C'est Boutonnat qui a trouvé le corps. Boutonnat : mon pire ennemi. Je sais de source sûre que son grand-oncle Richard Esménard – l'oncle de sa mère Gisèle, née le 2 juillet 1945 à Granville (Normandie) – a été dans la LVF dès l'été 1943. Il avait l'abonnement n° 35 432 de Je suis partout. Un jour, je déballerai tout ça, il faudra bien alors que Boutonnat s'explique sur sa famille. Il y a des choses que nous ne devons pas laisser s'oublier, même si nous n'avons que douze ans. Il n'y a pas d'âge légal pour dénoncer le Mal. S'il faut que Boutonnat paie pour son oncle Richard, il paiera ! Il n'avait qu'à faire le ménage lui-même dans sa propre famille, alors ce ne serait pas à moi de le faire.
Voilà comment les choses se sont passées ce jour-là. Le matin, on avait anglais et maths. L'anglais c'est utile parce qu'il y a beaucoup de dénonciations dans cette langue, des choses qui ne paraissent pas en France parce que des gens veulent se protéger, craignent qu'on ne fouille dans leur passé douteux. J'avoue que j'aime bien les Américains même si leur libéralisme à tous crins m'agace un peu, il faut dire que je suis communiste critique comme mon père, il n'a pas sa carte mais il achète L'Huma, surtout depuis la mutation de M. Hue. N'empêche que les USA font un boulot formidable en Bosnie, ils défendent la démocratie à mort avec leurs chars et leurs équipes de tueurs, là je dis chapeau. Le prof d'anglais s'appelle Jacques Charlus et je m'entends bien avec lui. Il a été à la Ligue communiste révolutionnaire de mai 1973 à 1982, octobre ou novembre, j'avais la fiche mais je ne sais plus ce que j'en ai foutu. Il faut dire que notre déménagement d'Aubervilliers à Saint-Denis a été un vrai drame pour mes archives, j'ai passé presque douze mois à tout remettre en ordre. Après, il est entré au PS. Il me dit souvent que j'ai raison d'enquêter sur tout le monde, de préparer des dossiers. Lui, il fait pareil depuis quelque temps mais il regrette de ne pas s'y être mis plus tôt, aujourd'hui il aurait un tas de trucs sur un tas de gens. On ne sait jamais, selon lui. Si ça se trouve, un jour ce sera utile, si par exemple on a besoin de faire des procès politiques, on ne va quand même pas se laisser abuser par les fachos et leurs sales méthodes. C'est même lui qui m'a conseillé de me rencarder sur M. Sébastini, le prof de maths RPR, et franchement j'en ai appris de belles. Il n'a pas toujours été au RPR, Sébastini, oh que non. Il a été beaucoup, beaucoup plus à droite. Il a même, le 3 août 1987, participé à un colloque plus que douteux : « les Journées celtes de Trébeurden ». On imagine ce que ça a pu être. Mais le plus beau reste à venir. En hiver 1987, où il est allé pour les fêtes de Noël, M. Sébastini ? En Afrique du Sud ! Ah il ne faudrait pas trop qu'il m'emmerde celui-là, sinon je lui déballe tout et il aura chaud où je pense. D'ailleurs pourquoi attendre ? Dès que j'ai un moment – je suis surchargé de travail ! –, j'envoie une petite bafouille au proviseur, un socialiste. Ça va lui plaire, tiens, les petites vacances de Sébastini au pays de l'apartheid.
A la cantine, c'est bien, j'ai de la place pour manger, plus personne ne veut s'asseoir à côté de moi. Ils m'ont viré quand j'ai commencé à prendre des notes à table sur ce qu'ils disaient. Ils étaient marrants eux aussi, je ne pouvais pas me souvenir de tout, avec le carnet c'était plus pratique, il y en avait un qui sortait une connerie genre « Friedmann a un gros cul », moi je notais ça et après j'allais le montrer à Friedmann et tous les deux on allait dénoncer le type au proviseur comme antisémite. L'écrit c'est bien, c'est une preuve, c'est ce que je dis toujours. Maintenant je déjeune seul à une table, ce n'est pas mal non plus parce que j'ai le temps d'observer, de toute façon j'ai acheté une méthode pour lire sur les lèvres, dans six mois je n'aurai même pas besoin de m'approcher des gens pour comprendre ce qu'ils se disent. Déjà rien qu'en regardant on apprend des trucs. Par exemple Boutonnat, ce midi-là, qu'est-ce qu'il a fait ? Il a changé de place. Il était assis entre Duroy et Dardenne, deux potes à lui, moi j'appellerais ça la droite tranquille mais qu'il ne faudrait pas beaucoup pousser pour qu'elle devienne moins tranquille voire qu'elle tourne à la fureur fasciste. Bon, rien à dire, c'est la même bande, c'est la bande à Boutonnat, des salauds complets mais le mieux est encore qu'ils restent ensemble à se raconter leurs cochonneries de droite. Or après le hachis parmentier – j'avoue que j'ai un faible pour le hachis parmentier, j'en ai repris deux fois, dommage qu'on n'ait pas de bière à la cantine, mais j'en avais bu le matin en cachette au petit déjeuner et j'en avais encore le goût dans la bouche –, Boutonnat s'est levé lourdement, il est assez gros comme tous ces fascistes, par exemple Doriot ou Brasillach, nous les démocrates on fait attention à notre ligne par égard pour tous les enfants qui meurent de faim dans le monde et aussi parce que nous respectons les femmes, ne voudrions pas les heurter par un physique outrageusement viril, pesant, offusquant ! Il a traversé la salle et il s'est assis à côté de Rouget. Rouget ! Le JC ! Les parents de Rouget sont éducateurs. Jacques Rouget est même membre du bureau national du PCF. Juliette Rouget a été conseillère municipale communiste de Vitry de 1990 à 1992, puis elle a démissionné quand son mari et elle ont déménagé à Saint-Ouen.