Cinquième partie
LA DÉCOMPOSITION (1956-1957)
« Les civilisations sont mortelles, les civilisations meurent comme les hommes, et cependant elles ne meurent pas à la manière des hommes. La décomposition, chez elles, précède leur mort, au lieu qu’elle suit la nôtre. »
Le diagnostic que, dans L'Esprit européen et le monde des machines, Georges Bernanos portait sur les civilisations convient parfaitement aux républiques.
CHAPITRE PREMIER
Le curieux état de grâce
Lorsque l’autorité, la lucidité, la cohérence échappent ou font défaut à ses institutions et à ses responsables, tout régime démocratique est condamné.



Ainsi, le 2 janvier 1956, avec quatre mois d’avance sur le calendrier, la France vote. Cette élection anticipée de l’Assemblée nationale fit scandale. Pour l’avoir décidée, le dix-septième président du Conseil de la IVe République, le radical-socialiste Edgar Faure, fut exclu de son parti, auquel cet homme, assurément un des plus doués et des plus brillants du régime, avait toujours appartenu. En ce temps, toute dissolution semble annoncer un coup de force contre la République, un retour au maréchal de Mac-Mahon et aux débuts de la IIIe République.
Dans l’esprit d’Edgar Faure, exaspéré par la guérilla parlementaire qui paralysait son ministère, cette initiative inhabituelle devait dégager une majorité cohérente qui permette de s’attaquer au « problème essentiel » : l'Algériea.
Il n’en fut rien. Les deux précédentes consultations législatives de la IVe République, même si leurs résultats furent l’un et l’autre rapidement contredits par la suite des événements, avaient eu au moins le mérite de la clarté : en 1946, le triomphe des partis de gauche était incontestable ; en 1951, la défaite du mouvement gaulliste ne l’était pas moins. En 1956, la confusion l’emporte.
Avec 194 élus, la majorité sortante, menée par Edgar Faure, est très en dessous de ses espérances. Son principal adversaire, le Front républicainb, éphémère coalition formée afin de permettre un changement de majorité, n’a pas plus de motifs de crier victoire : il ne compte que 180 élus, soit 14 de moins que les partisans d’Edgar Faure. Un Français sur trois a voté en faveur de groupes situés d’emblée hors du jeu parlementaire. Les communistes, toujours au ban de la IVe République – on se rappelle qu’en 1954, lors de son investiture, Pierre Mendès France a refusé de compter leurs voixc –, restent le premier parti de France avec 25,6 % des suffrages, et le premier groupe de la nouvelle Assemblée avec 150 siègesd. Les poujadistes, avec 11,4 % des voix, obtiennent 52 députés. Or toute la campagne de l'U.D.C.A., l’Union de défense des commerçants et artisans, le mouvement de Pierre Poujade, s’est faite sur le thème « Sortez les sortants ! ».
Au dépouillement des urnes, la IVe République apparaît donc bien affaiblie, et loin des réalités. La gravité de son état se mesure à la lecture des « déclarations politiques » que, selon le règlement parlementaire, les groupes doivent remettre au bureau de l’Assemblée nationale le jour de sa première séance1. Ce sont en quelque sorte leurs programmes. Or trois seulement des douze formations qui siègent au Palais-Bourbon y inscrivent l’Algérie. Ce sont les radicaux-socialistes de Pierre Mendès France, les républicains populaires et les républicains progressistese. Ni les communistes, ni les poujadistes, ni les différents partis de droite ou du centre gauche, qui soutenaient le gouvernement Edgar Faure, ni même les républicains sociaux de Jacques Chaban-Delmas, l'U.D.S.R. de François Mitterrand ou les socialistes de Guy Mollet – pourtant, tous trois se sont présentés aux élections sous la bannière du Front républicain – ne mentionnent dans leurs objectifs le règlement du problème algérien, auquel les mendésistes accordent, dans leur texte, la priorité. Démonstration éclatante, si besoin en était, du caractère éphémère et artificiel du Front républicain. « Rarement une initiative aussi modeste connut une postérité aussi peu méritée2. » Preuve supplémentaire, ensuite, de la spécificité de la bataille électorale qui s’est conclue par le scrutin du 2 janvier 1956 : contrairement à une « vérité reçue », elle n’a pas été conduite sur le thème de « la paix en Algérief ». Témoignage irréfutable, enfin, de l’aveuglement de bien des responsables politiques. Car, même si l’opinion publique dans son immense majorité n’en a pas encore pris clairement conscience – elle devait le faire quelques semaines, voire quelques mois plus tard –, le drame algérien constitue déjà le mal qui mine le régime. Comment ne pas s’en rendre compte lorsque l’on exerce des responsabilités politiques majeures et que l’on prétend diriger la France ?