« Un monde (presque) parfait »
Scott Westerfeld
Un
Comme presque tous les jours, je suis arrivé juste à l’heure en classe de fléaux.
Ce n’était pas un vrai cours avec des notes et tout, donc seuls les plus fayots bossaient vraiment. Nous, on se contentait de venir et si possible de ne pas s’endormir. Évidemment, personne ne voulait être recalé, sinon ça signifiait redoublement et un semestre de plus à étudier toutes les famines et les maladies qui accablaient nos ancêtres. Au moins, en cours d’histoire, il y avait des batailles ; la classe de fléaux, c’était juste déprimant.
Alors, quand je suis entré et que j’ai vu ce que M. Solomon avait écrit sur le vieux tableau noir, je n’ai pas pu m’empêcher de râler à voix haute.
« DERNIER JOUR POUR CHOISIR UN SUJET DE DEVOIR DE FIN D’ANNÉE. »
— Un problème, Kieran ?
Ça, c’était Maria Borsotti, assise à la table d’à côté, un cahier vieillot et prêt à être griffonné posé devant elle.
— C’est pas juste, ai-je dit en m’affalant sur mon siège.
Le calendrier des dissertations était censé apparaître automatiquement dans l’Espace Mental. Mais, en cours de fléaux, toutes les technologies de pointe étaient mises en veille, c’était la règle. Comme nos pauvres ancêtres, on devait compter sur nos cervelles ou, à l’instar de Maria, gribouiller des glyphes sur du bois mort devenu pâte à papier.
Apprendre à écrire manuellement ? Pour un cours optionnel, en plus ? Quelle lèche-bottes, celle-là !
Pourtant je savais que ce devoir allait tomber et que je devais réfléchir à un sujet. En fléaux, c’était le principe du premier arrivé, premier à sévir (jeu de mots typique du prof : hilarant, non ?). Donc, vendredi dernier, dès la fin du cours, la plupart des élèves s’étaient dépêchés d’activer l’Espace Mental pour choisir les épreuves les plus faciles avant qu’un autre ne s’approprie l’idée.
On était censés « incarner » une forme de défaillance du passé, en jouant les aveugles ou un truc du même genre pendant deux semaines ; soi-disant pour nous apprendre la réalité de la vie d’autrefois, comme si passer une heure par jour en cours de fléaux n’était pas déjà suffisamment pénible.
Sans compter que l’intervention de Barefoot Tillman à la sortie m’avait distrait : elle était venue demander de l’aide pour organiser un bivouac en Antarctique. Difficile de refuser quelque chose à Barefoot : cette fille mesurait presque deux mètres de haut, et c’était surtout la plus jolie du lycée. Après avoir discuté combinaisons thermiques et pingouins avec elle, je m’étais téléporté directement dans les Alpes à mon cours facultatif d’escalade. Ce fut le point de départ d’un week-end bien occupé, sans peste, guerre ni contrainte : shopping sur la Lune avec maman, révision de mon ancilangue dans l’Espace Mental (on jouait Hamlet en cours de théâtre) et un dimanche entier passé à construire mon habitat au pôle Sud pour le cours avancé d’ingénierie. Le seul moment du week-end où la pénurie avait fait une minuscule incursion dans ma mémoire, c’était pendant une bataille virtuelle avec mon copain Sho, quand j’ai dit : « Tu te rends compte ? Les gens mouraient vachement à l’époque ! » Ensuite je me suis fait bombarder par un avion, alors j’ai encore oublié.
Donc voilà : on était lundi et il était trop tard pour faire la moindre recherche. Dès l’instant où le cours de fléaux commençait, l’Espace Mental s’éteignait : mon emploi du temps, les scores du championnat d’apesanteur, même la date et l’heure… tout disparaissait. Le monde revêtait l’apparence étrange et morne de cette époque fragile : un seul champ de vision, et rien à voir excepté le sourire narquois de Maria Borsotti.
— Pauvre Kieran, a-t-elle dit.
— Sois sympa, Maria, donne-moi une idée…
Elle a détourné les yeux.
— J’en aurais bien une ou deux en rab, mais…
M. Solomon s’est éclairci la voix avant de commencer ; d’après lui, c’était comme ça que les anciens attiraient l’attention – parce qu’ils étaient toujours souffrants.