Introduction
La santé, le risque et la maladie sont aujourd’hui des objets et des enjeux polémiques qu’on ne cesse de questionner et de mobiliser dans le discours interne douloureux ou inquiet des individus, dans les dialogues professionnels ou profanes, dans les échanges et les pratiques institutionnelles, dans les déversements des communications de masse. La confrontation des malades et des bien-portants, des médecins et de leurs clients, des infirmières et des patients, des familles et de leurs proches atteints de maladie chronique, ne sont pas que des figures convenues du drame et du jeu social. Ce sont des situations psychosociales dont la banalité occulte la complexité et l’importance grandissantes dans les dilemmes angoissés de la vie moderne.
Cet ouvrage concerne les passages et les présences de la santé et de la maladie dans la pratique sociale. Ce n’est pas un traité médical même s’il est fondé sur un débat et une coopération avec la médecine. Ce n’est pas non plus un manuel de sciences sociales bien que son organisation s’appuie sur le résultat du travail des sciences sociales de la santé. C'est une présentation de ce que nous considérons comme un nouveau champ de connaissances et d’intervention qui applique sur des problèmes reconnus comme critiques un regard psychosocial. Cette formule énigmatique qu’on doit à Serge Moscovici (1984) ne définit aucunement les principes et les règles d’une nouvelle méthode de décryptage de l’empirique. C'est la proposition d’une approche ouverte des conflits du psychisme et du sociétal dans leurs manifestations historiques concrétisées en représentations et en pratiques. En l’occurrence dans ce qui se rassemble comme le champ expansif qu’on tente de délimiter administrativement sous le nom de champ sanitaire et social. « Le psychosocial » s’y inscrit comme un lieu et un moment de mélange et de mixité. L'altérité en est le moteur, l’échange et l’interaction en sont les composantes dynamiques.
Nous avons choisi de décrire ce champ dans un parcours orienté par des questions sensibles qui sont de très anciennes préoccupations de savoir et de maîtrise échauffées par une contextualisation de crise et de menace, largement ressenties dans les groupes sociaux. Nous avons voulu mettre en évidence les réponses, les reconstructions de questions et quelquefois les traitements qu’une émergente psychosociologie de la santé apporte à des problèmes qui se caractérisent de plus en plus comme des chantiers foisonnants de recherches, d’actions mais aussi d’illusions et de manipulations perverses.
La première étape a l’apparence d’un débat d’idées et de conceptualisation. Qu’est-ce qu’être en bonne santé ? Pourquoi certains sont-ils en bonne santé et d’autres pas ?
Rien n’est moins simple que ces questions à la candeur enfantine, depuis que les sciences sociales se sont autorisées à investir ce domaine d’évaluation initialement réservé à la médecine et à la réflexion philosophique. On ne peut plus se contenter aujourd’hui d’une définition de la santé par l’absence de maladie ou l’application de normes bio-médicales. Une faussement modeste épidémiologie « sociale » a pris de l’assurance en articulant ses investigations sur les outils de la sociologie et de l’économie. Elle a démontré la détermination sociale et psychologique de multiples pathologies. Une psychologie de la santé est née en opposition polie ou en complémentarité soumise aux cloisonnements rigidifiés des disciplines du corps médical. Avec l’aide de la psychologie sociale elle participe de plus en plus activement à un mouvement de promotion de la santé et développe des approches « bio-psycho-sociales ». En alliance avec l’anthropologie et la sociologie elle montre que la santé est l’objet d’une pensée active mais profane et que cette pensée sociale a une emprise de plus en plus considérable sur les conduites effectives au grand dam des efforts de rationalisation médicalisée des approches de la santé et de la maladie.
La deuxième étape conduit à ce qui est sans doute le phénomène le plus marquant de la fin du XXe siècle dans des pays comme la France : l’envahissement conquérant de la notion de risque et d’un nouvel impératif paradoxal de prévention du risque sur fond d’héroïsation des preneurs de risques qui réussissent. Les peurs ancestrales de maladie et de mort ont pris des formes nouvelles dans le contexte de la « société du risque ». De la normalisation préventive au principe de précaution un travail considérable a été mené pour cerner les « risques sanitaires » à partir des désignations épidémiologiques de « facteurs de risques » et pour mettre en place une veille sanitaire chargée, comme dans le Désert des Tartares, d’annoncer l’attaque d’ennemis probables ou éventuels. L'expérience de la prévention des maladies cardio-vasculaires puis les embarras de la lutte contre le sida ont servi de terrain d’exercice pour des batailles qui s’accompagnent d’alternances entre communiqués de victoire dans les confrontations aux risques jugés les plus menaçants à court terme et constats de déception dans l’affrontement aux risques sanitaires ordinaires. « L'illusion d’invulnérabilité », « l’optimisme comparatif » font maintenant partie des processus psychosociaux explicatifs. Des moyens d’action et d’influence ont été bien identifiés et mis à l’épreuve mais les habiletés des stratèges de la communication, bien intentionnés ou non, ne résistent pas aux essais de dépassement des complexités du terrain. Il ne suffit pas de communiquer pour amener au changement.