Philosopher ou l’art de clouer le bec aux femmes
Mesdames, Messieurs, chers amis,
« Où sont les femmes ? Où sont les femmes philosophes ? »
À la fin des années 1920, un philosophe méconnu, de tradition orale, lance haut et fort la question. Jean-Baptiste Botul1est bien isolé, seul à oser formuler aussi abruptement cette interrogation. « Où sont les femmes, aux idées pleines de charme ? Où sont les femmes, les femmes ? » Il insiste. Car, de philosophes, il n’en distingue guère.
À la tête d’États, d’empires, de partis, nous avons vu des femmes. Des poétesses, des romancières, nous en connaissons. Mais des femmes philosophes ? Dans l’histoire de la philosophie occidentale, trois grands noms reviennent dans les manuels : Simone Weil, Simone de Beauvoir et Hanna Arendt. Trois noms, concentrés sur un seul siècle, ce n’est pas beaucoup ! Certes, la philosophie n’est pas la seule activité à n’être guère féminisée : on trouve peu de femmes chefs d’orchestre ou jockeys ; à ma connaissance, aucune n’est sumo. Et, au début du siècle, combien de femmes forgerons, à frapper le fer sur une enclume ? Une femme tenta jadis d’occuper le siège de saint Pierre, mais le magistère papal reste une activité strictement virile.
On rapporte qu’errant en plein jour dans la cour de la Sorbonne, une lanterne à la main, Botul répondit à ceux qui s’étonnaient de son comportement : « Je cherche une femme. » Comme pour aggraver son cas, il déclara : « Les femmes ne sont pas philosophes. »
Il n’y a pas de hasard. Assurément, il ne s’agit ni d’un oubli, ni même d’un simple retard. Les femmes sont priées de ne pas s’inviter dans le cercle très fermé des grands hommes de la pensée, hier comme aujourd’hui. De son constat, le jeune Botul, obsédé par l’absence des femmes dans le paysage philosophique parisien et occidental, en conclut que « la philosophie est l’art de clouer le bec aux femmes ». La thèse est scandaleuse. Elle est très discutée. Elle mérite en effet examen.
Dans mon esprit, il n’y a aucune incompatibilité entre la Femme et la Philosophie. Pour une raison très simple : je ne pense pas qu’il existe quelque part la Femme éternelle et la Philosophie avec majuscule. Quand j’entends dire que « les hommes ont le sens de l’abstrait alors que les femmes sont plus tournées vers le concret », je voudrais qu’on me précise ce concret-là ! Soyons, nous aussi, concrets.
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Je vais prendre le problème par le petit bout de la luette. Puisque les femmes n’ont pas eu voix au chapitre, serait-ce un problème d’organe, de cordes vocales ?
Soyons matérialistes. Évidemment, les poumons féminins ont de la ressource, les comédiennes et les cantatrices le prouvent tous les jours. Non par leurs cordes vocales, mais par leur « coffre ». Ce qu’on appelle « la voix » n’est pas seulement une émission de décibels et de fréquences oscillant sur un écran. C'est une façon de se projeter, de se tenir sur une scène, de se livrer au public. Prendre la parole… qui est candidate ? Monter sur les planches, à la tribune, en chaire ou tout simplement lever la main et prendre la parole furent longtemps des gestes impensables pour une femme de bonnes mœurs ou pour une jeune fille bien élevée. Les comédiennes ont payé cher l’audace de s’exposer aux regards d’un auditoire : femmes publiques, femmes perdues ! Comme le disait un moraliste du XVe siècle, « aucune femme éloquente n’est chaste2». Déjà, à l’école de Pythagore, une femme nommée Théano mettait en garde ses consœurs : « Il convient que la parole même d’une femme retenue ne soit point à tout le monde et qu’elle redoute et se garde, comme de se mettre nue en face des étrangers, de faire entendre à tous sa voix. Dans la voix, en effet, transparaissent le sentiment, le caractère et la disposition de celle qui parle 3. » Parler en public, c’est se déshabiller. L'homme n’y voit pas forcément d’inconvénient : l’art oratoire est pour lui une façon de rivaliser de virilité. Ô lion superbe et généreux…
En suivant Théano, on pourrait croire que toutes les femmes cultivaient une extrême pudeur préservée par le gynécée. Quid des autres femmes, celles à la vie dissolue, les effrontées, les marginales ? En Grèce, elles portaient le nom d’« hétaïres », c’est-à-dire de « courtisanes ». Ces dames vivaient de leurs charmes, lesquels incluaient, pour les plus cotées d’entre elles, les charmes de la conversation. Disons que, au sens le plus large, une hétaïre était une femme qui recevait des hommes chez elle. Ses activités pouvaient être aussi d’ordre intellectuel. Il y eut bien des époques où, pour avoir une conversation littéraire avec une femme, les hommes devaient aller au bordel… À Athènes, la plus célèbre des hétaïres s’appela Aspasie. Célèbre, et mal connue… Ses biographes butent sur les mêmes questions : était-elle une prostituée de luxe ou bien cette réputation est-elle calomnieuse ? En tout cas, Aspasie dérangeait : non seulement elle était étrangère, métèque originaire de la ville de Milet, mais encore elle avait épousé le grand Périclès, qui avait beaucoup d’ennemis. Et cette femme avait de la voix, non pour déclamer des discours sur l’agora mais pour animer la conversation dans son « salon » – le mot est anachronique, j’en conviens. D’ailleurs, le terme « salon » n’existe même pas en grec ancien, nous disent les spécialistes. Pourtant, quelles qu’aient été les activités précises d’Aspasie et de ses geishas athéniennes, il est sûr qu’elles ont fait rayonner au IVe siècle avant Jésus-Christ cet esprit nommé « atticisme » – du nom de la péninsule de l’Attique –, forme raffinée d’expression, orale et écrite, art de la conversation et de l’écriture.