1.
IMAGINEZ ! Un jour comme les autres : quatre heures de l'après-midi, plein soleil sur le mur d'en face comme un miroir d'été, pleine paix : c'est mai. Vous êtes repassée par chez vous et, dans le salon, vous reprenez souffle un moment. Un jour de votre vie, heureuse en somme : un mari, deux enfants : patient édifice de tendresse et d'amour ; çà et là, bien sûr, quelques brisures, mais aussi beaucoup de ces instants privilégiés où l'on a chaud tout à coup, sans raison précise, chaud d'existence. Imaginez que tout cela soudain se fende, s'ouvre et, comme un fruit pourri, perde sa substance.
C'est le téléphone qui sonne. C'est une voix anonyme : « Madame Ménessier ? Votre fils vient d'être hospitalisé : Ambroise-Paré.
— Mon fils? Mais vous faites erreur, monsieur. Mon fils est à la faculté de droit. Il passe des examens ; nous en parlions encore hier. Et d'ailleurs, qui êtes-vous ?
— Commissaire Loisel. Votre fils s'appelle bien Jean-Daniel ? Il est bien né en 1961, à Paris IVe ? Un mètre quatre-vingt-trois, cheveux châtains, signes particuliers : néant, c'est cela ? »
C'est cela ! Un long garçon aux cheveux bouclés, dont le regard émeut : de confiance, d'incertitude ; un de ces jeunes hommes de maintenant aux épaules étroites, à la grâce inquiète.
« Pavillon réanimation. Nous vous attendons. Je suis désolé, madame. »
Imaginez-vous la main sur l'appareil, dans le silence suspendu, dans le fruit éclaté. Hier, vous n'avez pas menti, il était assis là, dans ce coin de canapé justement, et comme il avait plu il avait retiré ses chaussures pour ne pas salir la moquette; ses cheveux, humides, paraissaient plus foncés ; il fumait trop, comme d'habitude.
Vous dites à voix haute : « C'est fini ! » Mais sans y croire encore, pour tâter le terrain de l'angoisse : fini le calme enchaînement de journées gonflées d'occupations choisies, les questions résolues, le sommeil peut-être. Vous ne le saviez pas : c'était le bonheur.
Vous vous êtes levée. « Pavillon réanimation. » Le trou ne cessait de se creuser en vous. En mettant votre veste, vous vous êtes rendu compte que vos mains tremblaient comme si votre corps, lui, avait déjà accepté ce que votre esprit refusait encore. A la porte seulement, vous avez pensé à votre mari et êtes revenue sur vos pas. Son numéro personnel ne répondait pas. Vous avez eu la secrétaire : « M. Ménessier est en rendez-vous à l'extérieur. Nous l'attendons d'un moment à l'autre. Désirez-vous laisser une commission ? »
Sur l'avenue, rien ne s'était passé. Elle avait ses passants, ses frissonnements de pigeons, ses autobus patauds, ses bancs au bois écaillé et aussi, poignante, cette odeur qui monte des trottoirs d'une ville que l'on aime et qui vous transmet un message d'enfance où le soleil éclaboussait une marelle avec ciel et enfer. Un garçon et une fille vous ont croisée, enlacés, se régalant à une même glace. Hier, vous ne les auriez pas remarqués. Il y avait plusieurs taxis à la station.
J'allais vers un inconnu qui s'appelait Jean-Daniel et qui était mon fils. On l'avait ramassé je ne sais où et porté en réanimation. Dans son portefeuille, parmi d'autres papiers, on en avait trouvé un où étaient inscrits le nom et l'adresse de sa mère. Lorsque, pour le dossier de l'école, je les y écrivais à la rubrique « Personne à prévenir en cas d'accident? », j'éprouvais toujours un pincement au cœur.
Bien souvent, par la suite, j'ai revécu en pensée ce moment, dans le taxi qui sentait le chien et le tabac, roulant vers l'hôpital. Une chanson qui peut-être n'existait pas tournait sans relâche dans ma tête, créant comme ces brouillages que certains pays font à la radio pour que l'on n'entende pas la voix de la vérité. « Ciel, soleil et mer », je m'en souviens. Chanson à sommeiller sur le sable d'une plage en écoutant éclater les vagues au ras de ses pieds.
Assise sur la banquette, étrangère à moi-même, je regardais défiler les rues d'une ville inconnue et hostile. La voix avait dit : « Votre fils est à l'hôpital. » Vous n'aviez pas demandé ce qui l'y avait envoyé.
Comme si vous saviez.
2.
LE commissaire Loisel m'attendait dans le hall. Nos regards se sont croisés et il m'a reconnue tout de suite. C'était un homme au visage gris, à l'imperméable fatigué : un homme comme tout le monde, qui oubliait de se tenir droit. Je ne savais si je devais serrer sa main. Il m'a dit très vite que pour Jean-Daniel, ça allait : on s'occupait de lui ; je pourrais le voir bientôt. En attendant, si je le voulais bien, il me poserait quelques questions.