I
Le juge Ti prend une décision administrative aux conséquences inattendues ; il découvre un pays étrange.

Il y avait à peine quelques semaines que le juge Ti s’était installé dans cette petite cité isolée à la marge de l’empire. Mille ans lui semblaient pourtant s’être écoulés depuis qu’il avait quitté la civilisation telle qu’il l’avait toujours connue. Pei-tcheou se dressait au milieu d’une plaine dont l’aridité était la parfaite expression du dénuement qui accablait la région. Jamais l’expression «terre abandonnée des dieux » n’avait paru aussi appropriée au magistrat. Sans doute, un jour lointain, d’innombrables prés cultivés, de brillants sanctuaires et de belles demeures s’élèveraient-ils ici pour célébrer la grandeur de la Chine. Pour l’instant, une tâche immense restait à accomplir, et c’était à lui qu’on l’avait confiée.
Si les villes chinoises étaient pour la plupart ceintes de fortifications en briques crues, héritage de temps immémoriaux, les murailles de Pei-tcheou répondaient à une impérieuse nécessité. Les barbares n’étaient pas loin, il fallait se garder d’un mouvement d’humeur qui pouvait les jeter sur ce fragile bastion de la société des Tang.
Les murs, justement, requéraient d’importants travaux de consolidation, comme Ti avait pu le constater lui-même au cours d’une visite en compagnie des architectes. La population, par ailleurs, souhaitait l’édification d’un nouveau caravansérail pour abriter les convois dont les haltes constituaient sa principale source de richesses. Le gouvernorat de la province avait en outre ordonné la construction d’un temple à Confucius afin de promouvoir la morale officielle chez ces peuples nouvellement conquis.
«Voilà au moins une décision qui n’est pas difficile à prendre », se dit le juge. En tant que représentant du Fils du Ciel dans la localité, il lui revenait de donner le signal du début des opérations. Aussi décréta-t-il qu’on s’attellerait simultanément à ces trois tâches, dont aucune ne pouvait être différée.
Ses scribes avaient l’air embarrassés. L'un d’eux l’informa que les caisses étaient hélas bien vides.
– Comment cela se fait-il? s’étonna le magistrat.
– C'est que les impôts de cette année ne sont pas encore rentrés, noble juge. Votre prédécesseur a négligé de s’en charger avant de quitter son poste. Il faudrait lancer la collecte sans plus tarder.
Ti nota une fois de plus la tendance de ses confrères à abandonner à leurs successeurs les détails de l’intendance, même si ceux-ci ne présentaient aucune difficulté. Puisque rien ne semblait pouvoir se faire sans son ordre, il prononça les paroles que tout le monde attendait :
– Très bien. Lancez-la tout de suite. Le plus tôt sera le mieux. Dès demain, si vous le pouvez.
Ces mots suscitèrent un grand soulagement parmi ses subordonnés. Ils s’inclinèrent avec respect, comme si le magistrat avait fait davantage que prendre une décision de bon sens qui ne l’engageait en rien.

Il ne remarqua pas, le lendemain, qu’on l’avait réveillé plus tôt que d’ordinaire. Il ne nota pas davantage, après sa collation matinale, quand le sergent Hong l’aida à s’habiller, qu’on lui faisait enfiler sa tenue de voyage. Son esprit était encore un peu embué par les vapeurs du sommeil lorsqu’on le mena dans la cour encombrée de chevaux harnachés, de chameaux chargés de caisses et de soldats en armes. C'était le convoi de collecte des impôts prêt à partir. Le juge en déduisit qu’on sollicitait en quelque sorte sa bénédiction avant de s’en aller faire son devoir.
– Très bien, approuva-t-il avec un petit signe de la main. Allez-y !
– Dès que Votre Excellence aura pris place sur sa monture, répondit le chef des percepteurs en s’inclinant.
Ti mit un moment à saisir le sens de ces mots.
– Plaît-il ?
– La présence de Votre Excellence est nécessaire pour se faire verser l’impôt. Quand ils sont seuls, nos percepteurs sont chassés à coups de pierres. Vos prédécesseurs ont toujours agi ainsi.
Ti s’accrocha à l’idée qu’il y avait là un malentendu facile à dissiper. Jamais on ne l’avait chargé d’une telle mission. Sans doute s’agissait-il d’une coutume locale qu’on pouvait réformer avec un peu de fermeté.