Contours du nouveau monde industriel
Au XXe siècle, la vie quotidienne a été fondamentalement marquée par la place que le design a prise dans la production industrielle : l’art, devenu avec la modernité une exploration systématique de tous les possibles, donnant des «coups de boutoir dans tous les sens» (Antonin Artaud), contribuait en nouant une relation fonctionnelle avec l’industrie à ce qui allait aboutir à un processus de transformation planétaire, aussi bien technologique que culturel.
Ce devenir, qui conférait à la vie esthétique une vocation économique, se concrétisa au moment où les public relations, qui devinrent bientôt le marketing, inventèrent aux États-Unis la figure du consommateur.
Désormais, tandis que le capitalisme est lui-même qualifié de culturel, c’est la conception au sens le plus large (comme recherche scientifique, comme nouveaux modèles économiques et politiques de la socialisation, comme design et comme création artistique) qui vient au cœur du processus industriel – ce que l’on appelle l’industrie de la connaissance, les sociétés de savoir, le capitalisme cognitif ou l’économie créative. Les possibilités de la technologie paraissant illimitées, les destinataires de produits et de services semblent de moins en moins se satisfaire du rôle passif de clients ou d’usagers, et vouloir devenir de plus en plus des contributeurs et des praticiens – c’est-à-dire aussi redevenir des citoyens.
Industrie relationnelle et économie de la contribution
PAR BERNARD STIEGLER
philosophe, directeur de l’IRI
On obtient un idéal-type en accentuant unilatéralement un ou plusieurs points de vue et en enchaînant une multitude de phénomènes, donnés isolément, diffus et discrets, que l’on trouve tantôt en grand nombre, tantôt en petit nombre et par endroits pas du tout, qu’on ordonne selon les précédents points de vue choisis unilatéralement, pour former un tableau de pensée homogène. On ne trouvera nulle part empiriquement un pareil tableau dans sa pureté conceptuelle : il est une utopie. Le travail historique aura pour tâche de déterminer dans chaque cas particulier combien la réalité se rapproche ou s’écarte de ce tableau idéal.
MAX WEBER
Trois convictions quant au nouveau monde industriel
J’ai contribué à l’initiative et à la conception de ces Entretiens sur la base de trois convictions.
La première de ces convictions est que – comme l’indique le titre de ce cycle de rencontres – nous vivons plus que jamais dans un monde industriel, et que la fable si calamiteuse de ce que l’on a appelé la société « post-industrielle » est enfin derrière nous : notre époque connaît des transformations toujours plus radicales et plus rapides, et ce processus d’innovation permanente, qui constitue un phénomène extraordinairement nouveau et bizarre au regard de l’histoire, de la protohistoire et de la préhistoire de l’humanité, et que l’on appelle la modernisation, est plus industriel que jamais. C'est l’époque d’une industrie de services telle que l’industrialisation affecte désormais la vie dans sa totalité, les relations sociales les plus diverses et l’activité psychique dans ses moindres recoins. Je l’ai appelée l’époque hyper-industrielle 1.
Ma deuxième conviction est que nous changeons de monde industriel. Celui que nous quittons reposait sur le modèle productiviste qui s’était mis en place au XIXe siècle, et qui s’est peaufiné au XXe siècle comme industrie organisée selon le modèle consumériste : le fordisme, qui avait conduit cette organisation productiviste-consumériste à une sorte de perfection, était fondé à la fois sur le travail à la chaîne et sur les médias de masse. Rompant avec un âge dominé par les industries culturelles analogiques, le nouveau monde industriel est ce qui émerge à travers ce que l’on a appelé tour à tour la « société de l’information », la « société du savoir», l’« industrie de la connaissance» et l’« économie de l’immatériel». Que ces qualificatifs soient adéquats ou non est une vaste question qui reste ouverte, sur laquelle je m’exprime par ailleurs2.
Ma troisième conviction est que le dépassement du modèle productiviste-consumériste – qui rencontre désormais de toutes parts ses propres limites systémiques, ce qui confirme les thèses que René Passet avait énoncées il y a vingt-huit ans2 – tient de façon essentielle à l’apparition d’un nouveau type de technologies relationnelles. Les technologies relationnelles sont apparues au sein du stade le plus récent de la société productiviste-consumériste – aboutissant à ce que Jeremy Rifkin a appelé le «capitalisme culturel». Mais elles sont porteuses d’un potentiel relationnel qui rompt avec l’organisation productiviste-consumériste dans la mesure où celle-ci repose sur une opposition fonctionnelle entre les deux instances qui la fondent, le producteur et le consommateur.