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En plein cagnard, deux camionnettes Hiace, aussi carabossées que des fées, viennent, dans un nuage de poussière un peu âcre, de déboucher sur le terre-plein à l’entrée de l’Edena, un camping deux-étoiles agréé par la Fédération française de Naturisme et le groupe international apoiliste Nude for Health.
Les deux gros tas de tôles freinent spontanément en découvrant que plusieurs véhicules, dont une fourgonnette bleu horizon de la Gendarmerie nationale, patientent devant la cahute du gardien.
– Les nouvelles vont vite, putain, les cognes sont déjà là !
– Du calme.
– T’es marrant, toi ! Moi, les képis, ils me filent les nerfs en queue de singe…
– Du calme, je te dis.
– Rien que de les voir…
– Calme-toi…
– Je peux pas maîtriser, vacherie…
Un bouchon dans la pinède, ce n’est pas fréquent. La poussière retombe mollement. Claquements et couinements de carrosseries fatiguées.
Les pins, au loin, à travers un frisottement de l’air.
Tout autour, un camaïeu de vert et d’or, végétation surchauffée à la limite de la grillade. Au ras du sol, les images se brouillent, comme si le réel était flouté. Même les cigales hésitent à bosser.
– Pas de parano, regarde, ils sont tout rouges sous la gamelle. Ça fait un moment qu’ils sont là, eux aussi.
– C'est quand même gonflant.
– Je vais aller voir.
– Déconne pas. C'est des flics. Fais gaffe.
– T’inquiète…
– Tu me lègues ta totale de Proudhon ?

Le conducteur de la première camionnette s’extrait de sa poubelle avec majesté. C'est un jeune homme qui n’a pas l’air d’avoir atteint la fatidique trentaine. Il porte les cheveux mi-longs, un tee-shirt noir à la gloire des boules Quies « Motorhead » et une sorte de bermuda sauvage issu d’un jeans deux fois unijambiste. Il s’avance vers la petite foule suante qui piétine devant la grille et observe, un peu plus loin, les trois gendarmes discuter avec un homme plus âgé, à la peau cuite comme une pomme au four, torse nu, le bas du corps recouvert d’un paréo. En reconnaissant le nouvel arrivant, ce Monfreid à la retraite s’excuse auprès de l’autorité et, souriant avec chaleur, vient le serrer fraternellement dans ses bras.
– Salut, Calo ! Vous êtes arrivés, enfin une bonne nouvelle…
– Salut et fraternité, Harrar. Y a une embrouille ?
– Une merde. Je t’expliquerai. Je suis en train de négocier le passage avec les hallebardiers. Je te verrai tout à l’heure. Allez vous installer dès qu’ils vous laisseront passer. La 15, vous serez tranquilles.
– T’as besoin d’aide ?
– Non, non, surtout pas. Ouh là…
– Je disais ça comme ça.
– T’en mêle pas. On se voit après. Je te rappelle, pour la flotte, c’est le tuyau jaune. Je l’ai changé cet hiver. Le jus, je sais que tu t’en fous. Bon, j’y vais, force reste à la Loi.
Calo revient lentement à la camionnette, presque à reculons, comme s’il craignait de se prendre une balle dans le dos. Il étudie, du coin de l’œil, un Harrar plus préoccupé que d’habitude rejoindre les gendarmes eux-mêmes, sous le grand pin maritime de l’entrée, aussi circonspects que des bulots trop cuits.
Il fait de plus en plus chaud. Quelques cigales, mollement, se sont décidées à sortir la râpe à fromage.
En sueur, Calo remonte dans la Toyota.
– Alors ?
– Y a un lézard, mais je ne sais pas quoi. Il nous racontera. En tout cas, bonne nouvelle, on a la 15, juste derrière la dune. A l’écart. Je l’avais repérée à Pâques…
– Ça n’empêche. Je persiste. Ça commence mal. Je ne le sens vraiment pas.
– Arrête, Thomas.
– Tu sais ce qu’il disait, mon paternel ? Il disait : « Sur trois anars, un flic. »
– Ça y est, c’est reparti. Ecoute, surtout, tu bouges pas. Tu la fermes. Boîte à camembert. Les tuniques bleues vont nous filtrer à l’entrée. Ne leur fais pas ta célèbre grimace…
Calo démarre au moment où la première voiture, ayant montré patte blanche, passe la barrière. La deuxième se présente juste derrière, stoppant au niveau d’Harrar et des gendarmes. Courte discussion. Saluts réglementaires. Les touristes s’engagent dans le camping, des Hollandais.
La Toyota, en ronronnant, avance alors jusqu’au guichet. Le gérant leur glisse par la fenêtre les papiers à remplir, Calo lui confie en échange les cinq cartes d’identité, pendant que le plus gradé des tuniques bleues jette un coup d’œil à l’intérieur. Même si Harrar a dû leur assurer qu’ils sont des clients prévus par réservation depuis deux mois, qu’est-ce qu’il voit, le pandore ? Quasiment un cas d’école : cinq individus pas vraiment conformes aux faciès d’employés de banque en vacances. Des gauchistes, des asociaux actifs, des altermondialistes, des hippies ou des marginaux, voire des terroristes suicidaires, ça dépend des manuels et des images qui vont avec. Ça se voit à leurs tronches, leurs regards, leurs coupes de douilles, leurs nippes. Sans parler du foutoir dans la caisse. Qu’est-ce que ça va être avec la deuxième Toyota… En plus des deux zigotos assis devant, l’essentiel du matos y est entassé – autant de caisses qui, pour un pandore de base, peuvent être pleines, au choix, de drogue, d’explosifs, de photos pédophiles ou de rillettes fabriquées en loucedé à Taïwan… Déjà que le représentant de la maréchaussée ne doit pas totalement considérer les naturistes comme des citoyens normaux ou formatés… En plus, il y a quatre mecs et trois filles, ça ne fait pas un compte rond pour des apoilistes encartés – dans les parages, ils ont la réputation d’être plutôt famille régule, genre pharmacien de province à la retraite.