Première partie
1
L'hôtel du Grand-Miroir est l'une de ces pensions bruxelloises, modestes et faussement cossues, qui jouissent d'une certaine réputation chez les négociants français de passage. La chambre est petite. Elle est meublée, comme toutes les chambres à cet étage, d'une table, d'un lit, d'une chaise au vernis fatigué, d'un coffre de bois, d'une carpette, d'une cuvette en émail où trempe un peu de linge. L'air y est lourd, écœurant. Un mélange, indéfinissable, d'absinthe, de tabac froid, de laudanum, de maladie. Une lumière pauvre filtre à travers le drap du rideau et vient éclairer, sur le mur, le portrait d'un homme d'âge, à la délicate figure d'aristocrate d'ancien régime dont l'artiste semble avoir pris plaisir à souligner le contraste entre les pommettes, la fière hauteur du front, la perruque sévère et noire, le nez dur, en bec d'aigle - et puis, inattendue sous la barre des sourcils en broussaille, la singulière douceur d'un regard de compassion. Sur le lit, près du coffre, il y a un homme enfin, vivant celui-là, un peu plus jeune, mais que la pâleur de son teint, ses yeux creux, la longueur de ses cheveux font ressembler au visage du tableau face à lui.


Ce que fait cet homme? Rien. Enfin rien de notable. Il est là, simplement. Immobile. Sous ses draps. Depuis deux jours qu'il repose ainsi, les yeux clos, cloué sur sa paillasse par un engourdissement tenace, il n'a pas parlé; n'a vu personne; il ne répond plus à Madame Lepage, sa logeuse, quand elle vient, dans le couloir, s'inquiéter de sa santé, épier le bruit qu'il ne fait pas ou lui déposer en maugréant sa gamelle de la journée. Il ne la prend pas toujours, cette gamelle. Il ne déplie pas davantage les numéros de l'Indépendance belge qu'elle lui glisse sous la porte, le matin. Lui qui, toute sa vie, aux temps de grande misère comme aux autres, s'est flatté de consacrer au moins deux heures à sa toilette, ne se lève plus que pour aller, d'un pas traînant, rafraîchir le linge humide, imbibé de térébenthine, qu'il s'est noué autour du crâne. Il ne remue pas. Tressaille à peine quand vient une odeur de friture qui, autrefois, l'eût révulsé. Il n'a même pas de ces menues impatiences qui gagnent le bout des doigts quand on reste trop longtemps sans bouger. Et le fait est que sans la crise qui l'a secoué tout à l'heure et qui l'a tiré - mais à quel prix! - de sa torpeur, il aurait pu passer toute la journée ainsi, un bras le long du corps, l'autre pendant hors du lit, son visage cireux légèrement surélevé par l'oreiller.

On pourrait penser qu'il dort. En fait, il ne dort pas. Il n'est même pas certain qu'il sommeille. Il est dans cet état second où le moindre mouvement coûte et où l'on a juste assez de force pour penser à soi, à son corps, à cette tête lourde, cotonneuse ou, quand on ouvre les yeux, aux défauts du plafond, aux ombres du rideau, aux jeux de la lumière avec les couleurs du tableau. Voilà. Mettons qu'il compte les fentes du plafond. Qu'il joue avec les larges pans de nuit que laisse le jour autour du portrait. Mettons qu'il se laisse porter par les images vagues, sans suite, qui le traversent : le souvenir d'une photo de Nadar; un départ manqué en ballon; le parfum fort de la petite Berthe la dernière fois qu'il l'a prise; ou bien ce dîner chez les Hugo où l'on eut l'impudence de lui faire rédiger, à lui, la réponse à un journaliste belge, que le Maître allait signer. Et puis, mettons que dans ses meilleurs moments, quand se desserre l'étau et qu'il sent se dissiper la brume autour de son cerveau, il essaie de réfléchir à ce mal nouveau qui lui est tombé dessus.

Car il a connu des torpeurs. Il a connu des léthargies. Il a connu - et même chanté - ces interminables langueurs de l'âme que son ami Flaubert appelait l'embêtement de l'existence. Mais jamais ça n'avait été cela. Jamais, même les jours les plus noirs, traqué par ses créanciers, poursuivi par ses logeuses, accablé par les criailleries de Jeanne ou les mesquineries d'Ancelle, il ne s'était senti si mal. Et il y a dans son état, dans cet ahurissement sans cause et cette stupidité sans recours, quelque chose qui ne ressemble plus à ce qu'il connaissait jusqu'ici. Ce n'est plus du spleen. Ce n'est plus de l'ennui. Ce n'est plus cette impossibilité d'écrire qu'il appelait sa maladie «à la Gérard » mais qui supposait encore, jusque dans l'extrême détresse, un reste de désir et de concentration. Ce qui le surprend là, c'est qu'il n'y a plus de désir du tout. Plus de concentration. Ce qui le stupéfie et qui, à mesure que les heures passent, commence à lui faire peur, c'est le temps mort, pétrifié, qu'il sent maintenant couler en lui. Un peu, c'est le seul précédent qui lui vienne, comme ce jour, il y a quatre ans, où il s'est effondré en pleine rue, la bave aux lèvres et où, sentant passer tout près de lui le vent de l'aile de l'imbécillité, il a juste eu le temps de donner à un fiacre l'adresse de la bonne femme qui allait pouvoir le guérir.