Introduction
Les essais de ce volume, écrits en diverses occasions, sont dominés par une seule idée fixe, qui d'ailleurs n'est pas de moi mais de Gramsci.
Cette idée fixe, qui justifie le titre, est la suivante : « Quoi qu'il en soit, on peut affirmer que beaucoup de la prétendue " surhumanité " nietzschéenne a comme origine et modèle doctrinal non pas Zarathoustra mais le Comte de Monte-Cristo d'Alexandre Dumas. » (Antonio Gramsci, Letteratura e vita nazionale, III, « Letteratura popolare ».)
Prise à la lettre, l'affirmation de Gramsci pourrait ne paraître que paradoxale. Il ne faut cependant pas oublier qu'à l'époque où il écrivait ces mots, il se trouvait en butte aux petits surhommes fascistes, et entendait leur rappeler d'une manière polémique qu'ils ne s'inspiraient pas, ainsi qu'ils le croyaient, d'une source philosophique illustre mais de leurs lectures de petits-bourgeois provinciaux. N'oublions pas en outre que Benito Mussolini avait écrit un roman-feuilleton (Claudia Particella, l'amante del cardinale, 1910), qui n'était rien qu'une resucée du roman populaire du XIXe, un brin de Gothic Novel, un brin je ne dirai pas de Dumas mais de Zévaco, un brin de tradition anticléricale italienne, et dont l'antécédent (démocratique certes, mais littérairement pitoyable) avait été Clelia o il governo del monaco de Giuseppe Garibaldi – Héros des Deux Mondes mais d'aucune littérature.
L'idée de Gramsci m'a séduit. Que le culte du surhomme de souche nationaliste et fasciste naisse, entre autres, d'un complexe de frustration petit-bourgeois, c'est chose connue. Gramsci a montré clairement comment cet idéal du surhomme a pu naître, au XIXe siècle, au sein d'une littérature qui se voulait populaire et démocratique : « Le feuilleton remplace (et favorise dans le même temps) l'imagination de l'homme du peuple, c'est un véritable rêve éveillé [...] de longues rêveries sur l'idée de vengeance, de punition des coupables pour les maux infligés [...] » Ainsi, il était légitime de s'interroger sur les origines du culte du surhomme de droite mais aussi sur les équivoques du socialisme humanitaire du XIXe. Pensez : Mussolini débute comme socialiste et finit nationaliste réactionnaire ; le surhomme du roman populaire commence par être démocratique (Sue et Dumas) pour finir nationaliste (Arsène Lupin). S'agit-il de coïncidences – sans compter que l'on pourrait trouver des équivalents contemporains très intéressants ?
Cet ouvrage n'est pas un traité qui entendrait démontrer une quelconque thèse de philosophie politique ; je le répète, c'est un recueil d'écrits divers inspirés par des problèmes analogues. Le lecteur y trouvera des retours du même thème, des mouvements presque spiraliformes, des répétitions (en d'autres termes, ma réflexion sur le roman populaire souffre des caractéristiques de son objet, elle célèbre la redondance comme technique persuasive). J'aimerais que ces essais soient lus un peu comme on passe une soirée télé, la télécommande à la main, en zappant d'une chaîne à l'autre pour découvrir qu'elles parlent toutes de la même chose.
Les textes suivent ici une chronologie « historique » (de Sue à James Bond), mais je voudrais dire deux mots de l'ordre dans lequel ils ont été rédigés. Le plus ancien est celui sur Superman. En 1962, le Centre international des études humanistes et l'Institut des études philosophiques de Rome avaient organisé un congrès sur « Démythification et image ». Je ne m'étendrai pas sur le thème de cette rencontre (les actes sont publiés sous le même titre par la Cedam de Padoue, 1962) ; je me contenterai de signaler qu'y participaient des philosophes comme Paul Ricœur, des mythologues comme Karl Kerényi, des iconologues comme Robert Klein et Eugenio Battisti, des spécialistes d'herméneutique et d'histoire des religions. On comprendra donc l'intention provocatrice avec laquelle, jeune universitaire de trente ans, j'avais présenté une communication sur les BD de Superman. Afin d'étayer mon propos « scientifique », j'avais émaillé mon texte de réflexions philosophiques et sociologiques, tout en étalant sur la table un recueil complet des comic books de Superman. J'ai souffert en tant que collectionneur mais ai savouré un grand triomphe en tant que sémioticien lorsque je me suis aperçu qu'à l'issue de ma communication, sous prétexte de me poser des questions et de me féliciter, de sévères pères dominicains avaient escamoté dans leurs amples manches plusieurs exemplaires de mes comic books, tandis que les laïcs avaient eu recours à de profondes serviettes de cuir. Je ne sais si mon intervention a influencé les enquêtes théologiques suivantes, mais il est certain que la théologie a influencé les développements successifs de Superman ; en effet, des années plus tard, il serait difficile de ne pas voir dans le film homonyme une version « christo-logique » de Superman, auquel Marlon Brando, fusion ambiguë de Dieu et saint Joseph, donne un aval mystique. Quant aux récents comic books sur la mort de Superman, l'élément sacrificiel y est très fort. Quoi qu'il en soit, mon essai fut écrit en 1962, bien avant tout cela, alors que Superman était encore un brave garçon américain qui aurait rêvé d'épouser la jeune fille d'à côté, sans angoisses métaphysiques.
L'essai sur James Bond a été écrit pour un recueil, Il caso Bond (Oreste del Buono et moi-même, Milan, Bompiani, 1965), publié à un moment où les films de 007 étaient en passe de conquérir les foules du monde entier. L'ouvrage examinait le phénomène Bond du point de vue sociologique, politique, sexologique, psychanalytique, technologique, etc. ; quant à moi, j'avais limité mon analyse aux romans de Fleming et non aux films. La première partie de cette étude fut ensuite insérée par Roland Barthes dans Communications n° 8, 1966, « L'analyse structurale du récit » (aujourd'hui sous forme de volume, Paris, Seuil, 1981), mais il manquait la seconde partie consacrée au style de Fleming.
L'essai sur Eugène Sue était paru en 1965 comme introduction à une édition italienne intégrale des Mystères de Paris. C'est pourquoi je dispensais avec prodigalité, afin d'informer le lecteur italien, une foule de détails sur la vie de l'auteur que l'on pouvait trouver dans la belle biographie de Jean-Louis Bory. Puis il fut publié en français, à la demande de Lucien Goldmann, pour un numéro unique de la Revue internationale des sciences sociales consacré à la sociologie de la littérature. Désirant justifier le fait que mon analyse (qui employait des instruments sémiotiques) paraisse dans le cadre d'une recherche de sociologie littéraire, j'avais rédigé une longue introduction méthodologique. Je l'ai supprimée aujourd'hui, considérant que ces discours sont inutiles. Ainsi que je l'enseigne désormais à mes étudiants, si vos études de sémiotique (ou sémiologie) vous permettent de mieux comprendre les structures narratives chez Sue ou Fleming, décrivez ces structures mais ne mentionnez pas que vous êtes en train de faire de la sémiotique (ou sémiologie). On s'en inquiéterait, tandis que si vous ne dites rien, on vous jugera uniquement sur la clarté avec laquelle vous aurez mis en lumière certains mécanismes de la communication, et tout le monde sera content. En d'autres mots, étudiez mais ne le dites pas, faites semblant de discourir entre amis, car les gens (surtout dans le milieu universitaire) détestent savoir que vous avez suivi une méthode rigoureuse, préférant attribuer à l'inspiration ce qui est au contraire le fruit de la rigueur.
« Grandeur et décadence du surhomme » réunit une série de portraits publiés à l'occasion de la réédition d'œuvres romanesques, entre 1966 et 1974. Le lecteur y trouvera de clairs renvois à des essais plus longs, précédents ou successifs, mais j'espère que les mêmes sujets auront été considérés sous des angles différents.
« Pleurer pour Jenny ? » – placé en ouverture de ce recueil car il fait un peu figure de synthèse de l'ensemble du livre – était paru (en même temps que le bref essai sur l'agnition, et sous un autre titre, « Les larmes du Corsaire Noir », mais personne en France ne connaît ce héros d'Emilio Salgari, que l'on pourrait qualifier, d'une manière erronée, de Jules Verne italien) comme introduction à l'anthologie « Cent ans après » (Almanacco Bompiani, 1971), consacrée au « retour de l'intrigue ». Je voudrais mettre l'accent sur la date : en 1971, on revisitait le roman du XIXe car on estimait que le goût de l'intrigue revenait aussi dans la littérature contemporaine. Si je peux me permettre ce rappel, c'était dix ans avant que ne paraisse mon le Nom de la rose.
L'essai sur la traductibilité de Dumas et celui sur Don Isidro Parodi de Borges et Bioy Casares, écrit en guise d'introduction à une édition allemande de cette œuvre, sont plus récents (1984 pour le premier, 1983 pour le second).
Tous les textes, même ceux déjà parus en français, ont été retraduits, avec quelques retouches terminologiques et certaines suppressions de références à la situation italienne des années 60 et 70, qui auraient été incompréhensibles au lecteur français.
Sur une sollicitation, courtoise mais inflexible, de ma traductrice Myriem Bouzaher, j'ai accepté d'écrire quelques pages inédites de conclusion sur le déclin du surhomme.


Milan, septembre 1993.
Pleurer pour Jenny ?
« Il faudrait avoir un cœur de pierre pour ne pas hurler de rire face aux malheurs d'Oliver et Jenny », déclara quelqu'un à la sortie de Love Story. Comme tous les paradoxes à la Wilde, le mot est superbe. Malheureusement, il ne reflète pas la réalité. En effet, quelle que soit la disposition d'esprit critique dans laquelle on va voir Love Story, il faudrait un cœur de pierre pour ne point s'émouvoir et pleurer. Et même avec un coeur de pierre, on n'échapperait probablement pas au tribut émotif que requiert le film. Il y a à cela une raison bien simple : les œuvres de ce genre sont conçues pour faire pleurer, donc, elles font pleurer. Impossible de manger un bonbon au miel et – au seul prétexte que l'on a une vaste culture et un contrôle parfait de ses sensations – prétendre sentir un goût de sel. La chimie ne se trompe jamais. Or, il existe aussi une chimie des émotions, et, selon une tradition ancestrale, une intrigue bien ficelée est une composante génératrice d'émotions. Conclusion : une intrigue bien ficelée suscite les émotions qu'elle s'était fixées comme effet. On peut toujours, après coup, s'en vouloir de les avoir éprouvées, ou les déclarer répugnantes et les rejeter, ou critiquer les intentions ayant présidé à l'élaboration de la machine qui les a provoquées. C'est un autre problème. Il n'en demeure pas moins qu'une intrigue bien ficelée produit joie, terreur, pitié, rire ou pleurs.
La première théorie de la narrativité naît avec Aristote. Il importe peu qu'Aristote l'ait appliquée à la tragédie et non au roman ; c'est si vrai que, depuis lors, toutes les théories des textes narratifs se sont référées à ce modèle. Aristote parle de l'imitation d'une action, c'est-à-dire d'une séquence d'événements, réalisée en construisant une fabula, c'est-à-dire une histoire, une séquence d'actions. Par rapport à cette séquence, la définition des caractères (la psychologie) et même ce que nous appellerions aujourd'hui le discours (le style, l'écriture, la surface signifiante) sont accessoires. On conclut aisément à l'existence d'une série de lois qui sous-tend indifféremment les œuvres dramaturgiques ou narratives. La recette aristotélicienne est simple : prenez un personnage auquel le lecteur puisse s'identifier, ni franchement mauvais ni trop parfait, et faites-lui vivre des aventures qui l'amènent à passer du bonheur au malheur ou vice versa, à travers maintes péripéties et reconnaissances. Tendez au maximum l'arc narratif, afin que lecteurs et spectateurs éprouvent pitié et terreur à la fois. Quand la tension aura atteint son maximum, faites entrer en action un élément qui vienne démêler le nœud inextricable des faits et des passions en résultant. Que ce soit un prodige, une intervention divine, une révélation ou un châtiment inopiné, il faudra que cela donne lieu à une catharsis – dont on ne sait clairement si, chez Aristote, il s'agit d'une purification de l'auditoire, soulagé du poids que la série insoutenable des événements avait imposé, ou d'une purification de l'histoire elle-même, laquelle trouve enfin une solution acceptable, cohérente avec l'idée que nous avons de l'ordre logique (ou fatal) des événements humains. En élaborant cette recette, Aristote savait pertinemment que le paramètre de l'acceptabilité ou de l'inacceptabilité d'une histoire ne réside pas dans l'histoire elle-même, mais dans le système d'opinions régissant la vie sociale. Pour être acceptable, l'histoire doit donc paraître vraisemblable, le vraisemblable n'étant autre que l'adhésion à un système d'expectatives habituellement partagé par l'auditoire. Quant à la pitié et la terreur, curieusement, il les définit non dans la Poétique, qui traite des structures narratives, mais dans la Rhétorique, qui traite de l'opinion publique et de la façon de l'utiliser pour susciter des effets de consensus.
Œdipe vs Ringo
Appliquons le modèle aristotélicien à Œdipe roi : il arrive à Œdipe des choses terribles, insoutenables pour lui comme pour nous ; à un moment donné se produit une révélation, et l'autopunition des coupables apaisera le spectateur, en rétablissant psychologiquement, ainsi que juridiquement, l'ordre violé.
Passons à un chef-d'œuvre de l'intrigue spectaculaire moderne, Stagecoach (la Chevauchée fantastique) de John Ford. Ici, ce n'est pas le fatum mais l'esprit de caste et la bigoterie qui font peser sur certains héros une insupportable pression, au cours d'un long voyage durant lequel un autre élément, n'ayant rien de fatidique lui non plus – les Indiens –, fait planer une menace sur poursuivants et poursuivis, les soumettant à une tension tout aussi insoutenable. La courbe narrative atteint son sommet avec l'assaut des hordes sauvages, au point que la mort (et donc la rupture désordonnée, hors de toute expectative) paraisse être la seule à pouvoir dénouer la trame. Soudain, deus ex machina, le Septième Régiment de Cavalerie survient et résout le nœud collectif ; ensuite Ringo, qui se venge en tuant ses ennemis avant de s'enfuir avec Dallas, la pécheresse repentie, résout le nœud privé. Quant aux autres éléments instables de la trame, ils se recomposent en une quelconque forme d'ordre : l'aventurier sudiste tricheur et assassin meurt héroïquement et se révèle être le fils d'une illustre famille, l'épouse du capitaine change d'attitude envers Dallas, le docteur Boone, ivrogne impénitent, retrouve une courageuse dignité, et le banquier-escroc, qui a personnifié jusqu'au bout la pression de la société sous son aspect le plus rétrograde, subit un juste châtiment.
Qu'est-ce qui distingue donc la Chevauchée fantastique d'Œdipe roi ? D'abord, dans la Chevauchée fantastique – contrairement à Œdipe roi – tout se passe vraiment et exclusivement au niveau de l'intrigue comme agencement des phases de l'histoire ; il n'y a aucune tentative d'analyse psychologique, chaque caractère est défini le plus conventionnellement possible, chaque geste est prévisible au millimètre près. Le style, quant à lui, semble inexistant ou, du moins, il fait tout pour ne pas transparaître. (John Ford étant un grand artiste, il crée simplement un style narratif fonctionnel dont on découvrira plus tard qu'il était novateur, qu'il avait inventé une épopée moderne, apparemment « sèche » mais riche de tensions picturales.)
Un troisième élément marque la différence entre les deux œuvres : dans Œdipe roi, on paie le prix fort pour atteindre à l'ordre et à la paix ; ou plus exactement, on n'y arrive que si l'on est animé d'un grand amor fati. En effet, l'histoire d'Œdipe roi ne console en rien, pas plus que ne consolent les histoires bibliques qui évoquent toujours le rapport avec un dieu jaloux et vindicatif. En revanche, la Chevauchée fantastique console : la vie et l'amour réaffirmés consolent, même la mort console, laquelle survient fort heureusement pour régler des contradictions difficilement solubles autrement.
Problème vs consolation
Ces observations nous permettent de dégager, dans le cours de la narrativité à travers les siècles, deux interprétations possibles du modèle aristotélicien. Pour la première, la catharsis démêle le nœud de l'histoire mais ne réconcilie pas le spectateur avec lui-même : au contraire, c'est précisément le dénouement de l'histoire qui le trouble. Sa lecture achevée, le lecteur se trouve confronté à une série d'interrogations sans réponse. Julien Sorel meurt, Madame de Rênal meurt, mais à l'ultime mot du livre le problème reste entier : quelles perspectives une génération issue de l'écroulement du monde napoléonien a-t-elle d'affirmer son énergie sans mythes et sans buts? L'insoutenable laissé en suspens par le récit, c'est que le lecteur ignore toujours s'il doit ou peut s'identifier à Julien et si cet acte lui procure quelque soulagement. Idem pour Raskolnikov, dont le châtiment ne nous satisfait point, pas plus qu'il ne nous punit : à la fin de Crime et Châtiment, nous avons réglé nos comptes avec l'histoire mais non avec les problèmes que celle-ci a suscités. Cela se produit car la séquence factuelle s'est enchevêtrée aux dimensions psychologique et idéologique, à travers la fonction continuellement ambiguïsante du discours, qui, au lieu de démêler les nœuds, les complique et les rend lourds d'interprétations contradictoires.
Passons maintenant à la seconde incarnation du modèle aristotélicien : elle va de Tom Jones aux Trois Mousquetaires jusqu'aux descendants actuels du roman-feuilleton. Ici, l'histoire, en résolvant ses propres noeuds, se console et nous console. La fin est point pour point celle que l'on attendait. D'Artagnan est nommé capitaine des mousquetaires, et c'est justice ; Constance Bonacieux meurt, et c'est justice, d'abord parce que sa mort était nécessaire pour mettre en évidence la méchanceté de Milady et nous faire jouir du châtiment de cette dernière, ensuite parce que cet amour, à l'instar de celui de Rodolphe et Mimi, était impossible au départ et par définition. Marx et Engels avaient parfaitement compris pourquoi, à la fin des Mystères de Paris, Fleur-de-Marie meurt, prostituée rachetée mais – situation moralement impossible pour le lecteur – devenue princesse.
Ce choix que le modèle aristotélicien ouvre au narrateur marque la différence entre narrativité « problématique » et roman dit « populaire », qui est tel non parce que le peuple le comprend mais parce que – et Aristote le savait bien, qui reliait les problèmes de la Poétique à ceux de la Rhétorique –, en dernière instance, le constructeur d'intrigues doit connaître les attentes de son public. Aristote laisse le choix en suspens, mais une fois ces attentes connues, reste à savoir si on décide de les provoquer ou de les flatter. Le roman « populaire » (le feuilleton) est tel parce qu'il choisit la seconde solution : ainsi, même s'il s'agit d'un roman « démocratique », il est toujours et avant tout « populiste » car « démagogique ».
Les artifices de la consolation
A partir de là, le roman populaire mettra en œuvre de nombreux artifices qui ont déjà donné lieu à un inventaire et pourraient faire système. Il construit une combinatoire de lieux topiques articulés entre eux selon une tradition tenant de l'ancestral (cf. Propp) et du spécifique (cf. par exemple la typologie tentée par Tortel – et avant lui encore par Gramsci). Ensuite, il jouera sur des caractères préfabriqués, d'autant plus acceptables et appréciés qu'ils sont connus, et en tout cas vierges de toute pénétration psychologique, à l'instar des personnages des fables. Quant au style, il usera de solutions préconstituées, offrant au lecteur les joies de la reconnaissance du déjà connu. Puis il jouera d'itérations continuelles, afin de procurer au public le plaisir régressif du retour à l'attendu, et il dénaturera, en les réduisant à des clichés, les solutions autrement créatives de la littérature précédente. Mais ce faisant, il déploiera une telle énergie, il libérera un tel bonheur, sinon inventif du moins combinatoire, qu'il proposera une jouissance qu'il serait hypocrite de nier : il représente en effet la fabula à l'état pur, sans scrupule et libre de tensions problématiques. Il faut reconnaître que la joie de la consolation répond à des exigences profondes, sinon de notre esprit du moins de notre système nerveux. C'est pourquoi maints représentants du roman « problématique », et Balzac le premier, puiseront à pleines mains dans l'attirail du roman populaire.