« Être soumis à un procès par le tribunal ou avoir affaire au Château signifie accéder à cette vie cachée, dangereuse et fuyante dont descend toute autre vie – et dont toute autre vie n’est qu’une faible contrefaçon. »
Roberto Calasso, K.
Elle n’était pas encore morte.
Elle ne pouvait bouger les yeux ni remuer les membres, sinon de façon spasmodique, mais une partie de son cerveau demeurait en activité, où des images, des sensations, des impressions passaient au ralenti, dans une sorte de brume, sans qu’elle pût en dire la source ni les relier l’une à l’autre.
Elle n’avait pas mal cependant. Oppressée, oui ; quelque chose lui écrasait la poitrine à la façon de ce corset qu’elle avait dû mettre un soir pour un bal costumé, dont on serrait les lacets dans son dos par à-coups, une main contre ses reins, en l’obligeant à chaque fois à rentrer le ventre et tenir sa respiration. Cela l’étouffait jusqu’à la nausée, mais elle ne ressentait pas de douleur particulière, son corps ne lui envoyait aucun signal qui pût lui faire penser qu’elle s’était cassé une jambe ou blessée au visage ou même écorché un coude. De sorte qu’une de ses premières pensées cohérentes fut de se demander combien de temps il allait lui falloir pour récupérer du choc qui l’avait étourdie, et se lever, et rentrer chez elle.
Elle se souvenait des lumières jaunes de la nuit, des marronniers le long des quais, de la vitesse. Il faisait chaud et ils roulaient très vite, pour elle ne savait plus quelle raison. Il lui eût fallu être en mesure de se concentrer pour remonter le fil des événements. Seulement il y avait ce bruit lancinant, ininterrompu, qu’elle avait pris un instant pour la musique d’une fanfare, avec cuivres et grosse caisse, et qui était, elle s’en rendait compte à présent, le hurlement d’un klaxon. Peut-être l’alarme s’était-elle déclenchée par mégarde ? Pourquoi alors le chauffeur ne la coupait-il pas ? Et puis il y avait cette poussière grasse qui flottait alentour. Elle entrait dans ses narines, sa bouche, ses oreilles, s’insinuait partout, dans le moindre repli ou interstice, perturbant le fonctionnement de son esprit qu’elle allait finir par asphyxier à la façon d’un linceul de scories.
Elle s’était assommée un jour contre une poutre qu’elle n’avait pas vue, lorsqu’elle était adolescente, après une course-poursuite dans le grenier, et c’était un peu les mêmes impressions de déséquilibre, de perte de repère, qu’elle éprouvait à présent. Il lui semblait avoir vacillé sous l’onde d’une déflagration et être tombée, avoir roulé, puis… Elle ne savait plus. Lorsque ses yeux remplissaient leur office, par intervalles, elle n’apercevait qu’un voile cotonneux que trouaient de brèves clartés, tels des lumignons oscillant dans le vent, si bien qu’elle n’avait aucune idée de l’endroit où elle avait chuté, ni d’ailleurs de la position dans laquelle elle avait atterri et dont il lui semblait difficile, voire impossible, de s’extraire toute seule. De solides masses la coinçaient, comme si elle avait glissé dans une anfractuosité, entre deux blocs de roches. Ah, si ce maudit klaxon arrêtait un instant son vacarme…

***

Elle n’était pas morte.
On allait l’aider à se remettre debout. Elle discernait des phares, des coups de freins. Les pneus crissaient sur un tapis d’éclats de verre, des gens accouraient à son secours. Plusieurs personnes, devinait-elle, entouraient déjà la voiture, qui ne refuseraient pas de la raccompagner. Des hommes tournaient autour de l’épave et, sans le hurlement continu de l’avertisseur, elle eût pu entendre ce qu’ils disaient et les guider dans leurs efforts pour lui porter assistance. Peut-être ne l’avaient-ils pas encore aperçue et croyaient-ils le véhicule abandonné ?
Des bruits de moteur lui parvenaient également malgré le klaxon condamné à ne plus se taire. Ils ronflaient, puis s’éteignaient et repartaient en pétaradant, dégageant à force – à moins que celle-ci eût une autre origine – une affreuse odeur de caoutchouc brûlé qui lui évoquait un appareil électrique dont avaient grillé les circuits. Cela s’était produit durant les grandes vacances, l’année précédente ; un micro-onde qu’elle avait laissé tourner à vide avait fini par rendre l’âme en dégageant longtemps, on la respirait encore le lendemain jusque sur la terrasse qui dominait l’océan, une puanteur similaire.