DU MÊME AUTEUR

Les oiseaux se cachent pour mourir, Belfond, 1978.

Un autre nom pour l’amour, Belfond, 1981 ; rééd. Le Rocher, 1999.

Tim, Belfond, 1979 ; rééd. Le Rocher, 1999.

La Passion du Dr Christian, Belfond, 1985 ; rééd. Le Rocher, 1998.

Les Dames de Missalonghi, Belfond, 1987 ; rééd. L’Archipel, 1998.

Le Cheval de Troie, L’Archipel, 1999.

Les Maîtres de Rome

  1. Les Lauriers de Marius, L’Archipel, 2002.
  2. La Revanche de Sylla, L’Archipel (à paraître).
  3. La Couronne d’herbe, Belfond, 1992.
  4. Le Favori des dieux, L’Archipel, 1996.
  5. La Colère de Spartacus, L’Archipel, 1997.
  6. Jules César, la violence et la passion, L’Archipel, 1998.
  7. Jules César, le glaive et la soie, L’Archipel, 1999.
  8. La Conquête gauloise, L’Archipel, 2000.
  9. César Imperator, L’Archipel, 2001.

La Couronne d’herbe (ISBN 2-7144-2888-6/H 50-2189-4)

 

est distribué par Hachette

Un glossaire des principaux termes historiques
et une table de concordance français-latin des
noms de villes figurent en fin de volume.

 

 

 

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Montréal, Québec, H3N 1W3.

eISBN 978-2-8098-1492-7

 

Copyright © Colleen McCullough, 1990.
Copyright © Belfond, 1990 ; L’Archipel, 2002, pour la traduction française.

Principaux personnages

• Marcus Servilius Agelastus, chevalier, agent de Jugurtha.

 

• AHENOBARBUS

–Cnaeus Domitius Ahenobarbus, sénateur ; il a organisé l’administration romaine dans la province de Gaule Transalpine.

Cnaeus Domitius Ahenobarbus le jeune, son fils ; il succédera à Dalmaticus comme Pontifex Maximus.

• ALBINUS

–Spurius Postumius Albinus, consul en 110.

–Aulus Postumius Albinus, son frère cadet.

• Manius Aquilius, sénateur, consul en 101 av. J.-C.

 

• Boiorix, roi des Cimbres.

 

• CAEPIO

Quintus Servilius Caepio, consul en 106 av. J.-C.

–Quintus Servilius Caepio le jeune, son fils ; il épousera Livia Drusa.

–Servilia Caepionis, sa fille ; elle épousera Marcus Livius Drusus.

• CÉSAR

Caius Julius César, sénateur1.

Marcia, son épouse.

–Sextus Julius César, son fils aîné.

Caius Julius César, le jeune, son fils cadet ; il épousera Aurelia.

Julia, sa fille ; elle épousera Caius Marius.

Julilla, sa seconde fille ; elle épousera Lucius Cornelius Sylla.

Trois autres personnages portent le nom de Sextus Julius César :

–le père de Caius Julius ;

–son frère aîné ;

–le fils de son frère aîné. Donné en adoption, il deviendra consul sous le nom de Quintus Lutatius Catulus César en 102 av. J.-C.

• COTTA

Marcus Aurelius Cotta, préteur.

–Rutilia, sa femme ; elle est la sœur de Publius Rutilius Rufus ; d’un premier mariage avec Lucius Aurelius Cotta, frère de Marcus Aurelius, elle a eu une fille, Aurelia, qui épousera Caius Julius César le jeune. De son second mariage, Rutilia a eu trois fils : Caius Aurelius, Marcus Aurelius et Lucius Aurelius.

–Lucius Aurelius Cotta le jeune ; il est le fils d’un premier mariage de Lucius Aurelius Cotta. Il est le demi-frère d’Aurelia.

–Cardixa, esclave d’Aurelia.

Lucius Decumius, gardien d’une association chargée de surveiller un autel consacré aux dieux des carrefours.

• DRUSUS

–Marcus Livius Drusus le censeur ; il a été consul en 112 av. J.-C. Élu censeur en 109, il meurt au cours de son mandat.

–Cornelia Scipionis, sa femme, dont il est séparé.

Marcus Livius Drusus, son fils aîné ; il épousera Servilia Caepionis.

–Livia Drusa, sa fille ; elle épousera Quintus Servilius Caepio.

–Mamercus Aemilius Lepidus Livianus, second fils de Marcus Livius et de Cornelia ; il a été donné en adoption.

Caius Servilius Glaucia, questeur en 109 av. J.-C., tribun de la plèbe en 102 av. J.-C., préteur en 100 av. J.-C.

 

• JUGURTHA

Jugurtha, fils bâtard de Mastanabal, petit-fils de Massinissa ; il est roi de Numidie.

Gauda, fils légitime de Mastanabal, demi-frère de Jugurtha.

Bomilcar, baron numide ; il est demi-frère de Jugurtha par leur mère.

–Mastanabal, fils de Massinissa, père de Gauda et de Jugurtha. Micipsa, fils de Massinissa, père d’Adherbal et Hiempsal, oncle de Jugurtha.

–Adherbal, cousin de Jugurtha.

–Hiempsal, cousin de Jugurtha.

–Gulussa, fils de Massinissa, père de Massiva, oncle de Jugurtha. Massiva, cousin de Jugurtha.

–Oxyntas et lampsas, fils de Jugurtha.

–Nabdalsa, noble numide.

Bocchus, roi de Maurétanie, beau-père de Jugurtha.

–Bogud, frère de Bocchus.

–Volux, fils de Bocchus.

• Caius Mamilius Limetanus, tribun de la plèbe en 109 av. J.-C.

 

• LUCULLUS

–Lucius Licinius Lucullus, préteur en 104 av. J.-C., gouverneur de Sicile, chargé de réprimer la révolte des esclaves.

–Metella Calva, son épouse.

–Lucius Licinius Lucullus, son fils aîné.

–Marcus, son fils cadet ; il sera adopté et deviendra Marcus Terentius.

–Varro Lucullus.

• Aulus Manlius, légat de Marius en Numidie.

 

• MARIUS

Caius Marius, ancien préteur. En second mariage, il épousera :

–Julia, fille de Caius Julius César.

–Grania, sa première femme.

–Maria, sa sœur.

–Marcus Marius, son frère.

Quintus Sertorius, petit cousin de Marius.

–Ria, cousine de Marius, mère de Quintus Sertorius.

• Martha, prophétesse syrienne.

 

• Caius Memmius, tribun de la plèbe en 111 av. J.-C.

 

• METELLUS

Lucius Caecilius Metellus Dalmaticus Pontifex Maximus. Il a été consul en 119 av. J.-C.

Quintus Caecilius Metellus Numidicus, dit le Porcelet, consul en 109 av. J.-C., censeur en 102 av. J.-C., frère cadet de Dalmaticus.

Quintus Caecilius Metellus, dit le Goret, fils de Numidicus.

–Caecilia Metella Dalmatica, fille de Dalmaticus, nièce de Numidicus qui est son tuteur ; elle épousera Marcus Aemilius Scaurus Princeps Senatus.

• RUFUS

Publius Rutilius Rufus, consul en 105 av. J.-C. ; il est le veuf de Livia, sœur de Livius Drusus le censeur.

–Rutilia, sa sœur ; elle est la veuve de Lucius Aurelius Cotta et a épousé en second mariage le frère de celui-ci, Marcus Aurelius Cotta.

Lucius Appuleius Saturninus, tribun de la plèbe en 103 et en 100 av. J.-C.

 

• SCAURUS

Marcus Aemilius Scaurus Princeps Senatus ; il a été consul, élu censeur en 109 av. J.-C. Il épousera en second mariage Caecilia Metella Dalmatica.

–Marcus Aemilius Scaurus le jeune, son fils d’un premier mariage. Aemilia Scaura, fille de Marcus Aemilius et de Caecilia Metella.

• Quintus Poppaedius Silo, notable marse, tribun militaire d’une légion italique à la bataille d’Arausio.

 

• SYLLA

Lucius Cornelius Sylla ; il épousera Julilla, fille de Caius Julius César.

–Cornelia, sa sœur aînée ; elle a épousé un exploitant agricole, Lucius Nonius.

Clitumna, seconde femme et veuve du père de Sylla.

–Lucius Gavius Stichus, neveu de Clitumna.

Nicopolis, affranchie grecque, maîtresse de Sylla.

Metrobios, adolescent, apprenti comédien.

–Scylax, comédien.

• Teutobod, roi des Teutons.

 

• Publius Vagiennus, cavalier ligure.

 

 

LES GRACQUES

 

La carrière politique et militaire de Caius Marius débute véritablement une douzaine d’années après la mort du second des deux frères Gracques. L’action politique et sociale, défendue d’abord par Tiberius Sempronius Gracchus (162-133 av. J.-C.) puis par Caius Sempronius Gracchus (154-121 av. J.-C.), a marqué durablement la vie politique de la République. Promoteur d’une loi agraire qui se heurta à l’opposition farouche de la noblesse sénatoriale, le tribun Tiberius fut tué au cours d’une émeute après avoir fait voter sa lex Sempronia. Douze ans plus tard, son frère, également tribun, mourut dans les mêmes conditions après avoir tenté de faire appliquer la loi de son frère et de faire accorder les droits latins à tous les Italiques. Leur mère, Cornelia, était la fille de Scipion l’Africain.

 

 

LES NOMS ROMAINS

 

A la fin du IIe siècle av. J.-C., les membres de la noblesse romaine ont le plus souvent trois noms. Dans l’ordre : le prénom (praenomen), le nom de famille (nomen gentilicium) et le surnom (cognomen). Dès cette époque, l’usage du surnom (cognomen) se généralise dans toutes les classes. Il devient même héréditaire et permet de distinguer les multiples branches d’une lignée (gens). A l’origine, le cognomen souligne une particularité, souvent physique, d’un des représentants de cette lignée (par exemple, Ahenobarbus signifie «  barbe de bronze »). Caius Marius, qui n’était pas de naissance noble, ne se vit jamais accorder de cognomen. Toutefois, il était possible d’ajouter à un premier cognomen, commun à une branche, un second qui rappelait une action d’éclat (militaire ou politique, le plus souvent) : ainsi Quintus Caecilius Metellus se fait-il appeler Numidicus après sa campagne contre Jugurtha en Numidie.

Les femmes, d’une manière générale, n’ont pas de praenomen à proprement parler : elles portent le nomen de leur père au féminin (par exemple : Julia, fille de Caius Julius César ou Aurelia, fille de Lucius Aurelius Cotta).

1. Il s’agit du grand-père de Caius Julius César, le dictateur.

LA PREMIÈRE ANNÉE

(110 avant J.-C.)

sous le consulat
de Marcus Minucius Rufus
et de Spurius Postumius Albinus

Caius Julius César et ses fils, n’étant personnellement liés à aucun des deux nouveaux consuls, se joignirent à la procession partant le plus près de chez eux, celle de Marcus Minucius Rufus. Comme son collègue, celui-ci vivait sur le Palatin, mais la demeure de Spurius Postumius Albinus se trouvait dans un quartier plus chic. La rumeur voulait que ses dettes connaissent une croissance vertigineuse. Rien d’étonnant : tel était le prix à payer pour devenir consul.

Non d’ailleurs que Caius Julius César s’en inquiétât ; au demeurant, ses deux fils avaient toutes les chances de faire de même. Il s’était écoulé près de quatre siècles depuis qu’un Julius s’était assis pour la dernière fois sur la chaise curule d’ivoire des consuls, près de quatre siècles depuis qu’un Julius avait réussi à rassembler l’argent nécessaire. La lignée était d’origine si ancienne, si illustre que, de génération en génération, nul ne se serait abaissé à tenter de remplir les coffres. La richesse de cette famille, c’était son nom, et, à chaque fin de siècle, elle s’était retrouvée plus pauvre encore. Consul ? Impossible ! Préteur, la charge juste inférieure ? Impossible ! Non, un simple siège de sénateur était aujourd’hui l’héritage d’un Julius, y compris pour cette branche de la famille appelée César en raison, disait-on, de son abondante chevelure–caesaries veut dire «  cheveux longs » en latin.

C’est pourquoi la toge, d’un blanc uni, que le serviteur de Caius Julius César lui passa était celle d’un homme n’ayant jamais accédé aux plus hautes fonctions. Seuls ses chaussures, d’un rouge sombre, son anneau de sénateur, en fer, et, sur l’épaule droite de sa tunique, une bande pourpre large d’un doigt, distinguaient sa tenue de celle de ses fils, chaussés de façon ordinaire, porteurs d’un simple anneau leur servant de sceau, et dont la tunique s’ornait de la mince bande pourpre des chevaliers.

Bien que l’aube ne fût pas encore levée, il y avait peu de rites à observer. Une courte prière, l’offrande d’un gâteau salé sur l’autel des dieux lares dans l’atrium, puis, quand le serviteur dépêché à l’entrée annonça qu’il voyait les torches descendre la colline, une brève inclinaison du buste devant Janus Patulcius, le dieu aux deux visages, qui protégeait l’ouverture des portes.

Père et fils sortirent dans l’étroite allée pavée et se séparèrent. Les deux jeunes gens se joignirent aux chevaliers qui précédaient le consul, tandis que Caius Julius César attendit que Marcus Minucius Rufus, précédé de ses licteurs, soit passé devant lui, pour se glisser dans les rangs des sénateurs.

 

Il revint à Marcia de murmurer une courte prière à Janus Clusivius, le dieu présidant à la fermeture des portes. Où donc étaient ses filles ? Un rire venu de la petite pièce étroite qu’elles appelaient leur salon lui donna la réponse. Les deux Julia y étaient assises, déjeunant de pain couvert de miel. Comme elles étaient belles !

Julia l’aînée–qu’on appelait Julia–avait presque dix-huit ans. Grande, toute de gravité et de dignité, elle avait des cheveux clairs, d’un ton bronze et fauve, ramenés en chignon sur la nuque, et ses grands yeux gris contemplaient le monde avec sérieux.

Julia la jeune–qu’on appelait Julilla–avait seize ans et demi. Dernière venue, et donc mal accueillie, elle avait en grandissant fini par ensorceler ses parents, comme ses trois aînés. De peau, de cheveux, d’yeux, elle était couleur de miel. Bien entendu, c’était elle qui avait ri. Julilla riait toujours.

—Êtes-vous prêtes ? leur demanda Marcia.

Elles avalèrent le reste de leur pain, trempèrent avec délicatesse leurs doigts dans un bol d’eau avant de les sécher sur un linge, et suivirent leur mère.

—Il fait froid, leur dit-elle en prenant des bras d’un serviteur de chaudes capes de laine, lourdes et peu élégantes.

L’air déçu, mais sachant que mieux valait ne pas protester, les deux jeunes filles se laissèrent envelopper ; on ne vit plus que leurs visages perdus dans les plis du tissu. Vêtue de façon identique, Marcia rassembla ses enfants, les serviteurs qui formeraient leur escorte, et les conduisit dans la rue.

Cette modeste demeure, sur le Germalus du mont Palatin, était la leur depuis que Sextus Julius César, père de Caius, l’avait léguée à son fils, avec cinq cents jugères de bonne terre entre Bovillae et Aricia. De quoi s’assurer que Caius et sa famille auraient les revenus nécessaires pour conserver un siège au Sénat–mais pas de quoi gravir les échelons du cursus honorum menant à la préture et au consulat.

Sextus avait eu deux fils, et pas le cœur de se séparer de l’un ou de l’autre. Décision plutôt égoïste, qui impliquait que son bien déjà écorné, parce que lui aussi avait eu un géniteur sentimental, et un jeune frère qu’il fallait établir serait divisé entre Caius et son aîné, qui s’appelait lui aussi Sextus. Aucun de ses deux fils ne pourrait donc entreprendre le parcours du cursus honorum, et encore moins parvenir au consulat.

Sextus le frère s’était montré moins sentimental que son père. Lui et son épouse, Popilla, avaient eu trois fils : fardeau intolérable pour une famille de sénateurs. Il avait donc rassemblé tout son courage pour se séparer de son aîné. Le vieux Quintus Lutatius Catulus était fabuleusement riche, et trop heureux de débourser une somme énorme pour adopter un fils de famille patricienne, qui avait fière allure, et suffisamment de cervelle. Prudemment, Sextus investit l’argent ainsi gagné en terres et en propriétés, en espérant que ces placements lui rapporteraient assez pour permettre à ses deux cadets d’accéder aux plus hautes magistratures.

Exception faite de ce frère avisé, les César avaient une fâcheuse tendance à avoir plusieurs fils et, surtout, à refuser de faire adopter quelques-uns de leurs rejetons mâles, ou à veiller à ce qu’ils fassent de riches mariages. Pour cette raison leurs vastes domaines s’étaient réduits, au fil des siècles et des partages successifs, en parcelles de plus en plus petites, pour garantir l’avenir de deux et trois fils. Sans parler des ventes afin d’assurer la dot des filles.

De ce point de vue, l’époux de Marcia était un César typique un père trop fier de ses fils, trop esclave de ses filles, pour se montrer raisonnable au sens romain du mot. Très tôt, l’aîné aurait dû être adopté, les deux Julia promises chacune en mariage à un homme riche, le cadet fiancé à une héritière. Seul l’argent rendait possible une carrière politique. Depuis longtemps déjà, avoir du sang patricien représentait un handicap.

 

Ce n’était pas un jour de nouvel an très prometteur : froid, venteux, marqué par une pluie fine qui rendait les pavés dangereusement glissants. L’aube s’était levée tardivement le soleil n’avait pas encore fait son apparition–, et c’était une de ces journées de congé que les gens du peuple préfèrent passer chez eux, étendus sur leurs paillasses, à jouer à ce jeu sans âge qu’ils appellent «  Cacher la saucisse ».

Par beau temps, les rues auraient regorgé d’hommes de toutes conditions, en quête d’un point d’observation d’où contempler la pompe du Forum Romanum et du Capitole ; ainsi Marcia et ses filles n’eurent-elles aucun mal à avancer, et leur escorte n’eut pas besoin de leur frayer un chemin.

La minuscule allée où se trouvait la demeure de Caius Julius César donnait sur le Clivus Victoriae, un peu au-dessus de la Porta Romulana, la vieille porte ouverte dans les murs du Palatin ; de vastes blocs de pierre mis en place par Romulus lui-même, et désormais recouverts de végétation, de bâtiments, d’inscriptions tracées depuis six siècles par des générations de visiteurs. Tournant à droite pour remonter la rue en direction de l’angle où le Germalus surplombait le Forum, les trois femmes parvinrent, quelques minutes plus tard, à leur destination : un espace vide d’où l’on avait une vue parfaite.

Douze ans plus tôt s’élevait là une des plus belles maisons de Rome. Aujourd’hui, il ne restait plus guère, de-ci de-là, que quelques pierres ensevelies affleurant sous l’herbe. La vue était splendide ; de l’endroit où leurs serviteurs installèrent des tabourets pour Marcia et les deux Julia, on dominait le Forum et le Capitole, tandis qu’au loin les courbes adoucies de la Subura venaient souligner les contours des collines, au nord de la ville.

—Tu as entendu ? demanda Caecilia, la femme du banquier Titus Pomponius.

Enceinte de plusieurs mois, elle était assise à côté, avec sa tante Pilia ; toutes deux habitaient dans une rue voisine.

—Non, quoi donc ? demanda Marcia en se penchant vers elle.

—Les consuls, les prêtres et les augures ont commencé les cérémonies juste après minuit, pour être sûrs que les prières et les rites seraient achevés en temps voulu…

—C’est ce qu’ils font toujours ! S’ils commettent une erreur, ils doivent tout recommencer.

—Je le sais bien, répondit Caecilia d’un ton sec, agacée d’être remise en place par une fille de préteur. Précisément, ils n’ont pas fait d’erreur ! Les auspices étaient mauvais. Quatre éclairs sur la droite, et un hibou qui poussait des cris comme si on l’égorgeait. Et maintenant, la pluie ! Ce sera une mauvaise année, ou de mauvais consuls.

—J’aurais pu te le dire, même sans éclairs ni hibou.

Le père de Marcia, s’il n’avait pas été consul, avait, en tant que préteur urbain, fait construire le grand aqueduc qui alimentait Rome en eau douce. Elle poursuivit :

—Des candidats extrêmement médiocres, pour commencer, et les électeurs n’ont même pas été capables de choisir les moins mauvais ! Je suppose que Marcus Minucius Rufus fera des efforts, mais Spurius Postumius Albinus ! Ils ont toujours été des incapables.

—Qui ? demanda Caecilia, pas très vive d’esprit.

—Les Postumius Albinus, dit Marcia, qui jeta un coup d’œil à ses filles pour s’assurer que tout allait bien ; elles venaient en effet de repérer quatre adolescentes de la famille des Claudius Pulcher–ceux-ci étaient si nombreux, on ne s’y retrouvait jamais ! Mais toutes les jeunes filles réunies ici étaient allées à l’école ensemble, et il était impossible d’élever des barrières vis-à-vis d’une famille presque aussi aristocratique que celle des César. D’autant qu’elle aussi avait à combattre les ennemis de la vieille noblesse : trop d’enfants, pas assez de terres et d’argent. Et voilà que les deux Julia avaient déplacé leurs tabourets pour se rapprocher des autres, assises là sans surveillance. Où donc étaient leurs mères ? Oh ! elles parlaient à Sylla. Louche ! Cela réglait la question.

—Venez ici ! Et sur-le-champ !

Elles obéirent.

—Mère, ne pourrions-nous pas rester avec nos amies ? demanda Julilla, le regard suppliant.

—Non, répondit sa mère d’un ton sans réplique.

En bas, sur le Forum, la procession se formait, à mesure que le long défilé venu en ondulant de chez Marcus Minucius Rufus se mêlait à celui, tout aussi long, parti de chez Spurius Postumius Albinus. Les chevaliers ouvraient la marche, moins nombreux sans doute qu’ils ne l’auraient été par une belle journée ensoleillée ; le groupe comptait quand même près de sept cents personnes. Il faisait un peu plus clair, mais la pluie redoublait de violence. Ils gravirent les pentes du Clivus Capitolinus, la Montée Capitoline, où, au premier tournant, attendaient prêtres et exécuteurs, à côté de deux taureaux blancs sans défaut aux licous lamés d’or, aux cornes dorées, aux fanons ornés de guirlandes. Derrière les chevaliers s’avançaient les vingt-quatre licteurs des nouveaux consuls. Ceux-ci venaient juste après, suivis des membres du Sénat, tous en toge blanche–celle des anciens magistrats étant bordée de pourpre. En queue de cortège s’étaient regroupés badauds, curieux et clients des consuls.

C’est joli, pensa Marcia. Un millier d’hommes remontaient lentement la rampe menant au temple de Jupiter Optimus Maximus, le grand dieu de Rome, qui dressait sa masse impressionnante au sommet de l’une des deux collines formant le Capitole. A la différence des Grecs qui bâtissaient leurs temples au ras du sol, les Romains édifiaient les leurs sur de monumentales terrasses. C’est somptueux, se dit de nouveau Marcia tandis que les animaux destinés au sacrifice, et leur escorte, se joignaient au défilé. Tous s’entassèrent du mieux qu’ils purent sur l’esplanade devant le temple. Quelque part, dans cette foule, se trouvaient son mari et ses deux fils, trois représentants de la classe dirigeante de la plus puissante cité du monde.

 

Parmi eux, également, Caius Marius. Ancien préteur, il portait la toge bordée de pourpre et, sur ses chaussures rouge sombre, la boucle en forme de croissant. Il avait occupé sa charge cinq ans auparavant, et aurait dû être consul deux ans après. Mais il savait que jamais on ne lui permettrait de poser sa candidature. A cela, une seule raison–on l’en jugeait indigne. Qui avait jamais entendu parler de la famille des Marius ? Personne.

Caius Marius était un parvenu sorti de la campagne, c’est-à-dire du néant, un militaire, dont on disait qu’il ignorait le grec ! Quant à son latin, sa langue natale, il était chargé d’inflexions rurales. Peu importait qu’il pût acheter ou vendre la moitié du Sénat ; peu importait que, sur le champ de bataille, il les surpassât tous. Seul le sang comptait. Et le sien ne valait rien.

Caius Marius venait d’Arpinum. Cette ville, assez proche de Rome, certes, était dangereusement située près de la frontière entre le Latium et le Samnium, et par conséquent toujours un peu suspecte : de tous les peuples italiques, les Samnites avaient été les ennemis les plus acharnés des Romains. Les habitants de la ville n’avaient donc reçu que tardivement–soixante-dix-huit ans plus tôt–la pleine citoyenneté romaine.

Et pourtant, elle était si belle ! Blottie dans les collines au pied de l’Apennin, dans une vallée prospère où coulaient à la fois le Liris et la Melfa, où poussait la vigne, où les récoltes étaient abondantes, les moutons bien gras et la laine étonnamment fine. Paisible. Verte. Endormie. Les cours d’eau regorgeaient de poissons ; les épaisses forêts des montagnes alentour donnaient à profusion du bois de construction pour les maisons et les bateaux. Il y avait des pins, des chênes qui en automne couvraient le sol de glands pour les porcs, qui donneraient ces jambons et ce lard servis sur les tables aristocratiques de Rome.

La famille de Caius Marius était établie à Arpinum depuis des siècles, et se flattait d’être authentiquement latine. Était-ce un nom volsque ? Samnite ? Non. Lui, Caius Marius, valait n’importe lequel de ces aristocrates trop fiers, qui se plaisaient à le rabaisser. En fait, il leur était supérieur : quelque chose en lui le lui disait. Et cela le faisait souffrir.

Comment chasser un tel sentiment ? Il y avait très, très longtemps que cette certitude lui était venue. Le temps, les événements lui en avaient montré la futilité. Et pourtant, elle vivait en lui, aussi forte, aussi indomptable qu’au début. La moitié d’une vie, déjà.

 

Comme le monde est étrange ! songea Caius Marius, en observant de près les visages luisants des hommes vêtus de toges bordées de pourpre, sous la lumière mouillée de l’aube. Non, pas de Gracques parmi eux ! Supprimons Marcus Aemilius Scaurus et Publius Rutilius Rufus, et il ne restait plus qu’un troupeau de médiocres. Et pourtant, tous le regardaient avec mépris, ne voyaient en lui qu’un parvenu présomptueux et aigri. Et cela parce que du sang patricien coulait dans leurs veines. Chacun d’eux savait que, si les circonstances se révélaient favorables, il aurait le droit de se faire appeler le Premier des Romains, comme Scipion l’Africain, Paul Émile, Scipion Émilien, et cinq ou six autres encore au cours des quatre siècles de la République.

Le Premier des Romains n’était qu’un homme parmi d’autres qui demeuraient ses égaux. Il devait son titre à sa supériorité personnelle, mais ne devait jamais oublier qu’il était entouré de gens avides de le supplanter, légalement et sans verser le sang, simplement en se montrant meilleurs que lui. C’était bien autre chose que d’être consul ; les consuls allaient et venaient, à raison de deux par an.

Pour le moment, il n’y avait pas de Premier des Romains. Il n’y en avait plus depuis la mort de Scipion Émilien, dix-neuf ans auparavant. Marcus Aemilius Scaurus était le candidat le plus plausible, mais n’avait pas suffisamment d’auctoritas–ce mélange de pouvoir, d’autorité et de renommée si typique de Rome–pour mériter ce titre.

Soudain, des murmures s’élevèrent parmi la foule des sénateurs ; Marcus Minucius Rufus allait offrir son taureau blanc en sacrifice au Dieu. Mais la bête renâclait ; elle devait avoir eu la présence d’esprit de refuser sa dernière pitance, lourdement droguée. Tout le monde le disait déjà, ce serait une mauvaise année. Des présages défavorables pendant la nuit de veille, un temps déplorable, et voilà que la première des bêtes promises au sacrifice se débattait, tandis qu’une demi-douzaine d’assistants sacerdotaux s’accrochaient à ses cornes et à ses oreilles. Pitoyables crétins ! Ils auraient dû penser à lui passer un anneau dans le nez. Nu jusqu’à la taille, comme les autres desservants, l’acolyte armé du merlin n’attendit pas que l’animal lève la tête vers le ciel, avant de l’abaisser vers le sol, comme le stipulaient les rites. Il frappa, et le bruit sec du coup fut aussitôt suivi d’un autre, puis du choc des genoux du taureau qui s’effondrait sur le sol de tout son poids. Alors un homme armé d’une hache lui trancha le cou, et le sang se mit à jaillir en tous sens. Il en tomba un peu dans les coupes sacrificielles, tandis que le reste s’écoulait en un ruisseau fumant qui vint se perdre sur le sol détrempé.

On en apprend beaucoup sur les hommes confrontés à la vue du sang qui coule, pensa Caius Marius avec détachement. Un demi-sourire releva ses lèvres épaisses. Un tel battait précipitamment en retraite, un autre ne paraissait pas remarquer que sa chaussure gauche se trempait de sang, un troisième feignait d’ignorer sa propre nausée.

Ah ! Il y avait là quelqu’un à observer ! Un jeune homme en toge, à côté des chevaliers, dont pourtant il ne portait pas la bande pourpre. Il n’était pas là depuis très longtemps, et se dirigeait déjà vers la Montée Capitoline pour reprendre le chemin du Forum. Caius Marius eut toutefois le temps de voir ses yeux, d’un extraordinaire gris pâle, flamboyer et boire avidement le spectacle du sang. Certain de ne jamais l’avoir aperçu, Caius Marius se demanda qui il était. Sans doute pas le premier venu. Une beauté androgyne, un teint fabuleux, une peau blanche comme le lait, des cheveux semblables au soleil levant. L’incarnation même d’Apollon. Mais jamais le dieu n’aurait pu avoir de tels yeux, ceux d’un homme qui a souffert.

Le second taureau avait été mieux drogué ; mais il se débattit plus farouchement encore que le premier. Cette fois, le tueur ne réussit pas à l’abattre du premier coup, et la pauvre bête, rendue folle, voulut charger. C’est alors qu’un homme avisé la saisit par le scrotum, ce qui permit aux deux acolytes de frapper en même temps. Le taureau s’abattit, et le sang aspergea tous ceux qui se trouvaient à moins de dix pas, y compris les deux consuls. Spurius Postumius Albinus en fut couvert, comme son frère cadet, Aulus, qui se tenait juste à côté de lui. Caius Marius les observa de biais, se demandant si ce présage confirmait ses propres pensées. De mauvaises nouvelles pour Rome, en tout cas.

Et cette idée fixe qui lui taraudait l’esprit ; en fait, qui le hantait depuis quelque temps avec toujours plus de force. Comme si le moment approchait. Le moment où lui, Caius Marius, deviendrait le Premier des Romains. La moindre parcelle de bon sens en lui–et il n’en manquait pas–lui hurlait que ce sentiment était une folie, un piège qui le mènerait à l’ignominie et à la mort. Et pourtant il l’éprouvait toujours. Ridicule ! répondait l’homme désabusé en lui. Il avait quarante-sept ans. Lors des élections, cinq ans auparavant, il avait été élu en sixième et dernière position comme préteur. Il était désormais trop vieux pour tenter de parvenir au consulat sans s’être fait un nom et une clientèle. Son temps avait passé.

Les consuls étaient enfin intronisés : Lucius Caecilius Metellus Dalmaticus, ce pompeux crétin qui se prévalait de son titre de Pontifex Maximus, expédia les dernières prières, et bientôt Minucius Rufus ordonnerait au héraut d’appeler le Sénat à se réunir dans le temple de Jupiter. Là, tous fixeraient la date des Fêtes latines tenues sur le mont Albin, discuteraient pour savoir quelles provinces changeraient ou non de gouverneur. L’un ou l’autre des tribuns de la plèbe se mettrait à délirer sur le peuple ; Scaurus écraserait l’insolent comme un insecte sous le talon ; et l’un des innombrables Caecilii Metellii bafouillerait interminablement sur le déclin de la moralité chez les jeunes Romains, jusqu’à ce qu’autour de lui des dizaines de voix lui enjoignent de se taire. Le même Sénat, les mêmes gens, la même Rome, le même Caius Marius. Aujourd’hui âgé de quarante-sept ans. Un jour il en aurait cinquante-sept, puis soixante-sept, on le jetterait sur un bûcher, et il disparaîtrait dans un nuage de fumée. Adieu, Caius Marius, parvenu sorti des porcheries d’Arpinum, adieu, barbare.

Le héraut s’était mis à hurler. Soupirant, Caius Marius s’avança, levant la tête pour voir s’il y avait là quelqu’un sur les pieds duquel il aurait plaisir à marcher. Non. Évidemment. C’est à ce moment que son regard croisa celui de Caius Julius César, qui souriait comme s’il lisait les pensées de Caius Marius.

Surpris, celui-ci le suivit des yeux. L’aîné des César–maintenant que son frère, Sextus, était mort–siégeait désormais au Sénat : un simple figurant, qui pour autant n’appartenait à aucune coterie. Grand, aussi droit qu’un soldat, encore large d’épaules, avec un visage avenant, sillonné de rides, auquel une chevelure argentée faisait comme une couronne. Il devait avoir dans les cinquante-cinq ans, mais paraissait promis à devenir un de ces vénérables vieillards décharnés que la noblesse romaine produisait avec une régularité monotone, toujours présents à toutes les séances du Sénat à quatre-vingt-dix ans passés, sans cesser de faire preuve du plus vif bon sens. Le genre d’homme qu’on ne peut abattre à coups de hache. Le genre d’homme qui faisait que Rome était Rome, en dépit de la pléthore de Caecilii Metellii.

—Quel Metellus va nous haranguer aujourd’hui ? demanda César en venant à sa hauteur, tandis que tous deux entreprenaient de gravir les marches menant au temple.

Les énormes sourcils de Caius Marius bondirent comme des chenilles sur des braises.

—Un qui doit encore se faire un nom. Quintus Caecilius Metellus, frère cadet de notre bien-aimé Pontifex Maximus.

—Et pourquoi lui ?

—Parce qu’il va se porter candidat au consulat, je le sens. Il faut donc qu’il se mette à éructer comme il convient, répondit Caius Marius en s’effaçant pour permettre à son interlocuteur, plus âgé, de le précéder dans le temple.

—Je suis persuadé que tu as raison, dit César.

Le bâtiment était plongé dans une demi-obscurité, mais le visage rouge brique du dieu luisait, comme illuminé de l’intérieur. La statue de terre cuite, due à Vulca, le célèbre sculpteur étrusque, datait de plusieurs siècles ; mais la divinité s’était vu offrir tour à tour une tunique d’ivoire, une chevelure d’or, des sandales d’or, un foudre d’or, et même une peau d’argent sur les membres, ainsi que des ongles d’ivoire. Seul son visage avait gardé la couleur de l’argile. Il était glabre, comme le voulait la coutume étrusque, dont Rome avait hérité.

De chaque côté, la salle du dieu donnait sur une autre pièce, celle de gauche consacrée à sa fille Minerve, celle de droite à son épouse, Junon. Chacune était représentée par une merveilleuse statue d’ivoire et d’or, et supportait avec résignation la présence de visiteurs indésirables ; car, lors de la construction du temple, deux des anciens dieux avaient refusé de céder la place. Les Romains, fidèles à eux-mêmes, les avaient simplement laissés cohabiter avec les divinités nouvelles.

—Caius Marius, dit César, je me demandais si tu accepterais de venir partager mon repas demain après-midi.

Caius Marius cligna les yeux, pour gagner un peu de temps. L’autre avait une idée en tête, cela ne faisait pas de doute. Mais rien d’ambigu. D’autre part, il était impossible de dire des César qu’ils étaient des mondains. Quand on peut faire remonter ses origines à Enée, à Anchise, et même à la déesse Vénus, on est assez sûr de soi pour ne pas déchoir en frayant avec qui que ce soit, des portefaix aux Caecilii Metellii.

—Merci infiniment, Caius Julius, répondit-il. J’en serai très heureux.

 

 

 

Lucius Cornelius Sylla se réveilla, l’esprit presque clair, peu avant l’aube du nouvel an. Il était étendu là où il ne se souvenait pas de s’être couché, mais conformément à ses habitudes : très exactement entre sa belle-mère, sur la droite, et sa maîtresse, sur la gauche. Mais chacune, entièrement vêtue, lui tournait le dos. Il se souvint alors qu’il n’avait pas eu à les satisfaire. Au demeurant, ce qui l’avait éveillé n’était autre qu’une érection exquisément douloureuse. L’espace d’un instant, il s’efforça de lutter, et, comme toujours, n’y parvint pas. Une seule solution, satisfaire son désir. Des deux mains, il retroussa donc le bas de la robe des deux femmes, qui, ayant feint le sommeil, se dressèrent et se mirent à le rosser à coups de poing, le frappant sans pitié.

—Qu’ai-je fait ? hurla-t-il en se roulant en boule, tout en se protégeant le bas-ventre, où son érection s’était déjà effondrée.

Elles n’étaient que trop empressées à lui répondre toutes deux en même temps. Cependant, la mémoire lui revenait, à présent : Metrobios ! Qu’il soit maudit ! Mais quels yeux ! Liquides et sombres, comme du jais poli, bordés de cils noirs si longs qu’on aurait presque pu les enrouler autour d’un doigt. Une peau comme de la crème, des boucles noires ondulant sur ses épaules minces, et le plus joli petit cul du monde. Quatorze ans, apprenti du vieux Scylax, l’acteur.

Ces temps-ci, Sylla préférait plutôt les femmes, mais Metrobios, c’était autre chose. Le garçon était venu à la soirée habillé en Cupidon, accompagnant la Vénus grossièrement fardée de Scylax, une ridicule petite paire d’ailes dans le dos. La teinture, du safran à bon marché, de sa minuscule jupe de soie avait quelque peu coulé–il faisait horriblement chaud dans la pièce–, laissant sur l’intérieur des cuisses des taches orange mettant indiscrètement en valeur ce qui s’y dissimulait tant bien que mal.

Dès le premier regard, chacun avait été fasciné par l’autre. Combien d’hommes pouvaient se vanter d’avoir, comme Sylla, une peau aussi blanche que la neige, des cheveux couleur du soleil levant, et des yeux si pâles qu’ils paraissaient presque blancs ? Sans parler de son visage qui avait provoqué une émeute à Athènes, des années auparavant, quand un certain Aemilius avait jeté Sylla, alors âgé de seize ans et sans le sou, sur le bateau de Patrae, et joui de ses faveurs tout au long du chemin menant à Athènes.