De lourds nuages gris obscurcissent le ciel, la pluie ne cesse de tomber. À travers le pare-brise embué, Martine a du mal à conduire sa petite Mini. Quel temps épouvantable, pense-t-elle, on se croirait en plein hiver. C'est affreux. J'aurais mieux fait de garder Élodie à la maison.
Nous sommes le jeudi 13 mai 1993. Emmitouflée dans son manteau, bien calée dans son siège enfant, la petite fille interroge sa mère :
- C'est toi qui vas venir me chercher?
- Non, ma chérie. Aujourd'hui, c'est Corinne, ta nounou, qui va venir à midi et qui te fera déjeuner.
Élodie vient d'avoir trois ans. Elle est élève de la petite section de la maternelle Commandant-Charcot à Neuilly-sur-Seine. Elle a été absente plus d'une semaine à cause de la varicelle. C'est son premier jour de classe après sa maladie. Boulevard du Commandant-Charcot, la petite Mini longe le bois de Boulogne. À travers les arbres, Élodie aperçoit avec bonheur les canards qui s'ébattent dans la mare Saint-James.
- Maman, maman, tu as vu les canards ?
— Oui, ma chérie, bien sûr que je les ai vus.
— Est-ce que cet après-midi Corinne va m'emmener jouer au parc?
— Oui, si il s'arrête de pleuvoir.
- Ah, c'est bien. Peut-être que j'irai avec Mathieu et Camille, et puis on ira au manège, je monterai sur Pollux.
- C'est qui, Pollux ?
— Pollux, c'est le cheval noir.
Dans la rue de la Ferme, avant d'arriver à l'école, s'alignent des immeubles cossus ou des hôtels particuliers. Pas de commerces. Les rondes de police sont fréquentes, c'est le quartier le plus chic de Neuilly-sur-Seine. Les parents de la petite Élodie ont dû faire des sacrifices pour venir s'y installer. Ils ont quitté Saint-Ouen parce qu'ils voulaient que leur fille commence sa scolarité dans un milieu plus protégé. C'est leur seul enfant. Elle est devenue leur principale source de bonheur et leur raison de vivre. Martine a entendu à la radio que les responsables d'une école maternelle du nord de Paris ont été obligés de tendre un filet au-dessus de la cour de récréation : des voyous jetaient des bouteilles sur les enfants. Comment peut-on s'attaquer à des êtres aussi fragiles ?
La place de Bagatelle est envahie par les voitures des mamans qui se rangent n'importe comment. Certains gamins arrivent dans des limousines conduites par des chauffeurs de maître. L'école Commandant-Charcot dépend de l'Éducation nationale, mais c'est une école publique pas tout à fait ordinaire.
Martine se souvient encore de ce que lui avait dit la directrice au moment de l'inscription : « Ici, il y a bien des enfants de gardiens ou de femmes de ménage mais la majorité des élèves sont des enfants de personnalités ou d'ambassadeurs. Parmi les parents célèbres, nous avons Martin Bouygues, Henri Verneuil, l'ambassadeur de Jordanie et bien d'autres. »
À 8h 30 précises, Édith Jobet, la gardienne, ouvre les grilles. Cette petite femme chaleureuse connaît tous les parents et chacun des deux cent trente enfants par leur prénom. « Bonjour, madame Jobet ! » Beaucoup d'enfants lui font la bise au passage.
La classe d'Élodie est la plus proche du portail. En traversant la cour, Martine rencontre la maman de Camille.
- Tu as reçu notre invitation ? lui demande-t-elle.
— Non, pas encore.
- C'est samedi prochain. On fête son anniversaire au Jardin d'Acclimatation. J'ai loué une grande salle parce qu'elle veut inviter presque tous les enfants de la classe. Il y aura des clowns, des marionnettes et, s'il fait beau, ils pourront même faire du jardinage.
— Oui, super ! s'écrie Élodie.
— Ça va mieux, toi ? C'est fini, la varicelle ?
- Oui, c'est fini, répond la petite fille.
- La pédiatre aurait voulu que je la garde à la maison jusqu'à lundi, continue Martine, mais elle était pressée de retrouver ses petits copains et sa maîtresse, qu'elle aime beaucoup. Tu fais la bise à Laurence ?
La petite fille se précipite pour embrasser Laurence Dreyfus, qui accueille les enfants à l'entrée de la classe. Laurence est une petite femme de trente ans, blonde et vive, aux cheveux courts, mère elle-même d'un bébé de vingt mois. Elle remplace pour un an une autre institutrice, partie en congé maternité. Elle n'est pas surprise qu'Élodie ait eu la varicelle.
- Ce matin, dit-elle, il y a au moins sept enfants qui sont restés chez eux.
Les parents accrochent les petits manteaux dans le couloir. Les mamans sont toutes très contentes du travail de la maîtresse.
- Elle a un très bon contact avec les enfants, dit Martine, ce serait bien que l'année prochaine, elle soit titularisée.