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On dit qu’il y a des gens qui choisiraient de ne rien changer à leur vie, même si une bonne fée leur en offrait la possibilité. Cecilia Randall, elle, aurait volontiers accepté de gommer quelques mois de ses vingt-deux années d’existence.
Et tout particulièrement l’année qui venait de s’écouler.
C'était en janvier, très peu de temps après le nouvel an, qu’elle avait rencontré Ian Jacob Randall. Il était militaire dans la marine, sous-marinier, plus précisément. Cecilia avait eu le coup de foudre. Le problème, c’est que, follement amoureuse de lui, elle s’était ensuite comportée comme une idiote et s’était retrouvée enceinte. Et puis, comme si cela ne suffisait pas, elle l’avait épousé. Troisième erreur.
Car tout était allé ensuite de mal en pis, sans doute parce qu’elle n’avait pas cessé de prendre les mauvaises décisions. Non par bêtise — elle était plus naïve et amoureuse que stupide — mais elle n’avait pas voulu regarder la réalité en face et s’était comportée en incorrigible romantique.
Hélas, très vite, la profession de Ian et les réalités de la vie l’avaient fait redescendre sur terre.
De par son métier, en effet, Ian était souvent en mer. Et il était absent, une fois de plus, lorsque leur petite fille était née, bien plus tôt que prévu, souffrant d’une insuffisance cardiaque irréversible. Le temps que Ian rentre à la maison, Allison Marie reposait déjà en paix. C'est toute seule que Cecilia avait, sous la pluie battante du nord-ouest Pacifique, regardé le minuscule cercueil disparaître sous la terre froide et boueuse. Seule encore qu’elle avait dû prendre des décisions déchirantes sans les conseils de sa famille ou le réconfort de son mari.
Oui, elle n’avait eu personne sur qui compter. Sa mère vivait sur la côte Est. A cause d’une tempête de neige, son avion n’avait pu décoller pour l’Etat de Washington. Quant à son père, il s’était contenté de la soutenir dans la mesure de ses moyens, ce qui équivalait à pas grand-chose. Son intervention s’était réduite à une carte de condoléances avec quelques lignes exprimant combien il était attristé par la perte de l’enfant.
En état de choc, Cecilia était restée pendant des journées et des nuits interminables assise près du berceau vide de sa fille, passant alternativement des larmes à la torpeur. D’autres femmes, dont les époux étaient en mer avec le sien, avaient bien tenté de la consoler, mais Cecilia n’était pas à l’aise avec ces inconnues. Murée dans son chagrin, elle avait refusé leur aide et leur amitié. Installée à Cedar Cove depuis peu de temps, elle n’avait pas eu le temps de s’y faire des amis. Aussi avait-elle dû porter son chagrin toute seule.
A son retour, Ian n’avait rien compris à son amertume. Il avait tenté en vain de justifier son absence, imputant son retard aux procédures de la marine. A bord d’un sous-marin nucléaire, lui avait-il expliqué, les communications se limitaient à des « messages familiaux » de cinquante mots. De plus, au moment du drame, le sous-marin se trouvait sous le cercle polaire. Les supérieurs de Ian n’avaient donc pas jugé bon de lui transmettre les messages de Cecilia annonçant la naissance d’Allison, puis sa mort. De brefs messages où elle exprimait sans détour son chagrin sans se soucier qu’ils puissent être filtrés par les autorités de la marine. Des messages qui ne lui étaient parvenus qu’à la fin de sa mission, dix semaines plus tard. « Je n’étais pas au courant », n’avait-il cessé de répéter depuis.
Cecilia le croyait. Elle savait bien qu’il n’avait pas reçu ses messages et qu’il était injuste de lui en vouloir. Mais c’était plus fort qu’elle. Une seule réalité faisait sens à ses yeux : sa fille était morte. Son mari ignorait ce qu’elle avait enduré en son absence et il ne pourrait jamais le comprendre. Jamais.
Désormais, elle n’avait plus qu’un seul objectif : se sortir de cette impasse. Sortir de ce mariage, de ce bourbier affectif empli de culpabilité et de regrets. Simplement, s’en aller. Et l’échappatoire la plus simple était de divorcer.
Assise dans le couloir, près de la salle d’audience, elle attendait, plus déterminée que jamais à mettre fin à sa vie conjugale. D’un coup de maillet, le juge allait enfin apporter un terme au cauchemar de l’année écoulée. Un cauchemar dont les images la poursuivaient encore de façon si douloureuse qu’elle en venait à regretter d’avoir croisé un jour le chemin de Ian Randall.