PREMIÈRE PARTIE
I
Depuis un moment, ils se tenaient immobiles, debout à quelques pas l'un de l'autre, et Mrs. Dare feignait de lire la lettre qu'il venait de lui tendre, mais il y avait plusieurs secondes déjà qu'elle avait pris connaissance de ce document et maintenant, du coin de l'œil, elle observait le nouveau venu. Sans bien savoir pourquoi, elle éprouvait un sentiment de gêne à le regarder en face. « En tout cas, se dit-elle pour se rassurer, il a certainement l'air honnête. »
Elle le voyait de profil, le visage frappé par les rayons de soleil qui se glissaient dans la pièce entre les feuilles des arbres, et malgré elle il lui parut beau, bien qu'il fût roux. C'était cela qui la troublait, cette chevelure de flamme, ce teint d'une blancheur laiteuse, et elle se domina pour qu'il ne comprît pas l'espèce de répulsion qu'il lui inspirait. Elle ne remarqua pas tout de suite qu'il avait les yeux noirs. Grand et le corps un peu mince dans des vêtements sombres qui ne paraissaient pas faits pour lui, il croisait les bras sur la poitrine et regardait la rue d'un air de défi. A ses pieds, un sac jaune dont le cuir se fendillait par endroits était bourré au point de ressembler à une sphère. Au bout d'un instant, il changea d'attitude, allongea une grande main vers le sac qu'il déplaça sans bruit de quelques centimètres, puis, se redressant, enfonça le bout des doigts dans les poches de son veston, les yeux au loin.
Peut-être se savait-il observé. Il laissa passer une minute ou deux, puis risqua un coup d'œil oblique vers Mrs. Dare qui lisait toujours. Enfin, comme si cette longue attente l'y autorisait, il jeta plus hardiment la vue autour de lui.
La pièce était basse de plafond et les murs recouverts d'une tenture décolorée qui tirait sur le jaune. Près de la fenêtre, deux fauteuils à bascule se faisaient face, séparés par un petit tapis au point de chaînette dont les laines bleues et mauves se fanaient. Une table ronde en bois peint supportait une grosse plante aux feuilles vigoureuses et lustrées qui formait l'ornement central de ce petit salon. On voyait dans un coin un piano droit étalant sur son porte-musique un album de chansons en vogue dont les titres en lettres grasses faisaient l'effet d'un rire vulgaire. Le jeune homme détourna la tête. « C'est l'Université, pensa-t-il. A l'Université, c'est comme ça. » Mais chez lui, dans la maison de ses parents, le piano ne servait que le dimanche, lorsqu'on chantait des cantiques, et toute la semaine il gardait sa longue bande de drap olive qui protégeait les touches.
Du temps s'écoula encore, mais rien ne laissait croire que Mrs. Dare eût achevé sa lecture, car elle tenait encore le papier entre ses doigts maigres et ne bougeait pas. « Je ne peux pourtant pas le renvoyer parce qu'il est roux », se dit-elle. Elle observa ses chaussures poudreuses et supposa qu'il était venu à pied de la gare, par économie. De nouveau elle s'interrogea : « Je me demande s'il sent. Les roux sentent très fort quelquefois. Ça, je ne le supporterais pas. Je dois reconnaître que d'ici je ne sens rien. »
Tout à coup, elle plia la lettre qu'elle remit dans son enveloppe.
- Monsieur Day, fit-elle, vous savez ce que contient cette lettre ?
- Oui, dit-il, c'est moi qui l'ai écrite sous la dictée de mon père.
Sa voix était un peu sourde, à la fois rauque et tendre. Il expliqua :
– Mon père est aveugle.
Mrs. Dare leva les sourcils. Ni jeune, ni vieille, sèche et droite dans sa robe grise à fleurs blanches, les joues plates et frottées de rose, les cheveux noirs et tirés en arrière, elle avait la bouche trop longue et le nez trop pointu pour être jolie, mais le jeune homme jugea qu'elle devait, en tout cas, se trouver belle pour se farder de cette façon. Il n'aimait pas ses yeux clairs qui l'examinaient avec une sorte d'impudence et semblaient même lui percer le crâne, car on eût dit qu'au centre de l'iris bleu pâle la pupille noire et méchante, pareille à un œil plus petit, le clouait au mur.
- Aveugle, fit-elle comme un écho.
Et par une impulsion soudaine elle tourna les talons.
- Suivez-moi, dit-elle, je vais vous faire voir votre chambre.
Ils montèrent. Sous leurs pas, les marches gémirent et l'une d'elles fit entendre un bruit comparable au claquement d'un fouet.
A présent, ils se tenaient dans la chambre claire et nue et le jeune homme regardait autour de lui. Une table de travail occupait l'espace entre la cheminée plate et la fenêtre sans rideaux, et le lit de cuivre, bizarrement placé de biais, empêchait que la porte ne s'ouvrît toute grande. Dans un coin, une chaise de paille semblait s'entretenir avec un fauteuil à bascule sur les bras duquel une planche était posée qui pouvait servir de pupitre. Pas le moindre bout de tapis ne recouvrait le plancher dont la peinture noire s'écaillait par endroits, traçant de la porte à la fenêtre une manière de piste, mais si pauvre que fût ce décor il s'enrichissait de toute la lumière qui passait à travers les arbres et teintait de rose les murs et le plafond. L'automne américain peignait de ses couleurs énergiques les sycomores qui bordaient la rue, depuis le violet sombre jusqu'au rouge et au jaune de cuivre.