I
PARIS – MOSCOU
VOL DE NUIT
J'ai peur pour mon peuple, pour son énorme corps paresseux, pour son âme pleine de talent, mais étrangère à la vie.
MAXIME GORKI.
DANS le rapide international qui traverse la nuit européenne, un homme cherche le sommeil. D’habitude, il s'endort comme un enfant : n'importe où, sans attendre. Il s'abandonne au brouillard de la fatigue et tombe, ici ou là, sur les canapés, les fauteuils, les tapis, parfois même dans les cages d’ascenseur.
Cette nuit-là, rien n’y fait. Les frontières sont comme des lignes tranquilles qu’il a comptées une à une. La nature a changé au fil des pays. Quelques douaniers sont venus, des policiers, et lui, chaque fois, s’est redressé, a tendu ses papiers, puis il a retrouvé sa couchette, silhouette massive sous le halo voilé de la veilleuse. Il a fermé les yeux. Il s’est laissé dériver sur les nuages des songes.
En vain.
Il ne dormira pas.
Ce ne sont pas les voyages : il revient du Mékong, il a longtemps vécu à Buenos Aires, il a survolé l’Afrique, les Andes, la France, les mers et les déserts.
Ce n’est pas l’angoisse des situations nouvelles, la peur des accidents : son corps porte les stigmates innombrables des chutes de son enfance, des accidents de l’age adulte, tous survenus dans des circonstances improbables.
Peut-être est-il troublé par la mission qui lui a été confiée, pour lui inhabituelle. Ou parce qu’il s’aventure sur un continent qu’il ne connaît pas. Le train, aussi, et ce balancement si tranquille qui le change des foucades d’un Caudron ou de la lourdeur du Laté 293, cet hydravion lance-torpilles avec lequel il s’est abîmé dans le golfe de Saint-Raphaël quelques mois plus tôt...
Lassé, le voyageur se lève, glisse son mètre quatre-vingt-trois au bas de la couchette, ouvre la porte du compartiment et sort. Aussitôt, le saisit cette impression mystérieuse qu’il a ressentie chaque fois qu’il s’est aventuré dans le couloir. Une sensation d’isolement total. D’imperméabilité absolue.
Aucun bruit ne perce le bois des cloisons. Les rideaux sont tirés, les dentelles rabattues, les soieries immobiles. Les boutons des portes, en cuivre, luisent comme s’ils étaient neufs.
Le voyageur foule les tapis épais, immaculés. Il fait coulisser un premier battant. Puis un deuxième. Un troisième. Les lits sont inoccupés. La voiture est vide. Il est le seul occupant de splendeurs désertées. Il songe qu’il occupe cette partie du train comme l’hôte unique d’un palace de la Riviera aux ors éclatants et désuets. Il est le pensionnaire exclusif d’un train fantôme qui roule vers Moscou.

Il suit le couloir, tangue dans le soufflet, traverse une voiture vide, puis une autre, une autre encore, nouveau soufflet, il quitte les sleepings de première classe, pousse la porte des troisième et là, s’arrête, suffoqué.
Devant lui, entassés les uns à côté des autres, certains sur des banquettes en bois, la plupart au sol, la tête reposant sur des sacs ou des couvertures roulées, les membres jetés au hasard, reposent des centaines d’ouvriers polonais, des femmes, des enfants, qui rentrent au pays. Ici, ce n’est plus le silence, l’odeur du cuir, le doux balancement de la dentelle. Mais les plaintes, les cris, les exclamations. Les essieux ne soupirent pas : ils heurtent. Un bébé tète sa mère endormie. Un homme au crâne rasé cogne, abruti de fatigue, contre la vitre sale. Les yeux, quand ils s’entrouvrent, sont vitreux.
Le paradis soviétique, ici, a une autre allure que du côté des première classe.
Le voyageur comprend soudain d'où lui vient ce malaise créateur d’insomnie : le périple a quelque chose de faux.
Il est une heure du matin, ce 27 avril 1935. L'homme revient sur ses pas. Il retrouve le silence, le luxe et une volupté sans partage.
Dans les voitures de première, la porte d’un compartiment s’est ouverte. Le voyageur entre. Il cherche d’autres fantômes. Il ne rencontre personne. Mais il reconnaît une odeur. Celle d’une passagère disparue. Une femme qu’il n’a jamais rencontrée mais dont il identifie le parfum. C'est celui que Guerlain a emprunté à son dernier livre paru : Vol de nuit.
SUR LA PLACE ROUGE
Je ne crois pas au pittoresque. J’ai sans doute trop voyagé pour ne point connaître combien il trompe.
ANTOINE DE SAINT-EXUPÉRY.
QUELQUES jours plus tôt, Antoine de Saint-Exupéry est assis à une table de la brasserie Lipp, boulevard Saint-Germain. Pierre Lazareff, le grand manitou de Paris-Soir, vient de lui demander de couvrir les manifestations du 1er mai à Moscou.