I
Données physiques et problèmes conceptuels y afférents
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Coup d'œil d'ensemble
1-1. Panorama introductif
Nous savons tous qu'aux xvie et xviie siècles une révolution eut lieu dans les concepts ; et pas seulement avec Copernic. On souligne souvent l'importance de la rupture — fondatrice de la science moderne — que fut le passage de la physique d'Aristote à la physique galiléenne. Aristote restait proche des données immédiates des sens. Par exemple : il constatait qu'un mobile qui n'est plus soumis à aucune force finit toujours par s'arrêter, et il incorporait ce fait à son système. Il constatait que les êtres vivants diffèrent qualitativement les uns des autres, et il incorporait ce fait aussi — à titre de donnée fondamentale — à son système. D'où finalement chez lui une grande abondance de concepts non hiérarchisés. D'où une grande ouverture à la description qualitative, mais aussi une faiblesse du côté du quantitatif. Chez Galilée, Descartes, etc., au contraire, ce qui l'emporte c'est la hiérarchisation des concepts. A leurs yeux, il y a les concepts de base et les autres. Et ces derniers doivent finalement être ramenés aux premiers, de telle sorte qu'en définitive la description du monde physique soit formulée entièrement en termes de notions fondamentales simples, claires et peu nombreuses.
Nous savons, bien sûr, qu'en physique classique et dans les autres sciences c'est cette conception-là qui a triomphé. Cette différence entre les deux Écoles est connue et souvent décrite. Mais de ce fait on oublie fréquemment de mentionner un parallélisme essentiel existant entre elles, parallélisme que l'on veut ici souligner. Il s'agit du fait que toutes deux ont en commun l'idée que les notions constitutives sont des concepts quasi évidents ou des idéalisations de concepts quasi évidents : des concepts familiers, des idées claires et distinctes comme disait Descartes, dont le “bon sens” (ou Dieu) assure qu'ils sont inattaquables. On souligne souvent, et on a raison de le faire, que Galilée, Descartes et Newton ont introduit les mathématiques dans la physique. Mais on omet, en général, de remarquer qu'ils appliquaient ces mathématiques principalement au développement quantitatif de considérations énoncées au moyen des concepts familiers. Descartes veut tout décrire « par figures et mouvements » et parle des « tuyaux et ressorts qui causent les effets des corps naturels » . Newton parle, lui, de points matériels, autrement dit de petits grains, et ainsi de suite. Même Pascal, dans l'apologue du ciron, semble tenir pour évident que le domaine de validité de ces concepts familiers s'étend à toutes les échelles, de l'infiniment grand à l'infini de petitesse 1 .
Avaient-ils raison ? Oui, jugeons-nous à l'heure actuelle, vu qu'ils étaient de vrais pionniers. Il était sain d'explorer tout d'abord les tenants et aboutissants d'une idée si simple et si naturelle. Oui aussi, du fait que, même aujourd'hui, la description par concepts familiers demeure en bien des cas un excellent modèle. Pensons aux biologistes moléculaires, par exemple. Ils ont affaire à de grosses molécules qui, pour des raisons connues — déductibles, comme nous le verrons, de la mécanique quantique elle-même —, ont un comportement pratiquement conforme à la physique classique. Par la pensée on peut par conséquent leur attribuer des formes, des structures en termes d'atomes, etc. Les traiter comme des pièces d'un jeu de Meccano. Ce modèle permet de prévoir mille choses. On s'explique que la tentation soit grande, chez certains, de l'ériger en absolu universel : en description du Réel même, donc de la pensée aussi bien.
On aboutit par là à une sorte de philosophie mécaniste qui fait certes sourire certains philosophes, mais qui a les couleurs de la simplicité et du bon sens et conserve, de ce fait, une très grande plausibilité même aux yeux des personnes globalement bien informées. Que l'on pense à un cadre commercial, à un ingénieur, voire à un chercheur plus ou moins étroitement spécialisé dans une discipline autre que la physique. Ces personnes — comme presque tous nos contemporains — vivent constamment en interaction avec des machines, c'est-à-dire des systèmes construits par l'homme et dont l'horloge est le modèle par excellence. Comment ne pencheraient-elles pas spontanément vers un mécanicisme universel, et cela en dépit des beaux discours des philosophes ? On comprend donc que ce type de “vision du monde” ait conservé un vrai crédit, tant dans l'esprit du public “éclairé” que dans celui de nombreux scientifiques. L'idée que le monde — le monde physique tout au moins — est une immense mécanique paraît infiniment plausible.