CHAPITRE PREMIER
Je m'appelle Adeline Fournier, j'ai trente-trois ans, Jean-Philippe, mon mari, trente-huit. Hier, nous avons fêté nos noces de coton avec les enfants, Javotte et Martin. Ils ont interprété pour nous, de façon exquise, une petite pièce mettant en scène un couple de vieux mariés complètement gâteux. Nous avons beaucoup ri; les acteurs aussi. Solange, l'amie de la famille, était venue filmer les réjouissances. Alors que depuis plusieurs mois j'ai du mal à trouver mon souffle, il m'a semblé respirer librement.
Certains prétendent que le mariage est une succession de caps à passer : celui des sept années par exemple. Je ne l'ai pas senti. Je me trouve bien auprès de Jean-Philippe et il affirme pouvoir être lui-même à mes côtés. Nous partageons beaucoup d'idées et de goûts.
Autour de nous, de nombreux couples se défont, qui croyaient s'aimer. L'usure, paraît-il. Je pense parfois que si nous n'en sentons pas encore les effets, c'est que nous nous voyons trop peu pour être rassasiés l'un de l'autre. Jean-Fi, directeur commercial d'une grosse maison d'électronique, passe rarement toute la semaine à la maison. Mon travail de «jardinière», comme il dit, m'oblige à en sortir souvent, parfois même en week-end. On peut y voir une chance.
Des spécialistes affirment que le choc amoureux entre un homme et une femme n'est jamais dû au simple hasard. Il y aurait de part ou d'autre, un manque, une aspiration inavouée : on serait prêt pour cette rencontre.

Je n'étais pas prête pour Sergueï.
Ma vie était pleine, harmonieuse, je m'y sentais bien et je n'en désirais pas d'autre. Avant de connaître Jean-Philippe, j'avais eu quelques brèves aventures, lui aussi ; ainsi avions-nous pu faire la différence entre une simple attirance physique qui, les corps apaisés, vous renvoie à votre solitude, et ce qu'on appelle l'amour, où l'âme prend sa part de plaisir. C'est à ce moment, de bien-être et de gratitude, que Jean-Philippe vient chercher refuge au creux de mon épaule. Je le caresse comme mon enfant, il me semble que tout est dit.
Il me semblait.
Ne vous croyez jamais à l'abri d'une passion. Lorsque, sous un ciel serein, vous sortez le bateau pour une promenade, vous n'avez pas désiré la tempête qui soudain se lève, vous entraîne dans les turbulences et, vous en rappelant les risques, fait flamber la vie en vous. J'étais au calme dans mon anse. Mais peut-être veille-t-il en chacun de nos corps une petite flamme qui n'attend que le souffle du vent pour se transformer en grand feu? On dit cela du cancer.
Si j'ai décidé d'écrire cette histoire, quoi qu'il en coûte à ma pudeur, et de l'écrire « à chaud », c'est pour l'épingler toute vive dans ma mémoire afin de ne pas, un jour, comme dans tant d'autres affaires semblables, me retournant vers ces quelques mois, me dire avec un sourire indulgent et gêné : « Voyons, Adeline, tu ne peux avoir été cette femme-là! »
J'ai été cette femme-là. Elle est en moi.
Ce n'est pas une confession : rien à avouer, mon père, mais tant à témoigner, à s'émerveiller, à hurler peut-être, moi que ce simple verbe hérisse déjà, qui n'aime que la demi-teinte, le clair-obscur des paroles et des sentiments et que continuent à heurter les mots crus dans les livres ou les images brutales de l'amour sur l'écran.
Je voudrais que ce récit s'entende comme la musique du Boléro de Ravel : un thème, toujours le même, celui du désir, sans autre développement que sa lente et inexorable amplification jusqu'au point de non-retour, l'embrasement total, l'explosion aux frontières d'une mort souhaitée.
Il paraît que cette œuvre fut un défi lancé par le musicien à un public trop fervent à son goût. Du bout du doigt, il tapota quelques notes sur le piano : « Je les répéterai sans cesse, décida-t-il, en faisant monter graduellement l'orchestre. »
Ces quelques notes, il l'ignorait encore, étaient les premières gouttes d'un philtre, le départ d'un ensorcellement menant à une fête grandiose pour les uns, à une danse macabre selon les autres.
J'entends résonner pour ma part, dans ce rythme obsédant, le bourdon implacable de la passion.
J'ai rencontré Sergueï Levasseur en novembre dernier, à un dîner qui se voulait sans histoire chez Solange. Il pleuvait, je m'en souviens, comme aujourd'hui alors que je trace ces lignes et ce n'est pas pour me déplaire. Le chant de la pluie a, d'une certaine façon, enchanté mon enfance bretonne, tout comme celui des cigales, celle de Sergueï.