Introduction
LA QUERELLE DES « POUR » ET DES « CONTRE »
La discrimination positive fait peur. Et ce d'autant plus qu'elle s'est établie depuis quelque temps dans les coulisses du débat public, et semble-t-il durablement. Il faut dire que tout y concourt. La discrimination positive est un thème qui passionne, avec tous les attraits du débat télégénique par excellence, quand on peut répartir sur un plateau deux camps opposés et distincts : ceux qui la défendent et ceux qui la combattent. La confusion peut s'établir au sujet de la discrimination positive, de son message, de son origine, de ses conséquences, mais une chose au moins paraît certaine : il y a les « pour » et les « contre ». Cette dramaturgie, si simple, si rassurante, a quelque chose d'admirable. Elle consiste en une infinie politesse, qui promet aux spectateurs de pouvoir classer sur une belle page blanche, de pouvoir ranger précautionneusement les arguments des uns et des autres en deux colonnes bien droites, étanches, inconciliables. Les uns pensent ceci, les autres ne sont pas d'accord, et pensent cela. Sous la tempête, l'ordre tient bon, chacun choisit son camp. Un peu à la manière de la vieille querelle des « anciens » et des « modernes », dont on ne sait plus au juste qui défendait quoi, mais qui nous fascine par le récit d'une opposition mythologique et inoxydable : les uns contre les autres.
Ce qui est le plus étonnant, c'est d'écouter les lutteurs et de constater, à mesure qu'ils s'expriment, combien leurs différences, si grandes au départ, s'amenuisent de plus en plus, et se réduisent au final comme peau de chagrin. À bien y regarder, tout le monde s'entend en fait sur l'essentiel et s'étripe sur l'accessoire. La querelle médiatico-politique qui a opposé fin 2003 Nicolas Sarkozy, alors ministre de l'Intérieur, à Jacques Chirac, en a été l'illustration la plus récente. Il s'agissait de nommer, à la demande expresse du président, un « préfet musulman ». Défenseur d'une « discrimination positive à la française », le ministre a accédé à cette demande et s'est pourtant fait tancer par le chef de l'État, plutôt partisan d'un « volontarisme républicain » tout en donnant des « instructions formelles » pour que les Français issus de l'immigration soient mieux représentés. Où est la différence ? Comprenne qui pourra. Lorsque les défenseurs de la discrimination positive s'expriment, ils précisent bien qu'il n'est pas question de nommer quelqu'un selon ses origines. Nous voilà rassurés. Quant à ses détracteurs, ils ont aussi à cœur de montrer que le « laisser faire » ne résoudra rien. On voit bien comment les différences sont peu à peu lissées. Entre le refus d'un privilège systématique « à la tête du client » et le refus de s'en tenir à la seule « bonne volonté », tous s'entendent néanmoins sur la nécessité impérieuse d'une action volontariste de grande ampleur. C'est armés de cette seule conviction que nous avons voulu faire ce livre, et non pour alimenter les fausses querelles auxquelles nous n'avons plus le loisir de nous livrer. Car le temps presse.
En France, une certaine malédiction pèse sur le destin des citoyens issus de l'immigration. Elle consiste en une relégation systématique, réelle et symbolique, aux marges de la société. Exclus massivement de la vie publique et économique de notre pays, les filles et fils de ceux qui sont venus du Maghreb, d'Afrique, d'Asie ou d'ailleurs sont encore largement considérés comme des parias de la République. Ils dérangent. Pourtant, à une écrasante majorité, ils sont français et, bien que nés en France de parents eux-mêmes souvent français, ils sont traités comme des citoyens de seconde zone, discriminés en raison de leur couleur de peau, de leur patronyme ou de leur phénotype. Instaurée par la République singulièrement en Algérie, cette relégation persiste encore aujourd'hui et a gangrené nos principes et nos institutions. Elle discrédite dangereusement nos valeurs, celles-là mêmes que la France a voulu porter par-delà ses frontières dans son empire, aux yeux de tous ceux qui espéraient les trouver ici dans leur éclat le plus pur. Ce problème n'est donc pas nouveau, mais nous soutenons qu'il n'est pas insoluble. Il plonge ses racines dans l'Histoire et c'est à elle, d'abord, que nous devons nous adresser pour ne pas perpétuer ici, et sous d'autres formes plus insidieuses mais plus durables, les erreurs et exactions commises ailleurs et en d'autres temps. L'empire colonial français, qui s'étendait autrefois sur toutes les terres du globe, continue aujourd'hui d'influencer notre réalité quotidienne. Il fut qualifié de « plus grande France ». C'est tout dire. Cette majesté proclamée a cautionné les pires renoncements aux exigences des droits de l'homme. Elle a présenté le visage d'une France mesquine et trouble. Elle a montré toutes les ambiguïtés et les zones d'ombre de la République. Cette formule, nous pouvons lui rendre un sens positif, en donnant à voir le vrai visage de la France. Cette France idéale se liquéfie, à mesure que notre société se crispe, se calcifie, se rigidifie. La fameuse « panne » de l'ascenseur social, que tout le monde déplore depuis des années, a instauré une ligne de démarcation entre les élites qui se reproduisent normative-ment et la masse de tous ceux qui ne s'en sortiront pas. Parmi eux, les minorités visibles sont un nombre toujours plus important. Jusqu'ici, les politiques publiques ont volontairement évité de les nommer ou de les circonscrire, en préférant s'attaquer à des problèmes connexes, mais différents : inégalités de territoire, inégalité de revenus, etc. Notre conviction première est que la discrimination ethnique est une question spécifique posée à la nation, distincte des questions sociales, économiques ou culturelles. Elle mérite l'attention de toute la communauté nationale. Elle doit être abordée de front, traitée par des moyens appropriés, et non incluse dans le « package » d'une politique territoriale censée régler tous les problèmes.