I
Le juge Ti se bat contre des canards et contre un supérieur hiérarchique ; les canards et son supérieur ont le dessus.
Jamais le juge Ti n’avait été confronté à pareil phénomène. Lorsqu’un élevage entier de canards avait péri, il avait subodoré un acte de malveillance et diligenté une enquête de routine. Quand les carcasses des oiseaux migrateurs avaient jonché les rives du Grand Canal impérial, la rumeur publique avait accusé deux ou trois sorciers, dont l’arrestation n’avait pas mis un terme à ces calamités. Depuis que les éleveurs tentaient d’écouler des volailles mortes sur les marchés, c’était contre les autorités que se tournait la vindicte populaire, et Ti était à bout de ressources. Car c’était là un crime sans criminel. Il ne savait qui poursuivre, tout cela ne pouvait qu’aller de mal en pis.
Ses administrés les plus à l’aise étaient restés sereins tant qu’on avait pu penser que l’épidémie touchait les seuls paysans pauvres. Mais, lorsque le merle chanteur des dames Ti avait été retrouvé sans vie dans sa cage de bambou, le drame avait atteint son comble.
Toutes les trois insistaient désormais pour quitter leur ville de Pou-yang, suspecte d’être infectée par des miasmes contagieux. Ti était déchiré entre son devoir de magistrat, qui l’obligeait à rester à son poste, et sondevoir de chef de famille. Certes, sa fidélité envers l’État primait toute autre considération, mais ses femmes étaient physiquement plus proches de lui que sa hiérarchie pour faire valoir leur point de vue. Il n’avait plus un instant de paix, la situation était aussi pénible qu’inextricable.
Ses compagnes finirent par s’enfermer dans le gynécée du yamen avec enfants et servantes. S’il voulait entrer, elles exigeaient qu’il ôte sa robe et enfile une blouse propre réservée à cet usage : on y avait tracé le caractère « santé », en rouge, devant et derrière. Elles étaient déterminées à lui mener la vie dure tant qu’il les maintiendrait dans ce mouroir.
Comme un malheur n’arrive jamais seul, un inspecteur du Censorat avait été repéré dans la région. Il avait pénétré deux jours plus tôt dans le district voisin, et tout laissait craindre qu’il s’arrêterait chez eux. Le message adressé par son collègue pour le lui annoncer avait l’allure d’une lettre de condoléances. Aussi Ti n’eut-il pas besoin de demander de qui il s’agissait lorsqu’un secrétaire entra en trombe dans son cabinet pour crier :
– Le voilà ! Le voilà !
– On l’a vu sur la route de Pou-yang ?
– Oh, noble juge ! Il est dans la cour d’honneur !
L’envoyé du Censorat avait foncé tout droit sur la ville du juge Ti, sur le tribunal du juge Ti, autant dire sur le juge Ti lui-même. Ce dernier rajusta son vêtement vert, posa sur sa tête son bonnet noir à ailettes empesées et se hâta d’aller accueillir le dernier homme qu’il eût envie de voir.
Des porteurs fourbus venaient de déposer au sol un beau palanquin entouré de soldats à cheval. Ti ne s’attendait pas à un contact très chaleureux. L’inconfort d’un déplacement, toujours moins plaisant que les coussins de leurs fauteuils, rendait les mandarins grognons. Il importait de redoubler d’amabilité. Les serviteurs écartèrent les rideaux de la litière, l’un des gardes cria d’une voix forte : « Gloire à Peng Shen, membre éminent du Censorat ! », et tout le personnel se prosterna, Ti compris. Il ne se releva qu’après avoir récité son discours de bienvenue, quand Longue-Vie Grand-Penseur1l’y eut autorisé.
– Je prie Votre Excellence de me pardonner la simplicité de cet accueil. Si elle avait daigné m’avertir, j’aurais pris des dispositions pour la recevoir comme il sied.
– Si j’avertissais de mon arrivée, je ne serais pas inspecteur, répondit M. Peng en lissant les plis de sa robe de soie couleur lavande.
Il s’étira et jeta un coup d’œil alentour.
– Ainsi donc, voici ce yamen de Pou-yang où l’on juge davantage d’atrocités que dans la capitale ! Et voici ce Ti Jen-tsie dont on m’a tant parlé !
– En bien, j’espère, dit le juge avec une profonde inclinaison du buste.