Avant-propos
« Les mots peuvent être comme de minuscules doses d'arsenic : on les avale sans y prendre garde, ils semblent ne faire aucun effet, et voilà qu'après quelque temps l'effet toxique se fait sentir1. »
Dans l'étude que nous livre Victor Klemperer sur la Lingua tertii imperii, la langue des nazis, où les mots nouveaux sont moins nombreux que les retournements de sens et les valeurs nouvelles qui s'attachent à leur emploi ou déterminent la fréquence de leur martèlement, on suit les effets d'un empoisonnement graduel, celui d'une société tout entière, qui n'épargne pas même les esprits qu'on aurait crus les mieux protégés.
Les maîtres de la propagande nazie ont tiré un parti démoniaque de cette puissance perverse que peut avoir le mot. Mais les mots ne sont jamais innocents, loin de là. Et de ce fait, toute propagande véhicule bien plus que le message simple et tranché sur lequel elle prétend s'articuler. Elle ne se contente pas d'affirmer ; par le choix des termes qu'elle privilégie, elle se complaît dans l'implicite ; elle use et abuse de rapprochements prétendument candides et ses silences ne sont pas moins éloquents que les slogans auxquels elle se rallie. Pour promouvoir un message prioritaire, elle multiplie les signes de connivence avec le public auquel elle s'adresse. Ce faisant, elle révèle ou crée les bases d'une complicité qui favorisera la réception des idées étrangères au consensus du moment. Si l'étude d'une propagande politique permet de dessiner le profil spécifique d'un mouvement, elle contribue aussi à repérer les codes culturels de l'ensemble d'une société. Elle n'est pas moins révélatrice à cet égard que l'ensemble des productions scientifiques ou directement perçues comme culturelles que l'on sollicite traditionnellement pour cerner les marges diffuses d'une pensée, d'une idée ou d'un stéréotype et qu'elle complète utilement2.
Les mots et les silences de la propagande menée par la Résistance française, comme ceux de toute autre propagande politique, nous mènent donc au plus profond de l'imaginaire social français. Dans la guerre des mots qui se déclencha dès l'armistice de juin 1940 entre les Français de Londres – grâce aux émissions de la BBC, renforcées bientôt par une presse clandestine qui ira se développant sur le territoire français – et la voix officielle de la France, celle de Vichy, l'enjeu était de taille. Il s'agissait de séduire les Français, cette opinion qui soutenait alors avec ferveur le maréchal Pétain. D'un côté on souhaitait la rallier à la politique menée par le gouvernement du nouvel État français (Révolution nationale et collaboration avec les Allemands) et de l'autre la ramener dans le droit chemin du soutien aux Alliés. Cette guerre des mots se déroulait sur plusieurs fronts. Les résistants en choisissaient certains, d'autres leur étaient imposés par l'action et la propagande adverses et/ou ennemies. Le « front juif » relevait de cette dernière catégorie.
Dès les premiers mois de l'Occupation, les Juifs ont subi sur le territoire français les effets d'une double persécution. L'une était pilotée par le gouvernement de Vichy, l'autre était rythmée par les ordonnances ou les décisions allemandes. À la marginalisation économique et sociale à laquelle ces procédures d'exclusion condamnèrent tous les Juifs, français ou étrangers, se superposa bientôt la menace de l'internement, puis de la déportation vers un inconnu terrifiant pour les Juifs étrangers d'abord, avant de s'étendre à l'ensemble des Juifs. C'était là une réalité radicalement nouvelle dans la France des droits de l'homme. Des explications circonstanciées en même temps qu'un tapage haineux et violemment antisémite précédaient et accompagnaient chacune des étapes de ce calvaire. Ce livre est centré sur la façon dont la propagande de la Résistance a mené (ou esquivé) les batailles sur ce front.
Depuis que les blocages ont sauté, les écrits abondent sur la pratique antisémite de Vichy, ses aspects autonomes comme son articulation avec les objectifs de l'occupant en matière de politique antijuive. Pour la seconde, on a mis en lumière les marchandages globaux dans lesquels Vichy s'est engagé pour servir son obsession de souveraineté ; pour les premiers, on a retrouvé dans les années d'avant-guerre les racines d'un antisémitisme autochtone qui pouvait donner sa pleine mesure sous l'Occupation. Dans le chassé-croisé entre rupture et continuité, ou héritage historique et conjoncture, qui ressort de ces études, l'axe privilégié était structuré autour de l'antisémitisme français et de la filiation entre Vichy et ses précurseurs dans le monde politique français ou dans différents secteurs de la société ; l'imprégnation du fascisme et/ou de l'antisémitisme permettait d'éclairer les choix de l'après-défaite et, de façon plus spécifique, l'adoption et l'application sans encombre d'une politique antijuive. L'ensemble de ces travaux s'inscrivait dans la révision générale consécutive à ce que Jean-Pierre Azéma a appelé la « révolution paxtonienne3 ». De ce moment, le rapport aux Juifs ou la question de l'antisémitisme se sont imposés dans toute étude de la France sous l'Occupation, d'autant que la mémoire de la Shoah pesait désormais de tout son poids en France, comme d'ailleurs dans le reste du monde occidental. Aussi, lorsque l'opinion a été revisitée – que ce soit à travers ses modes d'accommodements4 ou pour démonter les ressorts du « penser-double5 » des Français –, son rapport à la « question juive » ou les réactions des uns ou des autres aux différentes étapes de la persécution antisémite ont accédé à la légitimité historiographique, sans toutefois créer le consensus.