PREMIÈRE PARTIE

Helvétius, prince des ténèbres

CHAPITRE PREMIER

Les bras de Vénus et la lyre d’Apollon

Il était beau comme l’Amour et publicain comme Atticus ; il était aussi libertin et un peu pervers comme on savait l’être au siècle de Casanova. Mais il était aussi bon père, bon mari, bienfaisant et aumônier et par-dessus tout… philosophe. Paradoxe qui ne peut surprendre en cet âge de la civilisation européenne qui avait pris la liberté pour pavillon, et avait fait du bonheur et de ses rites l’évangile des temps nouveaux. Avec impertinence et ingénuité, Helvétius à vingt ans affichait partout la même joie de vivre dans les salons mondains, les cénacles savants, les alcôves des duchesses et des prostituées. Il avait toutes les apparences d’Apollon, était paré de toutes les grâces de l’homme du monde et du poète. Il avait aussi ces pétillements d’esprit qui ajoutent à la séduction physique et font palpiter le cœur des femmes. Tant est vrai qu’il n’est pas nécessaire d’être laid comme Socrate ou de vivre dans un tonneau comme Diogène pour être homme d’esprit et même philosophe. N’être pas irascible et misanthrope n’est pas un obstacle au recueillement non plus, ni au bon usage de la librairie. Une complaisance joviale pour les plaisirs peut avoir une vertu heuristique, stimuler la réflexion et favoriser harmonieusement la fécondité intellectuelle épanouie dans les blandices d’un hédonisme de bon ton.

Lorsque naquit Claude Adrien Helvétius, sa famille, originaire du Palatinat et passée par la Hollande, était établie à Paris depuis deux générations. Après avoir étudié la médecine à Leyde, le grand-père était venu compléter sa formation à Paris. Naturalisé et anobli par Louis XIV, il avait fait carrière à la Cour où il fut médecin du roi puis du régent Philippe d’Orléans. Ce fut lui qui répandit en France l’usage de l’ipéca. Est-il simplement anecdotique de rappeler que sa fille Anne donna un héritier au comte de Toulouse, fils naturel légitimé de Louis XIV et de Mme de Montespan : il devait se faire connaître dans la république des lettres sous le nom de chevalier d’Arcq et être le héros d’une célèbre querelle avec l’abbé Coyer qu’il affronta sur le sujet sensible des vocations nobiliaires.

Né le 16 juillet 1685, Jean-Claude suivit la profession paternelle. Il fut d’abord premier médecin de la reine Marie Leszczynska qui le prit en affection, puis conseiller d’État et premier médecin de Louis XV. Cette charge, parce qu’elle permettait d’approcher quotidiennement le roi, donnait à son titulaire un grand crédit à la Cour. Elle était en outre rémunératrice, rapportait 36 000 livres d’appointements et 18 000 de revenus supplémentaires pour les droits sur les eaux minérales. Il épousa Geneviève de Carvoisin d’Armancourt. De ce mariage naquit Claude Adrien le 26 janvier 1715.

L’enfance de ce fils très aimé et très protégé n’offre aucun de ces traits annonciateurs d’une grande destinée que la légende prête souvent aux hommes illustres. D’abord confié à un précepteur, puis au collège Louis-le-Grand, il fut un élève médiocre que ne distinguait qu’un visage où se lisait plus d’imbécillité que d’intelligence, car un rhume obstiné lui tenait en permanence la bouche ouverte et accusait son air niais. Mais lorsqu’il parvint en rhétorique, la chrysalide se changea en papillon flamboyant. Le père Charles Porée, éveilleur de talents, celui-là même qui, des années plus tôt, avait été le maître de Voltaire, le remarqua et prit grand intérêt à cet adolescent qui semblait ne s’intéresser qu’aux contes et fables merveilleux, mais chez qui il soupçonna des facultés qui ne demandaient qu’à s’épanouir. Sous sa direction ferme mais bienveillante, il s’initia à La Fontaine et à Boileau, puis peu à peu s’adonna à la lecture des meilleurs auteurs anciens et modernes. Il remporta bientôt des succès dans les exercices publics de son collège et prit goût aux louanges qu’il en reçut. Il aimait plaire, surtout aux femmes, maniait le fleuret avec adresse et dansait comme un professionnel. Saint-Lambert raconte même qu’il avait dansé à l’Opéra « sous le nom et le masque de Javollier » et qu’il avait été très applaudi. Le même auteur signale dans son apologie qu’Helvétius acquit très vite une grande maturité d’esprit et qu’avant même de quitter le collège il avait lu l’Essai sur l’entendement humain qui avait provoqué une révolution dans sa jeune intelligence : « Il devint un zélé disciple de Locke, mais disciple comme Aristote l’a été de Platon, en ajoutant des découvertes à celles de son maître. » Il étudia ensuite le droit « dans l’esprit philosophique que Locke lui avait inspiré. Il cherchait dès lors les rapports des lois avec la nature et le bonheur des hommes ».