1

Lutte acharnée

Je n’ai jamais douté une seconde de l’amour infini de mon père et je l’ai adoré dès les premiers instants de ma vie. C’était un homme grand et beau avec des yeux pétillants. Il était apprécié partout où il allait, et j’avais toujours l’impression d’être le roi du monde quand nous étions ensemble.

J’étais son premier enfant, sa fierté et sa joie. Il m’avait mis sur un piédestal, et je le vénérais tout autant. « Mon petit Joe », disait-il affectueusement en m’asseyant sur ses genoux et en ébouriffant mes cheveux bruns et bouclés.

Quand je repense à cette époque, je me vois cramponné à ses longues jambes, regardant le monde entre ces deux piliers, ou assis dans sa voiture en train de l’observer pendant qu’il travaillait. Il était mécanicien à Norwich, dans un garage appartenant à un Irlandais du nom de Graeme. Il y avait fait ses débuts comme apprenti dès qu’il avait quitté l’école.

Toute la famille de Graeme s’était prise d’amitié pour lui, et ses parents le considéraient presque comme l’un de leurs enfants. Il s’était montré digne de leur confiance et s’était vu confier de plus en plus de responsabilités, si bien qu’en l’absence de Graeme, c’était lui qui dirigeait le garage.

Ses patrons et les employés ne juraient que par lui. Papa semblait avoir cet effet sur tout le monde. Je profitais moi aussi de cet état de grâce quand j’étais avec lui. Je me sentais toujours en sécurité et heureux quand il était auprès de moi.

Ma mère, en revanche, était une femme terrifiante.

Elle était presque aussi grande que papa. Elle avait des cheveux noirs de jais et une mine renfrognée. J’avais l’impression qu’elle était toujours en colère, en particulier contre papa et moi.

Mes trois frères aînés (issus de son premier mariage) s’en tiraient à bon compte, mais, dès que je me trouvais près d’elle, elle s’en prenait violemment à moi, me frappait à la tête, me donnait des coups de pied et me faisait tomber. Elle me traitait de toutes sortes de noms que je ne comprenais pas et me hurlait après jusqu’à ce que, complètement terrifié, j’aille me recroqueviller dans un coin.

Conscient de sa nature violente et de sa haine envers moi, papa ne me quittait jamais des yeux. Je le suivais partout où il allait. Quand j’étais bébé, il veillait toujours à ce que je sois auprès de lui ; je ne pouvais pas quitter son champ de vision.

Non seulement il m’emmenait au travail, mais il m’emmenait aussi aux toilettes. Il n’avait d’ailleurs pas besoin d’insister pour que je le suive. Je ne le quittais pas d’une semelle. Nous avions un lien très fort, et il passait tous mes caprices. Si je voulais des Smacks, il m’en achetait un paquet par jour et me laissait les manger. Malheur à lui si maman s’en apercevait !

« Tu es en train de le pourrir ! hurlait-elle. Et tu sapes tous mes efforts pour lui apprendre qu’il ne peut pas tout avoir.

— Il peut avoir tout ce qu’il veut », répondait papa d’un ton qui signifiait que le chapitre était clos.

Au début, j’ignorais pourquoi il y avait cette lutte acharnée entre eux autour de ma personne, mais, tant que je pouvais rester avec papa, tout allait bien pour moi. Lorsque nous sommes allés nous installer chez son amie Marie, j’étais encore plus heureux. Marie était jolie et gentille. Elle avait de longs cheveux roux et me traitait toujours bien. J’aimais sa façon de me parler. Elle se mettait toujours à mon niveau pour que je la comprenne et prenait mes sentiments en considération. Je ne pense pas l’avoir entendue une fois élever la voix. Pourtant, quand nous sommes allés nous installer chez Marie, maman est devenue encore plus furieuse. Elle se pointait à n’importe quelle heure du jour et de la nuit pour tenter de me récupérer. J’étais alors terrifié et je me cramponnais à papa pendant qu’ils se disputaient.

Un jour, alors que j’étais âgé de quatre ans, papa n’a pas pu m’emmener au travail et m’a confié à sa sœur, Melissa, en lui disant de ne laisser maman s’approcher de moi sous aucun prétexte. Maman a pourtant réussi à savoir où je me trouvais et est venue chez tatie Melissa en insistant pour me ramener à la maison.

Melissa s’y est opposée de toutes ses forces, mais maman n’a rien voulu savoir. J’étais dans le couloir, tremblant de tout mon corps pendant que les deux femmes échangeaient des insultes.

« Ce n’est pas ton enfant ! hurlait maman. Je vais appeler la police et te faire arrêter pour enlèvement d’enfant, espèce de garce.

— Tu es une mère indigne, a répliqué Melissa. Regarde-toi : tu es déjà bourrée à onze heures du matin. Voyons ce que la police va dire de ça. »

Je me suis bouché les oreilles pour ne plus entendre leurs cris, mais ma mère m’a soudain saisi le bras et m’a traîné devant Melissa, puis m’a forcé à sortir dans la rue.

« Salope ! » hurlait Melissa, mais elle a laissé maman m’emmener. Peut-être a-t-elle eu le sentiment qu’elle n’avait pas le choix, car elle n’était que ma tante. Je criais : « Non, maman, non ! » tandis qu’elle me tirait dans la rue. J’étais terrifié, car je savais que j’allais être puni pour une raison qui me dépassait complètement.

Dès que nous avons franchi le seuil de la maison, maman m’a asséné un coup au visage, et je suis tombé par terre. Elle m’a pris par les cheveux pour me relever et s’est mise à me frapper au visage et sur tout le corps. Elle était folle de rage. Je criais à pleins poumons et me tordais dans tous les sens pour lui échapper, mais j’étais incapable d’esquiver ses coups.

« La ferme, bâtard ! » Tout en me tenant par les cheveux, elle m’a fait pivoter jusqu’à ce que mes jambes heurtent violemment le mur. Lorsqu’elle m’a lâché, je me suis effondré au sol, hébété et à moitié inconscient à cause des coups.

Pourtant, maman n’en avait pas fini avec moi. Elle a cherché dans la pièce un moyen de m’infliger une correction que je ne serais pas près d’oublier, et ses yeux se sont posés sur la planche à repasser.

Elle devait être en train de repasser lorsque quelqu’un l’avait appelée pour lui dire que j’étais chez Melissa et avait sans doute laissé le fer branché en partant en toute hâte.

Elle m’a pris la main et m’a traîné dans la pièce, puis a appuyé ma paume contre le métal brûlant jusqu’à ce que ma chair commence à grésiller. J’ai hurlé, incapable de me contenir face à une douleur aussi intense.

« Tu n’es qu’un sale gamin trop gâté et tu ne reverras plus jamais ton salaud de père. »

Elle m’a poussé et je suis tombé par terre en sanglotant et en serrant ma main brûlée, atrocement douloureuse, terrifié à l’idée qu’elle puisse m’éloigner de mon père. « Papa, papa, aide-moi. »

Après que maman m’avait emmené de force, Melissa avait appelé papa pour lui raconter ce qui s’était passé. Il a immédiatement quitté le garage et s’est précipité chez maman. Lorsqu’il est arrivé, il m’a trouvé en larmes avec un œil au beurre noir et des marques de brûlure violettes sur la main. Dès que je l’ai vu, je suis allé me réfugier entre ses jambes et me suis accroché à lui avec ma main non blessée, tremblant de peur, cherchant à tout prix à m’éloigner d’elle.

« Regarde ce que tu lui as fait ! a crié papa. Tu es sa mère et tu le terrorises.

— C’est pas moi, c’est toi ! a-t-elle crié à son tour. Toi et ta putain ! Vous l’avez monté contre moi !

— Qu’est-ce que tu as fait à sa main ? a demandé papa en regardant, horrifié, ma peau rouge couverte de cloques.

— Oh ! il a touché le fer à repasser. Il a fait des bêtises, comme d’habitude.

— Et ces bleus sur son visage, c’est quoi ?

— Il est tombé.

— Emmène-moi, papa », l’ai-je supplié.

Maman m’a pris par un bras, papa s’est empressé de saisir l’autre, et chacun s’est mis à me tirer. On aurait dit deux chiens qui se disputent un os. Ils tiraient si fort que j’ai cru qu’ils allaient m’arracher les bras. Hors de lui, papa lui a asséné un coup en plein visage pour la forcer à me lâcher. Il m’a ensuite pris dans ses bras et s’est enfui de la maison en me serrant contre lui comme s’il ne voulait plus jamais me laisser partir.

Je criais et sanglotais, incapable de me contrôler. Il m’a installé dans sa Ford Capri et m’a emmené au service des grands brûlés à l’hôpital pour faire soigner mes plaies. Je me souviens que je tremblais encore de tout mon corps à l’hôpital même après avoir pris des médicaments contre la douleur. Je suppose que j’étais en état de choc.

« Et voilà, a dit papa à Marie d’une voix sombre, alors que nous étions de retour chez elle. Je ne le confierai plus jamais à quelqu’un. Ni à toi, ni à Melissa, ni à qui que ce soit. À partir de maintenant, je l’emmènerai partout. »

Quel soulagement ! Papa allait veiller sur moi. Il allait empêcher maman de m’approcher. Tout irait bien à présent.