PREMIÈRE PARTIE
LES GENÊTS D'ESPAGNE
Me rendras-tu, rivage basque, Avec l'heur envolé Et tes danses dans l'air salé Deux yeux, clairs sous le masque
P. J. TOULET.
1
 
De la terrasse chaulée du premier étage attenante au grand salon de la villa Artéa, on embrassait du regard un vaste pan de montagne peint en camaïeu sur le ciel. La Rhune toute proche élevait sa masse conique, impressionnante, mystérieuse, à l'allure d'emblème totémique. Le soir, elle prenait un ton gris-bleu. A droite, vers la mer, l'horizon était un lit de braises. Le soleil disparaissait sous un front rougeoyant de stratus. De petits nuages roses fuyaient le brasier. Cette violence du ciel surprenait dans un paysage aussi paisible. Le temps était doux. La brise apportait des prairies une odeur de foin et de lait. Flocon, le berger des Pyrénées, était affalé sur les dalles; il lorgnait les petits fours du buffet de ses bons gros yeux langoureux.
Pierre Weissberg (tout le monde l'appelait Wiso) et Roger Lanche poursuivaient leur éternelle discussion. Jamais d'accord, on ne pouvait les séparer : bavards, pourvus d'un égal esprit de contradiction, il ne fallait pas compter sur eux pour savourer en paix un beau paysage. Même en pleine nuit, leurs éclats de voix réveillaient la villa.
Roland de Neuville apparut sur la terrasse en compagnie de Pierre Lenhart. Son visage préoccupé exprima un léger agacement. Il pensa : « Ces deux-là, qu'ils ne fichent rien, passe, mais qu'au moins ils se fassent tout petits. » Comme il osait rarement exprimer avec franchise le fond de sa pensée (timidité, bonne éducation), il se contenta de dire :
— Allez-y doucement, gardez quelques munitions pour le dîner!
— Avec Wiso rien à craindre, ou plutôt l'épuisement, répondit Roger Lanche en tordant ses lèvres poupines. D'ailleurs, je n'en peux plus.
Et il se laissa choir d'une manière comique sur les coussins rouges qui recouvraient la banquette.
— Roger est trop opportuniste, commenta Wiso en prenant les arrivants à témoin. Un véritable édredon. Il me tue à force de modération. C'est déjà un vieux diplomate de carrière.
Roger Lanche se leva d'un bond.
— Tout ça parce que j'ai eu le malheur de toucher à M. Blum... J'ai maintenant toute la diaspora sur le dos.
— Je me fous bien de la diaspora ! éclata Wiso en rougissant. Tu es d'une mauvaise foi révoltante.
La discussion repartit de plus belle.
— Et c'est comme ça toute la journée, laissa tomber Roland d'un air las.
Soudain, pris d'une lubie, il planta là Pierre Lenhart. Il venait de penser qu'il avait oublier de monter les bouteilles de vin de la cave. Roland, qui était d'un tempérament plutôt nonchalant, vibrionnait. Ce dîner d'une vingtaine d'amis finissait par prendre chez lui les proportions d'un événement. Il accordait à chaque détail une importance démesurée : il avait fait changer les nappes, les bougeoirs. Dans les cuisines, on voyait chacun de ses passages comme un fléau. Il appréhendait que ce dîner ne fût raté ou simplement médiocre. C'était la première réception qu'il organisait depuis la mort de son père qui, trois ans plus tôt, s'était tiré une balle de carabine dans la tempe en démontant son arme. Un accident stupide qui survenait au moment où ses affaires non seulement n'étaient pas mirifiques, comme le prétendait ce Gascon toujours optimiste, mais prenaient un tour catastrophique. Tout le monde avait feint de croire à l'accident; on n'avait pu dissimuler la ruine, une ruine relative, celle des riches, qui épargne le patrimoine mais assombrit le train de vie. Privée de son munificent capitaine d'industrie, la villa Artéa n'avait plus été le théâtre de ces fêtes brillantes qui alimentaient autant la chronique mondaine de la côte basque qu'elles rendaient plus instable une situation financière déjà obérée. Roland avait hérité de la villa ; son frère Jean d'une maison plus petite située dans la propriété — l'indivision des terrains était le prétexte à de nombreuses frictions entre les deux frères, qui ne s'entendaient pas. Voilà pourquoi ce dîner prenait pour Roland une valeur de symbole : il voulait renouer avec la légende fastueuse de son père. Mais cela, tout le monde l'ignorait.
Sur la terrasse la discussion continuait.
— Blum n'a pas cessé de se tromper, disait Roger Lanche qui citait d'un ton ironique : « Hitler a perdu jusqu'à l'espérance du pouvoir. » Tu parles d'un pronostic !