PREMIERE PARTIE
« L'homme-siècle »
1
La gloire de Sartre
Sartre a quarante ans.
Il a, derrière lui, deux courts traités de phénoménologie. Un roman, La Nausée, qui fut d’abord refusé par Gallimard. Il sort d’une guerre moins déshonorante qu’on ne l’a dit, mais moins glorieuse qu’il ne l’aurait rêvée. Or voici qu’il publie, coup sur coup, L'Etre et le Néant, puis Les Chemins de la liberté et qu’il s’impose sur la scène du Paris occupé, puis libéré, avec une autorité extraordinaire.
Il n’est pas le premier écrivain à connaître pareille embellie et à naître, pour ainsi dire, une seconde fois dans la même vie. Mais ce qui est moins fréquent c’est de survivre à un événement aussi considérable, de se maintenir d’un âge à l’autre, de passer, autrement dit, de l’époque du « Front populaire » à l’ère de l’« après-Auschwitz », un pied sur une rive, un pied sur l’autre – et de le faire, non seulement sans souffrir de cet écart, sans perdre de terrain, mais en creusant la distance, en installant son éminence – en gagnant, sans coup férir, la position d’intellectuel absolu.
Morand, à la Libération, s’exile. Céline, condamné au rôle de maudit, se terre. Montherlant, Chardonne, ruminent leur amertume, leur échec. Breton rentre d’Amérique – mais si le cœur y est, c’est le public qui n’y est plus, ni les compagnons d’aventure surréaliste, ni le climat. Et il n’est pas jusqu’à Malraux, le grand Malraux, qui a fait, contrairement aux autres, le choix de la Résistance active mais qui émerge de l’aventure étrangement amoindri : il entrait dans la guerre auréolé du prestige du « coronel » espagnol; il était le prince de la jeunesse, l’homme de tous les grands combats ; le voici devenu gaulliste, insulté par ses anciens camarades, traître à la classe ouvrière, nationaliste, apostat – si étrangement pathétique lorsqu’il monte aux côtés de Soustelle sur les tribunes du RPF ou qu’il laisse Jacques Baumel lui donner du « compagnon ».
Eh bien Sartre, lui, c’est le contraire. Il triomphe. Il s’impose. Il règne sur les revues et fonde sa propre revue. Il fait la loi – et on la lui laisse faire – dans les commissions d’épuration. Il écrit des chansons pour Gréco. Des pièces de théâtre pour ses amies. Avec la femme de sa vie, Simone de Beauvoir, il invente un style d’existence qui devient aussitôt légendaire.
Il a quarante ans.
Il n’a jamais paru plus jeune, plus heureux, que dans le Saint-Germain-des-Prés de ces années.
Jamais, depuis des décennies et pour, encore, des décennies, on n’aura vu un écrivain donner pareille impression de souveraineté, de liberté.
Il entame là, cet écrivain, une sorte de nouvelle existence – prince, à son tour, d’une jeunesse qui va puiser dans ses livres ses devises, sa foi, son goût de briser les tabous et les conformismes, son sens de la pensée devenue vie ou le sentiment, grâce à lui, de voir les choses, le monde, les êtres, comme si c’était la toute première fois. Sartre, le patron.
Sartre et les femmes : un amour nommé Castor
Courte note sur les relations avec la femme de sa vie, Simone de Beauvoir, surnommée le Castor.
Amour et liberté. Transparence sans volonté de pureté. Rêver chacun pour soi, écrire chacun pour l’autre. Ne pas céder sur son désir, ne pas céder sur celui de l’aimé. Connivence absolue. Extrême intimité et, pourtant, grande dissemblance. Sartre, d’ailleurs, vouvoie Beauvoir. Il tutoie toute une foule de gens, mais il vouvoie Beauvoir. Preuve de distance? De méfiance? Ou signe, au contraire, d’élection? Election, bien entendu. Etoile fixe. Il faut écouter Sartre quand il dit : « il y aura ça dans ma vie, que j’aurai aimé une personne de toutes mes forces, sans passionnel et sans merveilleux, mais du dedans. » Puis : « il fallait que ce fût vous, mon amour – quelqu’un qui fût si étroitement mêlé à moi qu’on ne reconnaît plus le sien du sien, je vous aime1. » Puis, une autre fois : « je ne peux pas être séparé de vous, car vous êtes comme la consistance de ma personne2. » Et encore : « ma vie ne tient plus à moi », vous êtes « toujours moi », on ne peut pas être « plus unis que nous ne le sommes », vous et moi3.