L'Ombre
NOTES D'UN CINÉASTE RATÉ
Plusieurs œuvres d'Ismail Kadaré hostiles au régime ont pu sortir clandestinement d'Albanie de 1986 à 1988 : deux romans, L'Ombre et La Fille d'Agamemnon, un récit, L'Envol du migrateur et cinq courts poèmes, qui furent déposés dans un coffre-fort d'une banque parisienne. Contrairement à ce qu'il a fait dans d'autres œuvres où la subversion était masquée, Kadaré attaque ici ouvertement le système. Son éditeur français, Claude Durand, avait procuration pour ouvrir le coffre s'il arrivait malheur à l'écrivain, alors certain que le communisme albanais tiendrait encore longtemps et qu'il mourrait sans l'avoir vu tomber. Afin d'éviter que le régime de Tirana n'utilise à son gré le nom de Kadaré en le présentant comme un héros de la culture socialiste, Claude Durand avait mission de faire connaître aussitôt l'existence des textes contestataires placés en sûreté, et de les publier peu après.
Les manuscrits avaient autant de difficulté à quitter l'Albanie que les hommes. La loi interdisait formellement qu'on les fît sortir, et les douanes étaient habilitées à confisquer tout texte suspect. Il fallut se résoudre à certains subterfuges. Redoutant que le manuscrit de L'Ombre ne soit saisi dans son intégralité à la frontière, Kadaré choisit de le faire passer en plusieurs fois. Le texte avait été soigneusement « maquillé », présenté comme la version albanaise d'un roman de Siegfried Lenz, auteur ouest-allemand jouissant alors d'une certaine notoriété en Albanie. Comme Kadaré ne connaissait pas l'allemand, il avait écrit sur la page de garde, agrémentée d'un titre imaginaire, Les trois K, la mention « traduit du français par Ismail Kadaré ». Sous cette couverture, l'unique exemplaire de L'Ombre — aucune photocopie n'était possible à Tirana — put se faufiler jusqu'au coffre-fort de la Banque de la Cité, avenue Matignon. Dans le corps du texte, les noms de lieux et de personnes avaient été germanisés pour donner le change : le camarade de Moscou devenait celui de Vienne, etc.
Quelques poèmes du milieu des années 80 émigrèrent de même en Occident et accompagnèrent L'Ombre dans son coffre-fort, comme des dignitaires aux côtés de la momie du pharaon dans sa chambre funéraire. On trouvait là « Le Romanicide », « Cet hiver », « Dimanche de Pâques », où il est question d'une autre ombre, celle de la religion interdite, et deux autres poèmes où apparaît la figure honnie du tyran défunt : « La Tombe », allégorie du musée pyramidal dédié à la mémoire d'Enver Hodja au cœur de Tirana, et enfin « Le Coffre-fort », dans lequel il est écrit que le véritable caveau du dictateur est là, dans cette banque du huitième arrondissement parisien, dans les liasses de feuillets qu'il contient.
Le titre « Les trois K » n'était peut-être pas aussi imaginaire qu'il y paraît, car on comprend dans L'Ombre — et dans la façon dont son auteur agit pour lui permettre de sortir — quelle crise identitaire traversait tout esprit libre sous une tyrannie, acculé à devenir Janus. Non seulement il pouvait en venir à masquer son identité d'auteur, mais, dans le corps du texte, l'écrivain, comme nous le verrons, utilise un personnage-leurre pour détourner l'attention de lui-même… C'est dans cet esprit d'extrême prudence et de tension, de nécessité de témoigner, que Kadaré engagea l'écriture de L'Ombre en 1984, année apathique pour l'Albanie, dirigée par un tyran moribond qui devait décéder l'année suivante. D'entrée de jeu, il savait que ce roman ne pourrait être lu avant longtemps par ses compatriotes ; dès lors, le sentiment d'isolement et de solitude devait être pour lui à son comble. Ce roman n'a d'ailleurs paru en albanais qu'en 2001, une décennie après la chute du régime communiste.
Paris, qui se profilait déjà en divers poèmes et dans des passages du Concert en fin de saison, est ici emblématique de l'Occident tel qu'il pouvait apparaître aux habitants de l'Est — ceux qui ne voyageaient pas, comme ceux qui avaient ce délicat « privilège ». Kadaré eut l'occasion de s'y rendre régulièrement dans les années 70 et 80, et ses premières haltes remontent à l'été 1970, où il n'y resta que quelques jours, avant puis après un voyage à New York. L'impression laissée par la ville, caniculaire et désertée, est décevante. La capitale, qui vient de publier au printemps son Général de l'armée morte, est muette. Mais son premier véritable séjour date en fait de l'automne 1971, puis il y retourne à l'automne suivant, et voici comment il perçoit sa propre fascination pour Paris, assimilé à une femme fatale : « Cette ville pouvait très facilement tuer un écrivain. Particulièrement un écrivain venu de loin. Surtout de l'Est. Le tuer par sa beauté. Le faire mourir d'amour. De fascination. Lui suggérer secrètement : Débarrasse-toi de ton fruste et antique manteau d'écrivain, et fais-toi parisien ! »