CHAPITRE PREMIER
Quand tu t'es faufilé dans mon ventre en même temps que ton père, toi glissant insidieusement par son sexe, sans faire le moindre bruit, lui n'a plus nourri qu'une angoisse : savoir si, quand tu serais grand, je pourrais t'avouer qu'au moment de te faire, nous étions bien conscients qu'il allait mourir. Il était sûr qu'il ne pouvait en être autrement. Cette certitude l'habitait depuis sa naissance, et quand il déclarait quelque chose, il fallait lui répondre « oui ». Toujours. Si on le contrariait, il devenait fou furieux, ou affichait son bel air fier, avant d'assener d'une voix noire et tranquille : « Je le sais... Je le sais parce que je suis le fils de Dieu. » Il craignait par-dessus tout que tu puisses en douter, c'est en effet singulier. Mais comme moi, tu l'aurais cru en croisant une seule fois son regard. Dans ses yeux scintillaient davantage d'étoiles que le ciel n'en a jamais compté. Ton père, c'était un geyser de lumière. Une semaine après notre rencontre, je lui confiai que je te voulais, et il me claquait en guise de réponse : « t'es folle ». J'étais, d'ores et déjà, complètement folle. Il ne manquait pas de m'y encourager, une voie qu'il traçait jour après jour, avec ses mots comme avec ses mains. Il ensemençait ma tête d'autant de grains de folie qu'il pouvait en inonder mon corps, par exemple lorsque nous te faisions et te refaisions. J'ai connu cet homme très complet, très cinglé. Je n'ai pas gardé le souvenir qu'il nous ait manqué grand-chose pour être heureux. Même pas toi. Aujourd'hui, il est vivant, mais il a toujours préféré être mort, alors j'abdique. La littérature valide bien les contes, il pourra constater le récit fidèle, sa mémoire ci-après déposée. Et puis, j'ai toujours préféré tenir à promettre, et devancer, c'est encore mieux. Ce livre constitue la preuve que j'aurai su te parler de ton père vivant après sa mort. Alors tu pourras naître, puisqu'ici déjà, tu auras grandi et que lui sera enfin disparu. Il s'est toujours montré très compliqué. Il n'a jamais rien voulu faire comme tout le monde. Je ne l'aurais pas aimé différent.
Le très grand Sergio V. est né par le siège à près de cinq kilos dans une petite maison blanche de Djerba-la-douce, Djerba-la-fidèle, celle des dépliants de vacances en gros. De ces deux caractéristiques, la douce et la fidèle, il n'en retiendrait aucune : son âme était rude comme la montagne, et j'ai toujours estimé qu'il me trompait à tour de bras, pour des raisons que je te dirai plus tard. Il avait huit frères et sœurs, mais comme il s'est trouvé dernier-né, sa mère a vite oublié que les autres existaient. Il a donc grandi comme un dieu, ceci expliquant cela. C'est à force de maturité et de cours d'histoire qu'il a fini par ne se considérer que comme le fils de Dieu. Il était juif. Il n'eut donc pas à souffrir de la concurrence de Jésus, mais ce premier dépit de taille, n'être que le fils, concourrait beaucoup à son ultérieure mauvaise humeur chronique. Cette altération du caractère peut sembler aberrante aux impies, mais se sentir diminué à ce point le blessait profondément. J'ai partagé ce fardeau tous les jours.
Ton père atteignait le summum de la douleur lorsqu'il s'était mis en tête de faire plaisir aux autres. Il aimait avant tout se montrer généreux, d'une générosité que les aléas du monde terrestre interdisent de dire « sans bornes » : il s'en trouvait démoli. Il mesurait les limites de ses facultés quand il me commandait le soleil pour le lendemain, par exemple. Au matin, il partait sous le déluge avec les yeux mouillés d'avoir été trahi. On n'aurait pas su dire s'il pleurait ou s'il pleuvait, ni qui, tellement il peinait à démêler le ciel de lui, ce qui se trouvait de ciel en lui et de lui dans le ciel. D'ailleurs, les rares fois où, atteint par une blessure authentique, il se laissait surprendre des larmes au coin des yeux sous un toit bien étanche, il affirmait : « je pleux ». Je ne sais même pas comment t'écrire ce verbe, le conjuguer en « je ». On dit toujours qu'« il » pleut. À dater de notre rencontre, « il », c'est devenu Lui. Du jour où ton père a plu, il a révolutionné ma grammaire, et pas mal d'autres choses encore... Ma vie, disons-le. Ce n'est pas un mal. L'existence est souple.
Les deuils le faisaient pleuvoir plus que tout au monde : ceux des cousins, des amis, de leurs pères, de leurs aïeux par alliance, par ré-alliance, à la mode de Bretagne — sans qu'on puisse invoquer des racines celtiques —, par recherche approfondie au cent douzième degré dans un arbre généalogique improbable, et même la disparition d'êtres qui ne semblaient liés à aucun parent, ni proche ni éloigné, et ce pour une raison simple : il mesurait là encore que des pouvoirs lui échappaient. Il regardait la mort comme une attaque personnelle. Quand le péquin du coin s'exclamait : « Dieu a repris l'un des siens », en divin sur terre, ton père ressassait : « On a repris l'un des miens ». Forcément, le départ des défunts est un voyage dont le sens varie en fonction du point de vue où l'on se place. Il cherchait alors dans ses prières vers qui se tourner pour crier sa révolte, le drame étant qu'il ne pouvait pas décemment maudire son propre père. Moi, je songeais que selon sa perspective, le mort ne sortait pas de la famille, « tout était pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles », mais je ne me suis jamais permis de le lui souffler. Je crois qu'il l'aurait mal pris. À regarder passer un cercueil dans la rue, il pouvait rester bouleversé. Avec le macchabée, c'était toute une famille qu'il devinait brisée, un morceau de l'univers qui saignerait sans réparation possible. Pour la vie. Ça lui faisait du mal. Il avait un talent fou pour épouser la douleur des autres. Il cultivait tout ce qui était rare.