Introduction
Le délire paraît bien connu de tout un chacun. On dira savoir distinguer intuitivement qui délire ou non. Or, dès que l’on interroge les fondements de connaissance de ce savoir intuitif, cette notion se révèle particulièrement complexe. Par exemple, certains parleront du « rapport à la réalité », sans être pourtant capables de définir clairement ce qu’est la réalité. La plupart du temps, le délire sera raccroché à une pathologie spécifique (notamment la psychose), plus aisée à définir que le délire lui-même.
Cette obscurité sur ce que recouvre le délire nous a conduites à engager la rédaction de ce livre. Notre prétention est moins de rajouter une autre définition aux définitions existantes, la plupart du temps imparfaites, que de poser tout un ensemble de questions relatives au délire. En somme, nous avons souhaité soulever l’ensemble des enjeux problématiques du délire, ce qui n’avait pas été encore fait, jusqu’à présent, dans un même ouvrage. Ce faisant, nous avons initié quelques pistes de réflexion assez inédites, comme les liens entre créativité artistique et délire.
Le délire est une notion difficile, car il renvoie à la folie, donc aux limites de notre humanité. En cela, c’est aussi une notion qui effraie : on aimerait pouvoir être garantis que c’est l’autre qui délire, et pas soi. Car être envisagé comme un sujet délirant, à l’heure actuelle, condamne à une position d’exclusion sociale, et non de vénération, contrairement à d’autres civilisations. Toute définition sur le délire contient les traces d’un jugement de valeur car elle traduit à travers elle le regard qu’une société porte sur la marginalité.
C'est pourquoi nous avons souhaité sortir d’un regard réifiant (définir réifie souvent le phénomène qui est défini), pour confronter différents points de vue, et interroger les conceptions hétérogènes du délire. La problématique qui a structuré notre réflexion est la suivante : est-il possible de définir le délire comme une entité clinique (le délire), et comment expliquer l’existence des jugements de valeur qui sous-tendent toute définition du délire ? C'est effectivement à partir d’un choix de définition du délire que sont envisagées tant la compréhension de ce phénomène que la mise en œuvre thérapeutique. L'assise de la définition a donc des conséquences majeures. Il est à cet égard indispensable de rappeler que l’existence d’un délire ne suffit en aucun cas pour établir un diagnostic de pathologie. Le délire ne saurait ainsi être réduit à un symptôme de la psychose ; c’est plutôt un symptôme que l’on retrouve dans une multitude d’états cliniques. C'est pourquoi nous nous proposons ici d’interroger sa place dans l’organisation psychique, ainsi que sa signification psychique, sociale et culturelle.
En conséquence, le lecteur aura compris que ce livre n’est pas un ouvrage de réponses, si par réponses il faut entendre des opinions subjectives ou des vérités absolues. Il a plutôt pour finalité de mettre en lumière un certain nombre de phénomènes dits délirants, mais aussi de déstabiliser le lecteur dans la tendance qu’il pourrait avoir à chercher ici des certitudes.
Notre réflexion s’articule en plusieurs temps. Après un détour par l’étymologie de la notion de délire et son insertion dans l’histoire de la folie, nous questionnons les jugements de valeur présents derrière chaque définition du délire (1). Puis nous explicitons une sémiologie approfondie des délires, qui interroge la notion de délire comme entité clinique (2). Ensuite, nous offrons une analyse psychopathologique des liens entre délire, réalité psychique (3), rationalité, langage et créativité (4). Enfin, nous présentons différentes thérapies envisagées en cas de délire, ainsi que les théories qui les sous-tendent (5).
1
Historique et définitions
1. Étymologie du délire et histoire de la folie
1.1. Étymologie du délire
« Delirare » signifie en latin « s’écarter du sillon » (de-lira). C'est donc une métaphore agricole, qui décrit un sillon tracé à l’intérieur duquel on doit s’inscrire, faute de ne plus marcher dans le même sillon que les autres (donc « marcher dans le rang »). Le terme plus général employé chez les Romains pour dire la folie était « insania » (ne pas être « sain » d’esprit, « perdre la tête »), soit la déraison. Il existe enfin un troisième terme pour décrire le délire dans sa mission prophétique, inspirée des divinités : c’est le « furor » (la fureur). Il s’agit d’un mot très fort, qui désigne tout aussi bien le délire de l’oracle, la passion furieuse, que la fureur guerrière. En somme, c’est le délire « fou furieux », en tant qu’il est envoyé par les divinités et où la personne se sent possédée. Le furor s’oppose à la pietas, attitude pieuse qui consiste à respecter les dieux en restant dans les limites de sa condition humaine. Le détour étymologique permet d’indiquer que le délire est un écart par rapport à une norme sociale (sillon) ou un chemin de vie (historicité individuelle). Chez les Romains, avec le délire (delirium), l’accent principal n’était donc pas mis sur l’écart d’avec la raison (insania) contrairement à ce que l’on verra au XVIIe siècle, ni sur la violence du furor (le « fou furieux »).