I
La mondialisation prédatrice
ou le monde offert à la rapacité de la finance
Face au poulailler, on le sait bien, c'est toujours le renard qui plaide pour l'abaissement des obstacles à la libre circulation. Mais, confronté au chasseur, il fait subitement sienne la cause des parcs naturels protégés. Ainsi en a-t-il été de tout temps. Le renard, dans la première moitié du XVIIe siècle, c'est la Hollande, maîtresse des mers et du commerce. Elle s'affirme libérale et c'est par une mesure éminemment protectionniste — les Actes de navigation de 1651 — que l'Angleterre d'Oliver Cromwell lui arrache la suprématie. Alors cette même Angleterre devient la championne du libre-échange, suivie, au XIXe siècle, par la France du Second Empire. À ce moment, Friedrich List, annonçant Bismarck, plaide en faveur de l'union douanière et de la protection des industries naissantes, dans une Allemagne morcelée en de multiples États presque aussi hermétiques entre eux qu'ouverts à la concurrence étrangère. Les États-Unis, traditionnellement protectionnistes pendant la phase de leur constitution (doctrine Monroe), se découvrent libre-échangistes à mesure que s'impose leur domination économique sur le reste du monde. Ils sont aujourd'hui les champions incontestés de cette cause. C'est chez eux que règne, sans partage, cet ultra-libéralisme qui correspond si bien à leurs intérêts du moment et qu'ils s'efforcent d'imposer au monde. Leurs intérêts du moment ou, plus exactement — à peine dissimulés en coulisse —, ceux des très puissants lobbies économiques et financiers qui font les présidents et assiègent les hauts lieux où se prennent les décisions.
Les véritables « maîtres du monde »
Lors d'une soirée télévisée assez suivie pour mériter l'honneur de sa présence, un très grand patron français acceptait sans ironie d'être défini comme l'un des nouveaux « maîtres du monde1 ». Quelques minutes plus tard, il affirmait, sans ambiguïté, que ses actionnaires pouvaient le « virer à tout moment ». Ce « maître » avait donc ses propres maîtres…
La démocratie confisquée
Ils sont nombreux, ces puissants capitaines d'industrie — vassaux allant faire allégeance à leurs suzerains — à se croiser dans les locaux des institutions financières où ils viennent humblement quémander, entretenir les contacts et rendre des comptes. Chacun alors prend momentanément conscience de son insignifiance : « On se croirait à un échangeur d'autoroute, ça rend humble ! » déclare un « très grand » PDG français, cependant qu'un autre, plus mortifié sans doute, dit avoir « l'impression d'être dans un troupeau qu'on mène à l'abattoir ». Se faisant rabrouer pour un résultat inférieur aux prévisions, une opération imprudente ou une rémunération personnelle jugée excessive, leur ton n'est plus tout à fait celui qu'ils adoptent — eux si prompts à disposer du gagne-pain des faibles — devant les délégués du personnel lorsqu'ils annoncent de nouveaux « plans sociaux » : un important banquier français a, paraît-il, fait une excellente impression en demandant poliment où il pouvait accrocher son imperméable et en remerciant pour le temps que l'on avait bien voulu lui consacrer.
Triomphe de la démocratie, veut-on nous faire croire. Le pouvoir appartient désormais au peuple des actionnaires — vous, moi, tous ceux qui, par la possession de la plus modeste action, sont les heureux copropriétaires d'une parcelle de l'appareil de production. Ces puissants qui nous jettent à la rue ne sont donc que nos employés, et ils ont des comptes à nous rendre. Triomphe contre l'État, qui, chacun le sait, constitue le principal ennemi de la démocratie… à cela près que là où il n'y a pas d'État, la mafia emplit le vide institutionnel. Si vous ne le croyez pas, allez donc faire un petit tour du côté de la Russie.
De qui se moque-t-on ? Est-ce bien vous qu'ils implorent de les soutenir ? Avez-vous la possibilité, dans leurs assemblées générales « démocratiques », de poser vos questions, de formuler vos critiques et d'émettre vos suggestions ? Est-ce vers vous qu'en juin 1999 volaient les responsables de la Société générale et de la BNP pour obtenir un soutien décisif, dans l'offre publique d'achat les opposant, ou vers M. Jim Hille, le puissant gestionnaire des 74 milliards de dollars du fonds de retraite des enseignants du Texas2 ? Ces hommes, nous dit-on, n'eurent aucun mal à communiquer, car ils parlaient le même langage — « retour sur investissement », « création de valeurs »… le langage de tout le monde, en un mot. En apportant deux cent cinquante mille titres Paribas pour appuyer l'offre de la BNP, Jim Hille — comme tout « électeur ordinaire », souligne-t-on — a fait pencher la balance. Un « électeur ordinaire » détenant deux cent cinquante mille bulletins de vote ! Cette démocratie-là laisse un peu songeur3.