1.
Verbatim
J'ai naturellement une sainte horreur des mariages religieux, me dit mon cousin Bernard, si bien que la cérémonie n'a jamais eu lieu à l'église, même pour ma première femme, une certaine Zara Dragovic, qui était tombée d'accord sur le contrat. J'avais vingt-cinq ans au compteur, un mariage religieux m'aurait plutôt fait vomir, de même un mariage célébré loin de mes bases. L'arrangement semblait idéal, dans la mesure où cette femme, qui a toujours quatorze années d'avance sur moi – elle n'est pas encore morte –, se trouvait déjà encombrée par deux enfants (elle-même étant d'origine croate, née aux environs de Zagreb, non loin des plaines hongroises) que leur géniteur, un Noir travaillant, quant à lui, en qualité d'aide-infirmier – non d'infirmier assistant – à l'hôpital psychiatrique de Bel-Air, avait placés dans une institution valaisanne, car ils dérangeaient à force de turbulence, explicable à leur âge, environ sept et neuf ans. Après que j'eus couché quelques lunes avec elle, dans mon appartement d'alors, au dernier étage de la maison de famille du 8, clos des Tanneurs, en face de chez Laurence, notre cousine, ou dans son appartement du 111, rue de Genève, proche de la frontière, sur la ligne du tram, elle m'a prié de l'épouser avant mon voyage avec Gaël, agendé depuis plusieurs mois, afin qu'on ne lui retire pas la garde des mioches voire qu'on ne l'expulse pas de Suisse en bonne et due forme ; elle commençait à subir des tracas avec la prostitution et avec ses vols à l'étalage motivés par le seul plaisir du geste. Nous avons sans problème trouvé l'accord sur le prix, qui n'était guère élevé pour elle et qui me payait le voyage, filles incluses.
Le mariage résolvait ma situation : ma femme dansait comme une déesse, bougeait à merveille, s'habillait avec classe et jetait de la poudre aux yeux. Je ne pensais plus au suicide. La tirer n'était pas la moindre des choses. Comment ne pas accepter ses conditions lorsqu'elle me dit : « Bernard, je te donne quinze mille francs suisses et tu m'épouses », tout en me laissant libre d'aller m'amuser en Amérique centrale et du Sud où je partais justement le premier avril avec Gaël, mon frère, si bien qu'en guise de poisson nous avons dû essuyer, Gaël et moi, les larmes de ma mère et de ma femme, composant un parterre de pleureuses sur le tarmac de l'aéroport de Genève-Cointrin, six jours après le mariage conclu le 26 mars, en catimini, à la mairie.

Dix ans plus tard – en 1989, comme tu pourras le vérifier dans mes cahiers –, j'ai pris la précaution de passer à l'hôtel de ville pour faire établir tous les papiers nécessaires à la fois au prononcé du divorce et à l'établissement d'une nouvelle femme, que j'avais décidé de ramener d'Asie à tout prix, la situation avec Zara s'envenimant au fil du temps : je me sentais à vrai dire de plus en plus isolé, si bien que je songeais à disparaître, depuis notre séparation. Oui, je lui ai demandé le divorce afin de pouvoir m'envoler et de revenir accompagné. J'allais dans le mur. Aucune alternative ne pointait à l'horizon.
Je n'ai pas lésiné. J'ai dépensé dix, douze mille francs en deux semaines et demie. Noï, que j'ai rencontrée dans les quartiers chauds de Bangkok, sans savoir qu'elle était professionnelle, est ainsi devenue ma deuxième femme. Je l'ai épousée sur place avant d'aller m'aérer, poursuivant mon voyage solitaire. Je me suis bien amusé dans les petites tribus du nord de la Thaïlande, tandis que Noï rassemblait son trousseau et se préparait à quitter le territoire (je lui avais commandé une veste et d'autres effets chauds). J'ai compté trente, trente-deux filles pendant ces dix-huit, dix-neuf jours, puis je suis rentré au bercail avec Noï. Elle se disait divorcée, sans enfants, battue par son mari, âgée de vingt-quatre ou peut-être bien vingt-sept ans. Le père était chinois et la mère thaïe. Elle ressemblait à une gamine. Elle possédait le profil idéal. Je me sentais moins encombré à l'arrivée qu'au départ, comme allégé, comme délesté ; je m'étais débrouillé.
Cette Noï ne tiendrait pas ses promesses, j'allais m'en rendre compte avec stupeur en 1990. Je venais de rejoindre Gaël à Bornéo (l'air ahuri, il avait dû tomber des Philippines en parachute). Gaël m'apprend que ma femme, Noï, que j'espérais au début du mois de septembre, afin de poursuivre le voyage avec elle, ne débarquera pas comme prévu ; en tout cas pas en septembre comme tu le veux, me dit Gaël ; peut-être à Noël. Entre-temps, j'avais rencontré celle qui allait devenir ma troisième épouse, Jessie. La fatalité fait si bien les choses qu'à ma stupeur Gaël m'informe dès son retour en Suisse que ma femme (à laquelle j'écrivais souvent et que j'aimais, à ma façon : j'en avais besoin) non seulement ne viendra ni en décembre, ni à Pâques ou à la Trinité, mais qu'elle demande le divorce, par l'intermédiaire d'un certain Primo (par hasard un ami de Gaël).