© Éditions Larousse 2007

ISBN : 978-2-03-586667-7

 

 

AVANT D’ABORDER L’ŒUVRE

 

 

Fiche d’identité de l’auteur

Molière

Nom : Molière (pseudonyme de Jean-Baptiste POQUELIN).

Naissance : le 15 janvier 1622.

Famille : petite bourgeoisie. Père marchand tapissier.

Enfance : bonnes études secondaires chez les Jésuites. Étudie les auteurs comiques latins. Perd sa mère à 10 ans.

Formation : études de droit, mais vocation artistique.

Début de carrière et de vie adulte : liaison avec la comédienne Madeleine Béjart. Fondation de l’Illustre-Théâtre (1643). En 1645, faillite. Départ en province ; tournées pendant treize ans.

Premiers succès : deux farces, L’Étourdi (Lyon, 1655) et Le Dépit amoureux (Béziers, 1656).

Gloire et difficultés : Paris (1658). Triomphe des Précieuses ridicules (1659). Molière au théâtre du Palais-Royal. Les Fâcheux, première comédie-ballet (1661). Enthousiasme du roi. Mariage avec Armande Béjart ; vie privée agitée. Molière cible des troupes concurrentes et des religieux. En 1663, L’École des femmes, La Critique de l’École des femmes, L’Impromptu de Versailles.

Le protégé du Roi-Soleil : à partir de 1664, Molière au zénith de sa carrière. La troupe de Molière nommée « Troupe du roi ». Création du Tartuffe et de Dom Juan. Scandales et interdictions. Période créative mais troubles de santé. En 1668, George Dandin et L’Avare (accueil mitigé). En 1669, triomphe de Tartuffe (3e version). Le Bourgeois gentilhomme (1670), Les Fourberies de Scapin (1671).

Une carrière en berne : 1672, mort de Madeleine Béjart. Les Femmes savantes, boudées. Brouille avec son ami et collaborateur Lully devenu le préféré du roi.

Mort : sur scène, en pleine représentation du Malade imaginaire (10 février 1673). Pas d’hommage officiel.

 

 

Pour ou contre

Molière ?

Pour

Désiré NISARD :

« Aucun poète dans notre pays n’a eu plus d’imagination, de sensibilité et de raison, ni une harmonie plus parfaite. »

Histoire de la littérature française, 1844-1861.

Gustave LANSON :

« Le style de Molière est un admirable style de théâtre. »

Manuel illustré d’histoire de la littérature française, 1953.

Antoine ADAM :

« Le mérite des œuvres de Molière est de s’imposer à nous par des qualités de santé, de vigueur qui lui permettrent de survivre à toutes les modes. »

Revue Europe, mai-juin 1961.

Contre

LA BRUYÈRE :

« Il n’a manqué à Molière que d’éviter le jargon et le barbarisme et d’écrire purement. »

Les Caractères, « Des ouvrages de l’esprit », 1689.

Jean-Louis BARRAULT :

« Les comédies de Molière sont plus attristantes que les tragédies de Racine. »

Le Figaro littéraire, 28 octobre 1961.

Paul GUTH :

« Le roi le considère de plus en plus comme son valet de théâtre, qui lui écrit des pièces, au commandement. »

Histoire de la littérature française, Fayard, 1967.

 

 

Repères chronologiques

 

 

 

 

 

 

Fiche d’identité de l’œuvre

L’Avare

Auteur : Molière. En 1668, il a 46 ans.

Genre : comédie.

Forme : dialogue en prose.

Structure : 5 actes (I, 5 scènes ; II, 5 scènes ; III, 9 scènes ; IV, 7 scènes ; V, 6 scènes).

Principaux personnages : Harpagon, riche bourgeois avare et usurier, prétendant de Mariane. Ses enfants Cléante, jeune homme dissipé et insoumis, Élise, jeune fille délicate et obéissante. Valère, faux intendant d’Harpagon, en réalité jeune aristocrate, fiancé à Élise. Mariane, jeune fille pauvre, amoureuse de Cléante, en réalité fille du seigneur Anselme. Frosine, intrigante cupide et adroite. La Flèche, valet de Cléante, habile et dévoué à son maître. Maître Jacques, cuisinier-cocher d’Harpagon. Anselme, vieux prétendant d’Élise, riche seigneur napolitain, en réalité père de Valère et de Mariane.

Lieu et durée de l’action : l’action se déroule dans la maison d’Harpagon, en 24 heures.

Sujet : Père tout-puissant, Harpagon organise pour ses enfants, Cléante et Élise, des mariages d’intérêt. Il se réserve quant à lui d’épouser la jeune et charmante Mariane. Mais Cléante, qui est amoureux de la jeune fille, et Élise, secrètement fiancée à Valère, refusent d’obéir à leur père. Le trésor de l’avare, volé avec l’aide de La Flèche, puis rendu à son propriétaire, permettra d’exercer un chantage grâce auquel l’amour sera vainqueur. Le dénouement est heureux : Harpagon récupère son trésor ; le vieil Anselme retrouve ses deux enfants Mariane et Valère, Cléante épousera Mariane et Valère Élise.

Thèmes principaux : l’avarice, l’argent (Harpagon, Cléante) ; l’amour (Valère, Élise, Cléante, Marianne) ; l’hypocrisie (Valère, Frosine, maître Jacques) ; maîtres et valets (Harpagon, Cléante, Valère, La Flèche, maître Jacques).

 

 

Pour ou contre

L’Avare

Pour

François FÉNELON :

« L’Avare est moins mal écrit que les pièces qui sont en vers. »

Lettre sur les occupations de l’Académie française, 1716.

GŒTHE :

« L’Avare […] a une grandeur extraordinaire et est à un haut degré tragique. »

Conversations avec Eckermann, 1825.

Antoine ADAM :

« Molière a audacieusement combiné, avec des scènes d’un comique de farce, d’autres scènes d’une signification humaine plus profonde. »

Le Théâtre classique, PUF, 1970.

Contre

GRIMAREST :

« Le moyen d’être diverti par de la prose ! »

Vie de Molière, 1705.

Jean-François de LA HARPE :

« Le seul défaut de la pièce est de finir par un roman postiche. »

Lycée, ou cours de littérature ancienne et moderne, 1799.

Pierre BRISSON :

« La peinture de l’avarice se ramène à une suite de numéros de répertoire. Molière ne raisonne pas d’après un caractère mais d’après des scènes à faire. »

Molière, sa vie dans ses œuvres, Gallimard, 1942.

 

 

Pour mieux lire l’œuvre

 Au temps de Molière

L’Avare n’est pas une création de jeunesse. En 1668, lorsqu’il compose cette comédie, Molière est âgé de 46 ans. Il est un homme mûr, en pleine possession de ses moyens après des années de tournées en province pendant lesquelles il a expérimenté auprès du public français tous les ressorts de la farce et de la comédie. Mieux : depuis 1658, il s’est frotté au public parisien, et a travaillé pour le plus exigeant et le plus puissant de tous les grands, le roi Louis XIV.

Le siècle de la bourgeoisie conquérante

L’action de L’Avare, qui nous semble aujourd’hui si loin de nos préoccupations, reflète la société du Grand Siècle. Les personnages sont à l’image des contemporains de Molière : Harpagon, par exemple, est un bourgeois cousu d’or, comme tant d’autres bourgeois de l’époque. Sous Louis XIV en effet, la bourgeoisie est en pleine ascension sociale : elle s’enrichit par le commerce et la finance, par le prêt à intérêt et l’épargne, et pénètre peu à peu les hautes sphères de l’État (comme le ministre Colbert). À l’inverse, la noblesse, habituée au luxe, dépense sans compter pour soutenir son train de vie. Peu à peu, elle perd sa domination sociale en même temps que son pouvoir économique.

Les nouveaux riches

Nouveaux riches, Harpagon et son fils Cléante représentent deux attitudes caractéristiques face à une prospérité encore récente. Bourgeois de la première génération, Harpagon considère que l’argent est un capital que l’on doit garder et faire fructifier. Représentant de la seconde génération, Cléante voit dans la richesse plaisir, dépense et confort. L’avarice d’Harpagon n’est donc pas seulement un trait de caractère : c’est aussi une conception de l’épargne. Quant à l’affrontement entre le père et le fils, il ne traduit pas une simple incompatibilité d’humeur, mais il souligne un conflit de générations face à l’argent.

La rareté de l’or

L’or fascine la bourgeoisie du siècle de Louis XIV, car les espèces en or et en argent sont devenues très rares. C’est la bourgeoisie qui en possède la plus grande partie, tandis que les caisses du roi sont vides. Louis XIV, à plusieurs reprises, ordonnera à ses sujets d’apporter leur vaisselle d’argent à la Monnaie pour qu’elle soit fondue… La fortune d’Harpagon « en bons louis d’or et pistoles bien trébuchantes » (V, 1) fait référence aux trésors accumulés par la bourgeoisie.

Le théâtre : divertissement ou péché ?

Sur le plan culturel, Louis XIV favorise les arts et les lettres. Âgé de vingt ans quand Molière débarque à Paris après des années de tournée en province, le jeune souverain adore le luxe, les fêtes, les divertissements et il raffole du théâtre. Séduit par Molière qui sait le faire rire, il s’attache personnellement à cet auteur-comédien qu’il va honorer de sa confiance et soutenir financièrement en lui attribuant une pension.

Avant lui déjà, Louis XIII avait amélioré le statut des comédiens : « Nous voulons que leur exercice, qui peut innocemment divertir nos peuples de diverses occupations mauvaises, ne puisse leur être imputé à blâme, ni préjudice à leur réputation dans le commerce public » (ordonnance du 16 avril 1641).

À l’inverse, pour l’Église, le théâtre reste en disgrâce. Les auteurs de romans et de pièces de théâtre sont « des empoisonneurs publics, non des corps mais des âmes des fidèles » (Nicole, Lettres sur l’hérésie imaginaire). La communion est interdite « à ceux qui sont notoirement excommuniés, interdits et manifestement infâmes : savoir les […] comédiens, les usuriers, les magiciens, les sorciers, les blasphémateurs et autres semblables pécheurs » (Rituel du diocèse de Paris).

Tout Paris au spectacle !

Pourtant, le théâtre ne s’est jamais mieux porté. À l’époque de L’Avare, trois troupes dominent à Paris. La plus ancienne, troupe des Grands Comédiens, se produit à l’hôtel de Bourgogne. La troupe de Molière, « Troupe du roi », partage avec la troupe des Italiens la salle du Palais-Royal, ancienne demeure de Richelieu.

Le public est très mélangé. Le parterre accueille une foule de spectateurs (environ 700), bruyants et remuants, qui regardent le spectacle debout. Les bourgeois occupent les loges et les galeries latérales. Quant aux nobles, ils sont assis à droite et à gauche de la scène (jusqu’à deux cents spectateurs dans les années 1650 !) et gênent souvent la représentation par leurs allées et venues.

L’art dramatique : emprunter n’est pas voler

Au XVIIe siècle, il est d’usage, pour les écrivains, de trouver leur inspiration chez d’autres auteurs. On crée des œuvres nouvelles à partir d’œuvres anciennes ; on adapte une idée, on ajuste une histoire, on redéfinit un genre, on mélange diverses sources d’inspiration pour créer une œuvre nouvelle et originale.

Plaute, le grand inspirateur

Molière emprunte à Plaute, le fameux poète comique latin, le sujet de L’Avare. L’Aulularia (titre latin signifiant « petite marmite »), comédie écrite environ 200 ans avant J.-C., est sa source directe. Le personnage d’Harpagon, l’épisode de la cassette et l’intrigue amoureuse entre Valère et Élise viennent directement de la pièce latine, de même que certains détails : les mains de La Flèche inspectées par l’avare (I, 3), le « sans dot » que répète Harpagon (I, 5), l’idée de la collation offerte à Mariane (III, 1), le monologue de l’avare volé (IV, 7), le quiproquo dans la scène des aveux de Valère (V, 3).

D’autres sources

Mais Molière s’inspire aussi d’autres œuvres. Dans La Belle Plaideuse, écrite treize ans avant L’Avare, Boisrobert, l’auteur (1592-1662), montre un jeune homme obligé, comme Cléante, d’emprunter de l’argent à un usurier qui n’est autre que son père. I Suppositi, comédie italienne de l’Arioste, présente une jeune fille comme Élise, riche et amoureuse d’un faux domestique, en réalité jeune homme de bonne famille qui, comme Valère, retrouve sa fortune dans le dénouement. Enfin, la commedia dell’arte (ou comédie italienne) offre à Molière un répertoire de figures traditionnelles : le valet bavard et inventif (La Flèche), l’intrigante (Frosine), le vieillard amoureux (Harpagon), ainsi que quelques traits de gros comique : la chute d’Harpagon (III, 9) et les volées de coups de bâton (III, 1, 2).

Une œuvre pourtant originale

Comme on le voit, Molière n’hésite pas à reprendre les idées de ses prédécesseurs. Mais peut-on en conclure qu’il s’est contenté, dans L’Avare, de mettre bout à bout des idées empruntées à d’autres ? Non ! Bien au contraire : pour créer une pièce cohérente et divertissante, pour donner une unité à sa comédie, il a dû combiner ses sources, les marquer de sa personnalité et les adapter aux réalités de son siècle.

 L’essentiel

L’Avare reflète l’art d’un écrivain plein d’expérience, en pleine possession de ses moyens.

Cette comédie donne à voir la société française sous le règne de Louis XIV : Harpagon et sa famille représentent la classe bourgeoise qui, enrichie par la finance et le commerce, s’impose par sa prospérité sur la scène sociale. Pour créer cette comédie, Molière a emprunté à diverses sources, comme le voulait la tradition de l’époque.

 L’œuvre aujourd’hui

Molière a créé L’Avare cinq ans avant sa mort. Après la maladie qui l’a éloigné de la scène (1666-1667), et l’interdiction qui a frappé la représentation du Tartuffe, il s’est remis au travail. Pressé par Louis XIV qui vient de promouvoir sa troupe au rang de « Troupe du roi », il crée, entre 1667 et 1668, plusieurs comédies : Amphitryon, imitée de Plaute, George Dandin et L’Avare, sans compter Le Misanthrope et la seconde version du Tartuffe, des « grandes comédies » plus sérieuses.

La première de L’Avare a lieu le 9 septembre 1668 au théâtre du Palais-Royal. Tout d’abord, la pièce ne remporte pas le succès escompté. Habitué aux grandes comédies en vers, le public n’apprécie guère le texte en prose qui gêne ses habitudes. En outre, il est déconcerté par l’aspect trop romanesque de l’intrigue et adresse à la pièce plusieurs critiques : un défaut dans l’unité d’action, deux rôles inachevés (Valère, Frosine), un dénouement aussi artificiel qu’invraisemblable.

La comédie ne sera représentée que neuf fois entre le 9 septembre et le 9 octobre. Reprise le 14 décembre de la même année, elle sera donnée en tout quarante-sept fois du vivant de Molière, sans jamais toutefois remporter de franc succès.

Et, pourtant, L’Avare est depuis 1680 la comédie de Molière la plus représentée à la Comédie-Française après Le Tartuffe : 2 520 représentations au 1er janvier 2005. Cette comédie est également aujourd’hui un classique de la culture scolaire. Pourquoi ?

Tout d’abord, la prose, qui a tant gêné les spectateurs en 1668, rend le texte plus accessible au public du XXIe siècle. Le dialogue est à la portée de tous, car la langue de Molière, simple et savoureuse, utilise un vocabulaire souvent concret et des constructions grammaticales pleines de naturel.

En outre, l’histoire de L’Avare continue de plaire : le jeune public adore cette comédie qui pose si bien le problème de l’autorité des parents sur les enfants, qui parle d’amour en termes toujours actuels et met en scène des personnages pittoresques comme Harpagon, La Flèche ou maître Jacques.

Enfin, le comique de la pièce n’a pas vieilli : les traits empruntés à la farce, aussi bien que la peinture de mœurs et des caractères, fonctionnent à merveille, car, à travers Harpagon, ses enfants et son personnel de maison, Molière a peint l’homme éternel et universel. C’est pourquoi on rit depuis plusieurs siècles des mêmes répliques, des mêmes gestes, des mêmes caractères, des mêmes situations.

 L’essentiel

Si, à sa création, L’Avare, comédie en prose, a dérouté le public habitué aux comédies en vers, la pièce, au cours des siècles, s’est imposée comme une des œuvres les plus populaires de Molière. Le public contemporain se montre toujours sensible à cette histoire familiale où l’on parle d’argent et d’amour et où l’on reconnaît, derrière les traits des personnages, l’homme éternel et universel.

 

 

L’AVARE

 

 

PERSONNAGES

HARPAGONpère de Cléante et d’Élise, et amoureux de Mariane.
CLÉANTEfils d’Harpagon, amant de Mariane.
ÉLISEfille d’Harpagon, amante de Valère.
VALÈREfils d’Anselme et amant d’Élise.
MARIANEamante de Cléante et aimée d’Harpagon.
ANSELMEpère de Valère et de Mariane.
FROSINEfemme d’intrigue.
MAÎTRE SIMONcourtier.
MAÎTRE JACQUEScuisinier et cocher d’Harpagon.
LA FLÈCHEvalet de Cléante.
DAME CLAUDEservante d’Harpagon.
BRINDAVOINElaquais d’Harpagon.
LA MERLUCHElaquais d’Harpagon.
LE COMMISSAIRE.
LE CLERC.

 

 

La scène est à Paris.

 

 

ACTE I

Scène 1

VALÈRE, ÉLISE.

VALÈRE. Hé quoi ? charmante Élise, vous devenez mélancolique, après les obligeantes assurances que vous avez eu la bonté de me donner de votre foi1 ? Je vous vois soupirer, hélas ! au milieu de ma joie. Est-ce du regret, dites-moi, de m’avoir fait heureux, et vous repentez-vous de cet engagement où mes feux2 ont pu vous contraindre ?

ÉLISE. Non, Valère, je ne puis pas me repentir de tout ce que je fais pour vous. Je m’y sens entraîner par une trop douce puissance, et je n’ai pas même la force de souhaiter que les choses ne fussent pas. Mais, à vous dire vrai, le succès3 me donne de l’inquiétude, et je crains fort de vous aimer un peu plus que je ne devrais.

VALÈRE. Hé ! que pouvez-vous craindre, Élise, dans les bontés que vous avez pour moi ?

ÉLISE. Hélas ! cent choses à la fois : l’emportement d’un père, les reproches d’une famille, les censures du monde4 ; mais plus que tout, Valère, le changement de votre cœur, et cette froideur criminelle dont ceux de votre sexe payent le plus souvent les témoignages trop ardents d’une innocente amour5.

VALÈRE. Ah! ne me faites pas ce tort de juger de moi par les autres. Soupçonnez-moi de tout, Élise, plutôt que de manquer à6 ce que je vous dois. Je vous aime trop pour cela, et mon amour pour vous durera autant que ma vie.

ÉLISE. Ah ! Valère, chacun tient les mêmes discours. Tous les hommes sont semblables par les paroles, et ce n’est que les actions qui les découvrent différents.

VALÈRE. Puisque les seules actions font connaître ce que nous sommes, attendez donc au moins à juger de mon cœur par elles7, et ne me cherchez point des crimes8 dans les injustes craintes d’une fâcheuse prévoyance. Ne m’assassinez point9, je vous prie, par les sensibles coups d’un soupçon outrageux, et donnez-moi le temps de vous convaincre, par mille et mille preuves, de l’honnêteté de mes feux.

ÉLISE. Hélas ! qu’avec facilité on se laisse persuader par les personnes que l’on aime ! Oui, Valère, je tiens votre cœur incapable de m’abuser. Je crois que vous m’aimez d’un véritable amour, et que vous me serez fidèle ; je n’en veux point du tout douter, et je retranche mon chagrin10 aux appréhensions du blâme qu’on pourra me donner.

VALÈRE. Mais pourquoi cette inquiétude ?

ÉLISE. Je n’aurais rien à craindre si tout le monde vous voyait des yeux dont11 je vous vois, et je trouve en votre personne de quoi avoir raison aux choses que je fais12 pour vous. Mon cœur, pour sa défense, a tout votre mérite13, appuyé du secours d’une reconnaissance où le ciel m’engage envers vous. Je me représente à toute heure ce péril étonnant qui commença de nous offrir aux regards l’un de l’autre, cette générosité surprenante qui vous fit risquer votre vie pour dérober14 la mienne à la fureur des ondes, ces soins pleins de tendresse que vous me fîtes éclater après m’avoir tirée de l’eau et les hommages assidus de cet ardent amour que ni le temps ni les difficultés n’ont rebuté, et qui, vous faisant négliger et parents et patrie, arrête vos pas en ces lieux, y tient en ma faveur votre fortune15 déguisée, et vous a réduit, pour me voir, à vous revêtir de l’emploi de domestique de mon père. Tout cela fait chez moi sans doute un merveilleux effet, et c’en est assez, à mes yeux, pour me justifier l’engagement où j’ai pu consentir ; mais ce n’est pas assez peut-être pour le justifier aux autres, et je ne suis pas sûre qu’on entre dans mes sentiments.

VALÈRE. De tout ce que vous avez dit, ce n’est que par mon seul amour que je prétends auprès de vous mériter quelque chose ; et, quant aux scrupules que vous avez, votre père lui-même ne prend que trop de soin de vous justifier à tout le monde, et l’excès de son avarice et la manière austère16 dont il vit avec ses enfants pourraient autoriser des choses plus étranges. Pardonnez-moi, charmante Élise, si j’en parle ainsi devant vous : vous savez que sur ce chapitre on n’en peut pas dire de bien. Mais enfin, si je puis, comme je l’espère, retrouver mes parents, nous n’aurons pas beaucoup de peine à nous les rendre favorables. J’en attends des nouvelles avec impatience, et j’en irai chercher moi-même si elles tardent à venir.