de bonnes intentions lorsqu’ils commencent à s’occuper de la personne âgée. Les soins de longue durée, épuisants physiquement, financièrement et émotionnellement, usent parfois ces bonnes volontés et suscitent du ressentiment. Des enquêtes informelles menées auprès de membres de la famille qui s’occupent des personnes âgées dans une clinique universitaire de médecine gériatrique indiquent que plus de 98 % de ces soignants admettent avoir des envies de l’abandonner ou de lui faire du mal.
La plupart ne passent pas à l’acte, mais ceux qui le font commencent par rationaliser des petites trahisons comme celle d’utiliser la carte de crédit de la personne âgée pour faire leurs courses ou acheter de l’essence. Certains soignants estiment que ce qu’ils lui prennent est un dédommagement pour ce qu’elle leur fait subir. Dans le schéma classique, ces rationalisations augmentent jusqu’à ce que le soignant se livre à une franche exploitation financière. De nombreuses études dans les grandes entreprises montrent que lorsque les employés ont l’impression d’être traités injustement, ils en éprouvent du ressentiment et cherchent à se venger.
La première étude nationale4 sur le vol et la maltraitance en maisons de retraite indique que presque tous les aides-soignants interrogés estimaient – à juste titre – être surmenés et sous-payés. La réaction de certains de ces employés était de voler les patients à titre de compensation. Les chercheurs en déduisent que leur faible niveau de satisfaction professionnelle pouvait indiquer que de mauvaises conditions de travail ou des conditions perçues comme telles les poussaient à voler. Quelles qu’en soient les raisons, les vols sont fréquents et, au moment des fêtes, prennent des proportions épidémiques ; souvent, les autres résidents sont accusés à tort5. Les objets qui disparaissent sont, selon le discours officiel de la majorité des directions des maisons de retraite, égarés, perdus ou volés par les autres résidents.