Lors d'une soirée télévisée assez suivie pour mériter l'honneur de sa présence, un très grand patron français acceptait sans ironie d'être défini comme l'un des nouveaux « maîtres du monde
1 ». Quelques minutes plus tard, il affirmait, sans ambiguïté, que ses actionnaires pouvaient le « virer à tout moment ». Ce « maître » avait donc ses propres maîtres…
La démocratie confisquée
Ils sont nombreux, ces puissants capitaines d'industrie — vassaux allant faire allégeance à leurs suzerains — à se croiser dans les locaux des institutions financières où ils viennent humblement quémander, entretenir les contacts et rendre des comptes. Chacun alors prend momentanément conscience de son insignifiance : « On se croirait à un échangeur d'autoroute, ça rend humble ! » déclare un « très grand » PDG français, cependant qu'un autre, plus mortifié sans doute, dit avoir « l'impression d'être dans un troupeau qu'on mène à l'abattoir ». Se faisant rabrouer pour un résultat inférieur aux prévisions, une opération imprudente ou une rémunération personnelle jugée excessive, leur ton n'est plus tout à fait celui qu'ils adoptent — eux si prompts à disposer du gagne-pain des faibles — devant les délégués du personnel lorsqu'ils annoncent de nouveaux « plans sociaux » : un important banquier français a, paraît-il, fait une excellente impression en demandant poliment où il pouvait accrocher son imperméable et en remerciant pour le temps que l'on avait bien voulu lui consacrer.
Triomphe de la démocratie, veut-on nous faire croire. Le pouvoir appartient désormais au peuple des actionnaires — vous, moi, tous ceux qui, par la possession de la plus modeste action, sont les heureux copropriétaires d'une parcelle de l'appareil de production. Ces puissants qui nous jettent à la rue ne sont donc que nos employés, et ils ont des comptes à nous rendre. Triomphe contre l'État, qui, chacun le sait, constitue le principal ennemi de la démocratie… à cela près que là où il n'y a pas d'État, la mafia emplit le vide institutionnel. Si vous ne le croyez pas, allez donc faire un petit tour du côté de la Russie.
De qui se moque-t-on ? Est-ce bien vous qu'ils implorent de les soutenir ? Avez-vous la possibilité, dans leurs assemblées générales « démocratiques », de poser vos questions, de formuler vos critiques et d'émettre vos suggestions ? Est-ce vers vous qu'en juin 1999 volaient les responsables de la Société générale et de la BNP pour obtenir un soutien décisif, dans l'offre publique d'achat les opposant, ou vers M. Jim Hille, le puissant gestionnaire des 74 milliards de dollars du fonds de retraite des enseignants du Texas
2 ? Ces hommes, nous dit-on, n'eurent aucun mal à communiquer, car ils parlaient le même langage — « retour sur investissement », « création de valeurs »… le langage de tout le monde, en un mot. En apportant deux cent cinquante mille titres Paribas pour appuyer l'offre de la BNP, Jim Hille — comme tout « électeur ordinaire », souligne-t-on — a fait pencher la balance. Un « électeur ordinaire » détenant deux cent cinquante mille bulletins de vote ! Cette démocratie-là laisse un peu songeur
3.