BENJAMIN FRANKLIN

Bagatelles
et autres textes



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Note sur l’édition




Benjamin Franklin a écrit, composé et imprimé lui-même ces textes, à l’exception de « À l’Académie royale de ***** », directement en français. Pour des raisons bien compréhensibles de lisibilité, orthographe et graphie du XVIIIe siècle ont été modernisées. En revanche, ses particularismes stylistiques ont été conservés. Quelques fautes d’accord – dont le nombre n’excède par la dizaine – ont toutefois été corrigées. Patronymes et toponymes ont été conservés dans la graphie originale.

Dialogue entre la Goutte et M. F.

À minuit, le 22 octobre 1780

M. F. – Eh ! oh ! eh ! Mon Dieu ! qu’ai-je fait pour mériter ces souffrances cruelles ?



La Goutte – Beaucoup de choses. Vous avez trop mangé, trop bu, et trop indulgé vos jambes en leur indolence.



M. F. – Qui est-ce qui me parle ?



La Goutte – C’est moi-même, la Goutte.



M. F. – Mon ennemie en personne !



La Goutte – Pas votre ennemie.



M. F. – Oui, mon ennemie ; car non seulement vous voulez me tuer le corps par vos tourments, mais vous tâchez aussi de détruire ma bonne réputation. Vous me représentez comme un gourmant et un ivrogne. Et tout le monde qui me connaît sait qu’on ne m’a jamais accusé auparavant d’être un homme qui mangeât trop, ou qui bût trop.



La Goutte – Le monde peut juger comme il lui plaît. Il a toujours beaucoup de complaisance pour lui-même, et quelquefois pour ses amis. Mais je sais bien, moi, que ce qui n’est pas trop boire ni trop manger pour un homme qui fait raisonnablement de l’exercice, est trop pour un homme qui n’en fait point.



M. F. – Je prends – eh ! eh ! – autant d’exercice – eh ! – que je puis, madame la Goutte. Vous connaissez mon état sédentaire, et il me semble qu’en conséquence vous pourriez, madame la Goutte, m’épargner un peu, considérant que ce n’est pas tout à fait ma faute.



La Goutte – Point du tout. Votre rhétorique et votre politesse sont également perdues. Votre excuse ne vaut rien. Si votre état est sédentaire, vos amusements, vos récréations doivent être actifs. Vous devez vous promener à pied ou à cheval ; ou si le temps vous en empêche, jouer au billard. Mais examinons votre cours de vie. Quand les matinées sont longues et que vous avez assez de temps pour vous promener, qu’est-ce que vous faites ? Au lieu de gagner de l’appétit pour votre déjeuner par un exercice salutaire, vous vous amusez à lire des livres, des brochures ou des gazettes dont la plupart n’en valent pas la peine. Vous déjeunez néanmoins largement : quatre tasses de thé à la crème avec une ou deux tartines de pain et de beurre couvertes de tranches de bœuf fumé, qui, je crois, ne sont pas les choses du monde les plus faciles à digérer. Tout de suite vous vous placez à votre bureau, vous y écrivez, ou vous parlez aux gens qui viennent vous chercher pour affaire. Cela dure jusqu’à une heure après midi sans le moindre exercice de corps. Mais tout cela je vous le pardonne, parce que cela tient, comme vous dites, à votre état sédentaire. Mais après dîner que faites-vous ? Au lieu de vous promener dans les beaux jardins de vos amis chez lesquels vous avez dîné, comme font les gens sensés, voilà que vous vous établissez à l’échiquier jouant aux échecs, où on peut vous trouver deux ou trois heures. C’est là votre récréation éternelle ! La récréation qui de toutes est la moins propre à un homme sédentaire ; parce qu’au lieu d’accélérer le mouvement des fluides, il demande une attention si forte et si fixe, que la circulation est retardée et les sécrétions internes empêchées. Enveloppé dans les spéculations de ce misérable jeu, vous détruisez votre constitution. Que peut-on attendre d’une telle façon de vivre sinon un corps plein d’humeurs stagnantes prêtes à se corrompre, un corps prêt à tomber en toutes sortes de maladies dangereuses, si moi, la Goutte, je ne viens pas de temps en temps à votre secours pour agiter ces humeurs, et les purifier ou dissiper ? Si c’était dans quelque petite rue ou coin de Paris, dépourvu de promenades, que vous passiez quelque temps aux échecs après dîner, vous pourriez dire cela en excuse : mais c’est la même chose à Passy, à Auteuil, à Montmartre, à Épinay, à Sanoy où il y a les plus beaux jardins et promenades et belles dames, l’air le plus pur, les conversations les plus agréables, les plus instructives, que vous pouvez avoir tout en vous promenant, mais tous sont négligés pour cet abominable jeu d’échecs. Fi donc, M. F. ! Mais en continuant mes instructions, j’oubliais de vous donner vos corrections. Tenez cet élancement ; et celui,



M. F. – Oh ! eh ! oh ! ohhh ! Autant que vous voudrez de vos instructions, madame la Goutte, même de vos reproches, mais de grâce plus de vos corrections.

La Goutte – Tout au contraire, je ne vous rabattrai pas le quart d’une. Elles sont pour votre bien. Tenez.