Chapitre 1

Le soleil qui s’insinuait à travers les fins rideaux de ma chambre me tira du sommeil. J’avais encore rêvé de lui… Ses beaux yeux bruns ne cessaient de me hanter. Je le croisais tous les jours depuis des mois, mais il n’en demeurait pas moins inaccessible. Depuis ma fenêtre, je regardai, l’humeur morose, la vue splendide du parc qui s’étendait face à moi et la somptueuse terrasse à mes pieds. C’était pourtant un moment éblouissant, l’éveil d’un jour d’été sur un lieu privilégié. Simplement, je savais que seuls les domestiques étaient assez tôt levés pour en jouir, mais qu’assurément « ils avaient autre chose à faire qu’à bayer aux corneilles » et que tout cela ne m’était octroyé que de manière purement involontaire, « faute de pire ». Je me trouvais en effet logée sous les toits, dont les pans alambiqués coulaient jusqu’à mon chien-assis, nichée au plus haut de la somptueuse bâtisse.

Je rêvassais, songeant à ces hectares de terrain et ces frondaisons majestueuses que je pouvais apercevoir d’ici, et qui devaient compter infiniment à ses yeux. Son ombre planait sur tout cela, son domaine, comme s’il se trouvait dressé sur un piédestal depuis lequel il contemplait le monde. De là-haut, qu’importait qu’il m’accordât ou non un sourire poli ! Ma tenue de soubrette lui permettait de m’identifier clairement, m’interdisant d’espérer un regard de sa part. Et son indifférence polie me tenaillait, moi qui le buvais des yeux, m’égarais dans l’adoration tout le jour, pour ensuite gémir et pleurer son absence des nuits entières.

Mais, pour doucher le rêve, il me suffisait de descendre en cuisine, de prendre de plein fouet l’aigreur de Germaine, la vieille cuisinière, agacée même de tourner instinctivement la tête au bruit de mon entrée. Ce premier regard de la journée sans aménité ne laissait aucun doute quant à la place qui était la mienne dans la hiérarchie de ce microcosme. Et il était inutile d’espérer l’amabilité d’un mot d’accueil… on me faisait au mieux la grâce d’une rebuffade. Je préférais encore l’indifférence, elle me faisait moins mal.

Ce matin-là, en pensant au travail qui m’attendait – les sempiternelles tâches quotidiennes : laver les sols, astiquer les meubles, récurer le moindre centimètre carré de cette immense demeure –, le cœur n’y était pas. La perspective de me retrouver à genoux sur le carrelage rugueux pour frotter inlassablement les pierres ternes au rythme de la voix de crécelle de Germaine, qui ne manquait jamais de me sermonner : « Fais attention, petite écervelée ! Ne vois-tu donc pas les saletés qui restent dans les rainures ? », « Augmente un peu la cadence, on ne va pas y passer toute la journée ! »… cela provoquait déjà mon dégoût.

Était-ce du découragement ?… Sûrement. Je me mordis la lèvre pour ne pas fondre en larmes. Je ne supportais plus ce mépris. Je me raccrochai alors au sourire de celui que je voyais quotidiennement, mais dont l’apparente tristesse des derniers jours m’affligeait quelque peu. Tout en cirant les vieux meubles, le doux visage d’Adrien, fils de la maîtresse de maison, s’imposa à moi. Mais il fut brutalement effacé par les rides hargneuses de Germaine surgissant devant moi pour me reprocher mon sourire, dans lequel elle croyait voir une moquerie à son égard.

J’en avais assez de cette existence de servitude, mais je n’avais plus de parents, ni de famille à laquelle me raccrocher. C’était Mariella, la sœur d’Adrien, qui, plusieurs mois auparavant, m’avait trouvée quémandant quelques pièces pour subsister. Dans l’air glacial de ce matin gris, c’était la seule personne qui s’était arrêtée près de moi parmi une foule hostile. Je lui avais indiqué la précarité dans laquelle je me trouvais. Émue, elle avait pris le temps de m’écouter alors que tant d’autres étaient passés sans même me jeter un regard. Avec bonté, elle m’offrit une place de servante au château de Louvois, le domaine familial. De toutes les femmes de la demeure, c’était la seule qui me considérait comme un être humain, et non comme un vulgaire animal, tout juste capable de s’exprimer et de nettoyer les lieux en silence. Entrer comme servante au château me permettait de vivre près de celui en qui je voyais la lumière au bout de la grisaille de mes journées.

***

C’est ce soir-là, éreintée, et le cerveau un peu embrouillé, que l’idée de lui écrire une lettre s’imposa à mon esprit. J’obéis à cette impulsion qui me saisit pour apaiser mes pensées perpétuellement tournées vers lui. Après avoir emprunté un des stylos de son bureau et du papier à lettres, je regagnai ma chambre et laissai ma semi-somnolence me dicter ces mots :

« Bel ami,

   

Permettez que je vous nomme comme mon cœur vous ressent. Je me lance à écrire parce que je m’inquiète de vous avoir vu triste. Vous sentez-vous déjà las de tout ce qui vous attend ? Ce rôle imposé, ces charges, la vie tracée, tous ces regards sur vous et vos actions qui exigent un prolongement de votre défunt père et de tous ceux qui vous ont précédé. Sans oublier le fils qu’on espère de vous, pour que tout se répète à l’infini, en une chaîne dont vous resterez seulement un maillon ?… Vous sentiriez-vous mieux de vous savoir aimé ? C’est ce dont j’ai envie de vous persuader ce soir.

Qui suis-je ? Écoutez ce que vous dit mon cœur. Vous pourrez peut-être juger alors de sa qualité. Sachez que je vous connais bien. Je vous regarde quand vous vous croyez seul. Je suis là, à l’écoute, si bien qu’il me semble éprouver toutes les vibrations de votre humeur. Votre plus légère déception me blesse comme si elle était mienne. J’aimerais être celle dont l’entrée illuminerait votre regard, celle qui pourrait effacer du doigt sur votre joue l’ombre d’un souci. J’aimerais ne vivre que pour vous, et que mes yeux émerveillés vous soient un miroir dans lequel regarder le monde.

Votre cœur aimerait-il s’appuyer sur ma fragilité aimante ?

S’il souhaitait faire écho à ma voix, peut-être pourrait-il s’épancher lui aussi… Vous laisseriez alors votre réponse dans cette sorte de niche du mur d’entrée, près du pilier droit du portail. Si j’y trouve vos mots, c’est dans cet endroit discret que je déposerai mes réponses.

Je voudrais être votre sourire,

Elle. »

J’hésitai quelques instants avant de signer la lettre ; mais je me dis que cet anonymat était peut-être la seule solution pour exister un peu à ses yeux.

Et je laissai cette première lettre bien en vue sur son bureau.

Durant les jours qui suivirent mon geste audacieux, le temps sembla s’écouler encore plus lentement qu’à l’accoutumée. Chaque fois que je me rendais à cette cachette et que je la découvrais vide, la tristesse m’emplissait tel un anesthésiant, et seule la promesse du lendemain, peut-être accompagnée d’une réponse, me réjouissait un peu…