I
Orly et sa foule impersonnelle. Martine est venue m'attendre. J'aperçois au loin sa blondasserie mastoc de géante petite fille, la corolle d'une robe à la blancheur mariale flottant sur ses formes somptueuses. Son immobilité. Un visage à la peau un peu poreuse, une plaine crayeuse qui se bombe en un front où des rides ont été creusées par la réflexion... Martine la cogiteuse. Ses yeux bleus, si clairs, qui diffusent une clarté continue, comme pétrifiée dans son intensité, absorbent mon approche... Mais lorsque je parviens à sa hauteur, tout ce que sa robustesse vigilante comportait de figé disparaît, et je me retrouve enveloppé par un mouvement étrange, sans secousses, sans frénésie particulière, sans contact du corps, un mouvement qui est juste une façon à la fois pudique et obscène de tendre lentement, très lentement ses lèvres.
Baiser rapide, sa main se pose sur mes hanches et l'horizon de son visage recule de quelques centimètres.
— Tu es tout sale, Lucien, me dit-elle.
Je n'ai pas répondu. Je n'ai toujours pas envie de parler, de m'épancher, rien que demeurer en moi, reclus dans mes pensées, c'est tout... Nous avons subi en silence la routine anthropophage des aéroports : l'attente des bagages, retrouver sa valise parmi les amoncellements, disputer sa place aux impatients. Et aussitôt après, la voiture... Le volant pris d'autorité, un démarrage brutal, des bougonnements parce qu'un autre véhicule déboîtait comme le mien s'élançait... Le quotidien confit de banalité et un deuil dans ma tête... Martine ne bouge pas un cil, l'œil prostré, collé au paysage, on dirait une ventouse sur une vitre, le profil fermé, elle attend que je rompe le silence. Précautionneuse Martine, et bien insidieusement servile. Sa manière d'aimer... Pourtant, dans les arcanes du monde, et notamment dans le boulot, elle est une puissance. D'autant plus redoutable et dangereuse qu'on la croit bonne : jamais elle ne montre d'hostilité ou de méchanceté, jamais elle ne refuse un service ou une aide, toujours elle acquiesce. En fait, c'est un leurre, une illusion. Martine est un monstre d'instinct et de malignité : elle surveille tout, juge de tout, tranche dans tout avec une violence peu commune, au nom d'une morale exigeante et intransigeante que je n'ai jamais très bien comprise tant elle fricasse et bouillabaisse d'éléments contradictoires, de puritanisme étroit et de perversités multiformes. Elle fonctionne à l'intuition, et comme elle est habile manœuvrière, malheur arrive à qui a eu la malchance de lui déplaire, sans qu'il ait perçu le moindre signe annonciateur.
En revanche, quand on lui plaît ou quand elle admire, Martine devient déesse à mille bras, dévouement absolu. Actuellement Danton et Paule en profitent. Elle est leur égérie familière pour la grande émission qu'ils dirigent de leurs hauteurs, leur fée des ondes, leur pionne à tout faire. Et pour le versant cœur, c'est moi le bénéficiaire. Résonnez musettes! Elle me concède tout et le reste. Et j'en profite.


— Martine, j'ai besoin de toi, ai-je prononcé d'une voix neutre.

Bien trouvé. Les mots produisent l'effet escompté. La Martine renfrognée, au regard buté, qui devait chercher désespérément le bon comportement, a le visage qui s'illumine. Oh! pas de façon tapageuse, non, ce n'est qu'un rayon pâlichon de soleil levant, mais il vaut un long discours, et je devine aisément ce qu'il contient. Martine, Martine, ma bonne nunuche. Elle choisit un accent de maternelle commisération pour répondre, le genre glouglou de compréhension et de participation sur un air de « je souffre avec toi ».
— Je m'en doute, Lucien, et je suis là, tu le sais... tu peux compter sur moi.
Pour s'en douter, pas de doute, je me doutais bien qu'elle serait au courant de la mort d'Anne Marie : Paule, l'inévitable Paule, encore et toujours elle, avait dû, et depuis longtemps, tout lui relater de mon histoire. Cette manie qu'elle a, Paule, d'entortiller les gens, de les appâter avec de sales petites confidences, la technique de la poubelle intime vidée dans l'oreille de qui de droit! Avec Martine, ça a sûrement été la fête. D'autant que la situation était idéale : toutes les deux dans le même studio, sous la houlette du grand Danton, l'une, ancienne occupante de mon lit et l'autre, nouvellement emménagée. Ça en tisse des liens ces coïncidences-là, et des liens bien dégueulasses, bien troubles, qui ont tendance à vous unir pour le meilleur et pour le pire. Garce de Paule! Dès qu'elle a su notre liaison, elle s'est évidemment précipitée avec le papier colle de ses épanchements. « Venez ma petite Martine, prenons le thé ensemble, il faut que je vous parle. » Et ensuite, la grande scène de la complicité. Paule qui dans un premier temps chafouine chaudement son approbation de nos amours, qui donne le sceau de son contentement, et qui après dérive subtilement, petits pas sur pointe des pieds... Elle est contente, Paule, que Martine soit entrée dans ma vie, ça la rassure, j'ai tant besoin d'une femme forte à mes côtés. Jadis c'était elle qui avait officié. Dure tâche : il avait fallu qu'elle me délivre d'une mère abusive et détraquée, mais le mal était fait, j'étais à jamais déséquilibré, tout en nervosité, un instable, fragile à l'excès. Comble de malheur, Clémence n'était qu'une petite traînée dont je m'étais entiché et qui, au lieu de m'aider, m'avait déglingué un peu plus. Bien sûr Paule a continuellement veillé sur moi, seulement maintenant elle a Danton, elle ne peut plus se consacrer à moi autant qu'il le faudrait, voilà pourquoi elle est, vraiment, sincèrement, ravie de pouvoir passer la main à quelqu'un qui est à la hauteur, qui a toute sa confiance, quelqu'un dont elle a su apprécier les qualités, le mérite, la sagesse et surtout, le sérieux... Là-dessus, tirade sur ma mère qui vit toujours, dans une belle région de France grâce à Paule soit dit en passant, mais qui hélas, mourra un jour et ce sera une catastrophe. « Ne nous le cachons pas, ma chère Martine, Lucien, bien qu'il n'en parle plus du tout, éprouve une passion folle pour cette femme, et ce jour-là, qui je l'espère n'est pas proche, vous aurez un rôle capital à jouer. » Enfin, rien ne presse... Que surtout Martine ne me souffle pas un mot de cette conversation, mais qu'elle soit prête.